Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Mort au tsar T1 : Le Gouverneur » par Thierry Robin et Fabien Nury
Comme ont pu le prouver de remarquables albums récents tels « Charly 9 » ou la saga « Il était une fois en France », l’Histoire est riche en personnages dont le destin est frappé par la tragédie et l’absurde. Suite à la description d’une situation ubuesque ayant environné « La Mort de Staline » (Dargaud, 2010 à 2012), Fabien Nury et Thierry Robin récidivent en évoquant le parcours ensanglanté du grand duc Sergueï Alexandrovitch, cinquième fils de l’empereur Alexandre II de Russie, nommé gouverneur général de Moscou au printemps 1891. En deux albums (« Le Gouverneur » (2014) et « Le Terroriste », à paraître en 2015), les auteurs jouent des codes du biopic, du récit historique et du thriller pour magnifier les ambigüités du personnage, politicien malgré lui, rapidement dépassé par ses erreurs et la paranoïa ambiante, condamné à mort à court terme par une populace devenue irrémédiablement hostile au régime tsariste…
« Les rapports sont formels : toute la ville parle de vous comme si vous étiez déjà mort ». Ainsi s‘adresse le responsable des services de l’okhrana (police politique secrète de l’Empire russe jusqu’en 1917) au grand duc, suite à un premier attentat manqué en 1904. Comme le suggère le visuel et les angles expressionnistes de la couverture, la trajectoire d’Alexandrovitch s’inscrit en faux entre deux extrêmes : les ors du pouvoir, symbolisé par le balcon à balustres devant lequel se tient le grand duc, et le peuple en colère, dont les cris se perdent dans l’ombre portée à l’arrière du gouverneur. Dans les mains de ce dernier, un mouchoir blanc connote toute l’ampleur dérisoire de la descente aux enfers annoncée : renvoyant aussi bien, par sa couleur, aux partisans de la Russie tsariste qu’à la distinction aristocratique, il sera bel et bien l’élément déclencheur d’un massacre. En le laissant tomber par inadvertance du haut du balcon, Alexandrovitch donne l’ordre à l’armée de tirer sur la foule des opposants, causant une cinquantaine de morts inutiles. Environné par la mort (noir) et le sang (rouge), le destin gouverneur rencontrera bientôt celui du fanatique socialiste révolutionnaire Ivan Platonovitch Kaliaïev : le 17 février 1905, ce dernier jettera sa bombe chargée de nitroglycérine à l’intérieur de la voiture du grand-duc, aux abords du Kremlin. Le propre destin du terroriste, narré dans le tome 2, s’achèvera par sa pendaison, le 23 mai 1905. Beaucoup se souviendront de ces événements, lorsque débutera la révolution de 1917, puis la mise à mort par les bolcheviks de la famille tsariste (dont Nicolas II, successeur d’Alexandre III à partir de 1895), dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918.
Inscrit dans une perspective thématique avec « La Mort de Staline », cette « Mort au Tsar » résonne comme une sentence pesant de manière permanente, telle une épée de Damoclès, sur la tête de Sergueï Alexandrovitch : ainsi se justifie la position du titre en couverture, dans un espace physique où la tenue d’apparat du grand duc semble dérisoire. Contraint de répondre à une foule désarmée, le grand duc ne renvoie qu’un silence gêné et une profonde mélancolie, seul contre tous, le sabre à ses côtés rappelant aussi qu’il fut successivement nommé colonel (1877), adjudant général de Sa Majesté impériale (1891) et gouverneur général de Moscou (également 1891) puis commandant militaire de Moscou (1905). S’étant au fil des années attiré les rancœurs des conservateurs et des radicaux, le grand duc sera surtout rendu responsable par négligence de la tragédie de Khodynka : le 18 mai 1896, les festivités du couronnement de Nicolas II virent à la tragédie, lorsque 1 300 personnes trouvent la mort, écrasées par une foule énorme s’étant précipité pour tenter d’obtenir l’un des cadeaux très recherchés offerts par le nouvel empereur (mouchoirs, gâteaux, pots en céramiques, gobelets). Tragique, absurde et dérisoire…
L’ensemble de ces incroyables événements ne passera pas inaperçu des contemporains, témoins et romanciers : comme sources d’inspirations avouées aux présents albums, citons ainsi « Le Gouverneur » du journaliste Leonid Andreïev (détail des derniers jours d’Alexandrovitch), « Le Cheval blême, le journal d’un terroriste » (rédigé par Boris Savinkov, organisateur de nombreux assassinats de fonctionnaires et de l’attentat contre le ministre de l’Intérieur Viatcheslav Plehve en 1904), sans oublier « Sous les yeux de l’Occident » par Joseph Conrad (évocation de l’âme slave et du peuple russe, broyés par l’autocratie et l’anarchisme, 1911) et « Les Justes » par Albert Camus (pièce de théâtre présentée en 1949, narrant le parcours du terroriste Ivan Kaliaïev).
