Les débuts de Frank Miller et la genèse de « Sin City »

À l’occasion de la sortie en salle, en France, du deuxième film de « Sin City » (« A Dame to Kill for ») réalisé par Robert Rodriguez et Frank Miller, un blockbuster assumé et assuré vu le casting et les partis pris artistiques, il nous a semblé important de revenir sur les débuts hésitants de cette BD mythique dans les pages de Dark Horse Presents

Spectacular Spider-Man 27.

1979.

Frank Miller apparaît dans les crédits boxes du Marvel comic Daredevil n° 158, aux côtés du scénariste Roger McKenzie.

Rien de bien formidable, surtout si l’on songe que le dessinateur remplace le génial Gene Colan, parti de Marvel pour DC, fâché avec le rédacteur en chef Jim Shooter.

Daredevil 158.

Certes, c’est grâce à son coup d’essai réussi sur Peter Parker the Spectacular Spider-Man n° 27-28 [avec en guest-star Daredevil] que le jeune Miller a décroché la série-titre de Tête à cornes.

Auparavant, son nom était parfaitement inconnu.

À l’instar de Gary Cooper dans « Le Train sifflera trois fois » [Fred Zinnemann, 1952], on attendait tous l’arrivée d’un Frank Miller !

Le médiocre John Carter 18.

Et ce n’était pas son n° 18 de John Carter, Warlord of Mars chez Marvel et encore moins ses petites histoires de guerre pour DC dans Weird War Tales n° 68 et Unknown Soldiern° 219 qui auraient pu nous impressionner.

Daredevil n° 170.

Petit à petit, Miller va s’emparer de Daredevil, éclipsant McKenzie. Sa première révolution sera d’ordre narratif plutôt que graphique : il livre les pensées brutes de ses personnages, souvent psychotiques, dans des cartouches à la concision et à l’âpreté définitive.

On en redemande. Mais son trait reste conventionnel. Miller réagit et tente alors le tout pour le tout.

Sur « Daredevil », il signe des splash pages aux ambiances urbaines louchant sur le « Spirit » de Will Eisner [l’un de ses maîtres, avec le romancier hard-boiled Dashiell Hammett].

Daredevil n° 161.

Splash de Daredevil n° 170.

Avec le scénariste Chris Claremont, il œuvre en parallèle sur la minisérie Marvel « Wolverine » [1982] se déroulant au Japon. Ses recherches expérimentales prennent le dessus. L’étude des mangas lui ouvre des perspectives nouvelles. Il s’y engouffre avec le personnage d’Elektra [dans Daredevil] et surtout avec la minisérie DC « Ronin » [1983-84].

Wolverine n° 2, Elektra dans Daredevil n° 168, Ronin n° 1.

Son trait prend de l’assurance, se simplifie. Il livre ensuite l’un de ses plus grands succès chez DC : « The Dark Knight Returns », un Batman futuriste proche des films noirs.

Miller s’essaie également aux collaborations en tant que scénariste.

Ainsi, il va travailler avec les dessinateurs David Mazzucchelli [« Batman Year One », « Daredevil Born Again »], Geof Darrow [« Hard Boiled »], Dave Gibbons [« Give me Liberty »] et Bill Siekiewickz [« Daredevil Love and War », « Elektra Assassin »].

Ce dernier lui montre la voie : le design, l’expressionnisme, l’abstraction.

Batman n° 407, Daredevil n° 227, Hard Boiled 3, Give Me Liberty 1 et Elektra Assassin n° 1.

Et c’est avec « Sin City » [1991] que la boucle se boucle.

Libéré du système Marvel-DC, avec lequel il s’est brouillé, et possédant désormais une parfaite maîtrise narrative et graphique, l’auteur vient frapper à la porte de Dark Horse.

Le petit éditeur lui laisse les coudées franches pour expérimenter son projet de roman graphique noir dans Dark Horse Presents, sa revue anthologie [c’est à dire réunissant plusieurs séries différentes].