En complément à cette analyse, Fabien Nury a accepté fort amicalement de répondre à nos questions :
« La Mort de Staline » faisait la part belle à l’absurde : ici, c’est un destin tragi-comique effrayant qui est décrit : comment avez-vous découvert le personnage d’Alexandrovitch ?
Fabien Nury : « Dès que Thierry et moi avons parlé de refaire un cycle ensemble, je me suis dit qu’il restait de belles choses à voir du côté russe, mais plutôt à l’époque tsariste. J’avais lu quelques romans de Boris Akounine, « Sous les yeux de l’occident », de Conrad, quelques autres titres… J’ai commencé à me documenter, et j’ai eu à choisir entre l’attentat de 1881 contre le tsar Alexandre II et celui de 1905 contre son neveu, le Gouverneur de Moscou. C’est en découvrant « le Cheval Blême », de Boris Savinkov (véritable organisateur de l’attentat, personnage historique dément et excellent écrivain) que j’ai penché pour ce dernier. »
Aviez-vous relu Albert Camus (« Les Justes ») et Joseph Conrad (« Sous les yeux de l’Occident ») ?
« J’avais adoré le roman de Conrad. J’ai découvert la pièce de Camus en me documentant. »
Dans ce théâtre funeste annoncé, la couleur prend une étrange connotation, rappelée en couverture (le mouchoir blanc, le sang, la mort) : avez vous discuté de ce visuel avec Thierry Robin ou cette image s’est elle imposée d’elle-même ?
« Une des premières propositions de Thierry mettait en scène ce principe : le personnage en petit, l’ombre portée… Nous avons fait d’autres recherches avant d’y revenir, et notamment de l’assombrir. En fait, en l’absence d’un véritable « genre » pour soutenir le récit, nous nous sommes demandé sur quoi nous appuyer pour définir les « codes » de la couverture. En fin de compte, c’est l’Expressionnisme qui nous a servi de guide. Lang, Welles, Carol Reed, entre autres. La couverture du tome 2, par exemple, fait écho à l’affiche et à quelques photos célèbres du chef-d’œuvre de Reed, « Huit heures de sursis ». »
La solitude de ce personnage ne manque pas de faire écho à d’autres parmi vos sombres « créations » (Joanovici ou Tyler Cross pour ne citer que ceux-là ) : d’où vous vient ce goût pour les atmosphères glaciales ?
« « Glacial » n’est pas un mot que j’emploierais. Il fait très chaud, dans le Texas de Tyler Cross ! Ce qui est vrai, c’est que j’ai un goût prononcé pour la noirceur et la tragédie, en tant que lecteur et spectateur. Il est logique qu’il se reflète dans ce que j’écris. En revanche, pour cet album, c’est vraiment l’étude de caractère, le portrait en forme de « chronique d’une mort annoncée » qui m’intéressait. Ces aristos en fin de règne, comme dans les derniers films de Visconti… c’était fascinant. »
La suite, annoncée du côté « terroriste » : un aspect symétrique voulu ou un moyen de découvrir une autre face (sombre) de l’Histoire ?
« Les deux ! C’est visible sur les couvertures, d’ailleurs. Nous avons développé les deux pans de l’histoire en même temps. J’ai un temps songé à alterner les points de vue, mais cela faisait trop « roman de gare » à mon goût, et le tome 1 devenait très faible. Ici, chaque tome a son autonomie et sa tonalité propre, comme un one-shot, mais complète l’autre. Le second, sur le terroriste, sera plus nettement ancré dans le genre « thriller politique », tout en restant le portrait d’un homme et de son époque. »
Quid de vos autres projets ?
« Début octobre, nous sortons la fin de « L’Or et le sang » chez Glénat. On réédite les trois premiers tomes avec des bonus, en même temps qu’on sort le quatrième et dernier. J’en suis très heureux, car j’adore cette série : elle a le parfum de la grande aventure classique. Et toujours dans le genre exotique, fin octobre, ce sera « Fils du Soleil », d’après Jack London, avec Éric Henninot au dessin. Encore de l’aventure, cette fois dans les îles Salomon… Vous voyez que tout n’est pas glacial dans mes bouquins ! »
Au tour de Thierry Robin de nous dévoiler la genèse des couvertures des tomes 1 et 2, visuels inédits à l’appui (grand merci à l’auteur !) :
Thierry Robin : « Dès le départ, j’ai travaillé de front les couvertures des deux tomes. Ces deux volumes racontent la même histoire, de point de vues différents. Il fallait donc que, dès la couverture, on ait cette sensation d’un récit présentant « les deux faces de la même pièce ». C’est un exercice difficile… Les deux livres placés côte à côte doivent avoir cohérence et impact. Il faut évidemment que chaque volume, séparément, est le même attrait en librairie.
Le premier dessin que j’ai fait est celui-ci:
De nombreux autres essais (voir ci-dessus) ont été fait, avec beaucoup d’imagination et de talent, par le studio graphique de Dargaud… Avant de revenir à cette première proposition !
Nous l’avons alors affinée, choisi un fond noir :
Il n’y a pas de décor. Les costumes et quelques éléments situent le lieu et l’époque. J’ai dessiné les personnages au trait, mais fait les foules, placées dans leur ombre, au lavis, pour amener une différence de texture.
Philippe TOMBLAINE
« Mort au Tsar T1 : Le Gouverneur » par Thierry Robin et Fabien Nury
Éditions Dargaud (13,95 €) - ISBN : 978-2205-07166-5
En complément de cette analyse et de l’interview de Fabien Nury, voici la chronique de Gilles Ratier pour finir de vous convaincre de l’intérêt de ce premier tome, si ce n’est déjà fait…
Après les deux volets de « La Mort de Staline », le scénariste Fabien Nury et le dessinateur Thierry Robin continuent de nous fasciner avec la dimension baroque et fondamentalement excessive de l’histoire de la Russie. Ils reculent un peu dans le temps pour nous raconter, cette fois-ci, l’attentat contre le Grand-Duc Sergueï Alexandrovitch, en 1905 : un événement raconté selon le point de vue de la victime et de l’aristocratie, pour ce premier tome, et selon celui du terroriste et de sa bande de tueurs dans le second. Ils dressent, surtout, le portrait contradictoire, car complexe, d’un homme dont la folie antisémite et la disparition annoncée sont les prémices de la fin d’un monde et d’une dynastie à bout de souffle.
Gouverneur de Moscou et oncle du tsar, Sergueï Alexandrovitch laisse malencontreusement tomber, du balcon de son palais, un mouchoir devant une foule de manifestants hostiles.
Les soldats assimilent ce geste au signal convenu donnant l’ordre de riposter et ils tirent sur le peuple. Résultat : une cinquantaine de morts, dont trois enfants…
Dès lors, le Grand-Duc est condamné, à plus ou moins long terme, par la populace. Il va toutefois tout faire pour sauver sa peau, avant d’accepter l’inéluctable…
De toute façon, tout son entourage a déjà l’air de considérer qu’il est mort ou qu’il ne va pas tarder à l’être, et il s’en rend bien compte.
Voilà qui provoque une situation assez ubuesque, finalement assez drôle. D’ailleurs, cette bonne dose d’humour noir, basée sur le déni de la réalité, est l’un des principaux atouts de cette subtile tragédie historique fort bien documentée : le dessin aussi élégant qu’expressionniste, parfois caricatural, jouant lui aussi sur ce décalage de bon aloi, tout en se prêtant merveilleusement aux ressorts du récit.
Un opus manifestement réussi, et qui donne envie de découvrir rapidement le tome 2 pour que l’on puisse le comparer avec l’autre version de cette affaire.
Gilles RATIER
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