Dans le one-shot « Fifth Anniversary Special », puis dans les n° 51-62 du titre, le Two-Fisted Hero Marv accomplit sa destinée sanglante dans un environnement urbain expressionniste et stylisé, peuplé de trognes d’enfer et de jolies go-go dancers.

Tout est radical dans la cité du péché. La violence est graphique à outrance, dans un noir et blanc hyper contrasté. Milton Caniff et Hugo Pratt sont atomisés. La BD ne sera plus jamais la même… Il faudra attendre la compilation en graphic novel du premier « Sin City » sous le titre « The Hard Goodbye » pour que beaucoup découvrent enfin Frank Miller.

Un petit florilège des rares couvertures de Dark Horse Presents.

Affiche de Sin City 1.

Des suites BD plus ou moins réussies suivront : « A Dame to Kill for » [1993-94], « The Big Fat Kill » [1995-96], « That Yellow Bastard » [1996], « Family Values » [1997], « Booze, Broads and Bullets » compilant des petites histoires [1998], « Hell and Back », « A Sin City Love Story » [2000]…

Mais c’est l’adaptation ciné ultra fidèle et visuellement inspirée de Roberto Rodriguez [2005] qui tétanisera le grand public et apportera la consécration à Miller…

Après près de dix ans d’attente, un deuxième film prend le flambeau.

Gageons que les talents combinés de Rodrigues et Miller vont à nouveau assurer le spectacle (surtout après la mauvaise adaptation ciné du « Spirit » par Miller en 2008).

La réponse, pour le public français, mercredi 17 septembre dans votre salle de cinéma…

Jean DEPELLEY

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6 réponses à Les débuts de Frank Miller et la genèse de « Sin City »

  1. Bob dit :

    « Milton Caniff et Hugo Pratt sont atomisés. »

    Mais pas José Munoz, dont Miller lui-même a reconnu l’influence – manifeste, du reste.

    • Jean dit :

      Vous avez absolument raison ! Munoz est un génie qu’il convient de rapprocher de Miller. Adorant Caniff et admirant Pratt, je trouve ma formule a posteriori un peu outrancière… Mais c’était l’occasion de faire ressurgir ces jolies couvertures de DHP.

  2. JC LEBOURDAIS dit :

    Roberto Rodrigues = Robert Rodriguez

  3. Lefeuvre dit :

    Rien que le nom du héros de Munoz « Allack Siner »…
    Sans oublier Steranko, autre ancêtre probable de Miller.
    Il est possible que le Silence de Comes lui soit tombé entre les pattes : Miller venait en Europe régulièrement à cette époque, et comme il a reconnu l »influence de Moebius pour Ronin, il a aussi cité Carmen Cru (eh oui !) dans une case de Elektra Lives Again, ou le nom du porte-avion dans The Dark Knight Returns « Corto Maltese » !

    Ceci étant dit, ça n’enlève en rien son mérite : on ne crée rien Ex-Nihilo, et Miller a toujours revendiqué ses influences, parfaitement digérées en l’occurence.

    Merci pour l’article, Jean !

  4. Michel Dartay dit :

    Vu le film cet après-midi sur les Champs Elysées, dans une salle vide aux trois quarts. Le film est conforme à la charte graphique des albums, il est clair que Miller s’y est impliqué. Il a du reste imaginé une nouvelle histoire, qui n’a jamais été publiée en albums (sans doute celle du joueur chanceux). Miller est passé à Deauville et chez de Caunes pour présenter son film. Il est très affaibli, porte un chapeau, et semble ne plus avoir ni sourcils ni cheveux. Les journalistes présents ont remarqué qu’il se déplaçait en chaise roulante. Son apparence contraste cruellement avec celle de Rodrigues, qui lui est un jeune musclé qui respire la joie de vivre.
    Les personnages de Miller (Daredevil ou Batman) sont parfois des solitaires qui combattent avec succès le reste du monde. Mais la maladie reste un adversaire implacable, qui n’épargne pas les grands auteurs dans notre monde réel.

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