Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Peter Pan T6 : Destins » par Régis Loisel
Sixième et ultime album de la série « Peter Pan » débutée en 1990 par Régis Loisel, « Destins » (paru en 2004) achève la vision crépusculaire souhaitée par l’auteur de ce monde à priori enfantin. Pour Loisel, il s’agissait avant tout de livrer une version plus proche de l’esprit de l’œuvre originelle de James Matthew Barrie, publiée initialement entre 1902 et 1911. À la fois tourmentée et féérique, sombre et romanesque, la série répond ainsi à bien des interrogations sur la propre genèse du personnage, jeté entre monde imaginaire et époque victorienne décadente. À la planche 15 du tome 6, la mort a de nouveau frappé, sans morale ni justice, redessinant l’un des plus célèbres caractères du Merveilleux – la fée Clochette – à l’aune des amours égoïstes… Notez enfin que cette analyse de planche vient mettre un terme momentanée à la rubrique « L’Art de… », qui redémarrera début septembre (bonne lecture et bonnes vacances !)…
Dès 1985 et suite au succès de « La Quête de l’Oiseau du Temps » (4 tomes avec Serge Le Tendre chez Dargaud entre 1983 et 1987), Loisel pense déjà au projet « Peter Pan », mais il devra finalement attendre 1987 (année où ce personnage de légende tombe dans le domaine public) afin de débuter véritablement ce nouveau chantier. En 1990, « Peter Pan T1 : Londres » s’ouvre sur la capitale anglaise en 1887, décor dans lequel le jeune Peter se bat pour survivre entre une mère alcoolique et les faubourgs nauséeux de la cité. Son imagination et les contes du vieux Mr. Kundall sont les seuls instants de bonheur qu’il peut s’offrir au milieu de la misère et de l’absurdité du monde des adultes. Tout bascule le jour où il rencontre une petite fée égarée, Clochette, qui vient pour l’emmener dans son monde imaginaire. Là-bas il rencontrera des fées, des lutins, des sirènes, des indiens, un capitaine que l’on n’appelle pas encore Crochet et un jeune satyre nommé Pan…
Entre reconstitution, documentation et interprétation, l’histoire, dessinée à la manière d’un récit de Charles Dickens, amorce à la fois un cadre, une ambiance, un itinéraire et l’univers du Merveilleux. Mais Loisel, bien éloignée de la version disneyenne de 1953, « évacue » bien vite l’imagerie traditionnelle, au profit d’un décor beaucoup plus sinistre : la nuit, un hiver rigoureux, une ruelle étroite et sordide, où les rats pullulent (« Londres, le froid, la faim et la misère… » sont les premiers mots de l’album). Peter lui-même, triste figure parallèle à un orphelin issu des « Misérables » (le personnage de Gavroche est visuellement très proche dans le roman de Hugo, écrit en 1862) ou du « Oliver Twist » de Dickens (1837) donnera à voir une enfance abandonnée, en proie au Mal sous toutes ses formes (maladie contagieuse transmise par le rat, alcool,…), autant qu’un récit de l’errance.
Également voulu comme un récit initiatique par Loisel, la série « Peter Pan » voit se dresser d’autres silhouettes insistantes, pour ne pas dire inquiétantes et dérangées : la Fée Clochette (qui se substitue à Peter au dos du tome 1 et apparaîtra à la fois enjôleuse et perfide en couverture du tome 6), Crochet (père de Peter, ayant aussi abandonné sa mère) et le macabre Jack l’Éventreur (une fou semi-amnésique perdant peu à peu la raison devant la réalité de ses propres crimes). Atmosphère Victorienne, ambiance délétère propice au crime (l’album débute en 1887, soit un an avant le roman et le début de la vague d’assassinats commis par le tueur de Whitechapel), lieu des conflits entre adultes et enfants, de la confrontation entre rêves et réalités : Londres est le décor psychologique de la série tout autant que du lecteur, qui y cherchera à l’évidence Oliver Twist et Sherlock Holmes, et peut-être encore plus Fagin ou James Moriarty. Ceux-ci sont les évidents annonciateurs du Capitaine Crochet, qui est aussi le double antinomique de Peter Pan (la nouvelle « l’Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde » est publiée par Robert Louis Stevenson en 1886).
À la planche 15 du tome 6, le théâtre d’un autre drame s’est joué en huis-clos, dans l’ombre maléfique de la tanière du Gardien (ce crocodile géant mangeur d’homme, seulement repérable au bruit émis par une pendule avalée jadis). À cause d’un gage initié par Clochette, deux enfants innocents (Rose et Picou) doivent aller cacher un trésor (la photo de la mère de Peter) au fin fond d’une cavité, sans se douter de la présence du monstre. La case 1, en contreplongée, illustre la victoire de Clochette, dont les grelots soulignent son horrible acte de vengeance féminine. La deuxième case, en plongée cette fois-ci, focalise notre regard sur une disparition : à jamais engloutie par le monstre dans les eaux noirâtres de la cavité, Rose n’est plus identifiée que par son chapeau rouge flottant à la surface : marqueur central des cercles concentriques que forment encore les ultimes remous, Rose constituait une cible facile et toute désignée. L’horreur et l’angoisse se lisent ensuite dans les yeux en gros plan du petit Picou, premier témoin de la tragédie et vecteur identitaire d’un nouveau traumatisme orphelin. Les quatre cases suivantes, de formes verticales, semblent passer en revue rapidement les autres protagonistes, leurs états d’âmes et la conséquence de la scène : accouru au secours trop tardivement, le centaure Pholus et Peter Pan n’ont rien pu faire, tandis qu’émerge de ce crime alternatif l’unique responsable, Clochette, occupée à s’enfuir à tire-d’aile.
Innocence et cruauté, enfance et monde adulte, humanité et monstruosité, tous ces caractères et motifs thématiques ouvrent sans cesse « Peter Pan » au jeu aléatoire du renvoi des références littéraires et graphiques. Celui-ci s’exprime ici entre le dehors et le dedans, le vu et le perçu, le cadre et le hors champ (le regard des personnages, celui de Peter, le notre et celui – graphique – de Loisel : soit l’intérieur de l’album ou le Pays Imaginaire…). Au terme de cette « Odyssée » (livre donné à Peter par Mr. Kundall durant l’intrigue), chacun préférera oublier ou ne plus se souvenir ; « que ce soit le Bien ou le Mal, tout finit par disparaître, seuls les rêves perdurent » (planche 44, case 5), comme l’avouera Peter lui-même en abandonnant définitivement le monde des hommes. Abandonné à son enfance éternelle mais illusoire, Peter insouciant et égoïste laissera de fait les différents « Destins » de ses amis en suspens, puisqu’eux aussi en devenir. Ainsi se souciera-t-on en épilogue seulement un instant du petit Picou, devenu aphasique et rapatrié à Londres par Peter, finissant dans un asile avec pour compagnon de chambrée le mystérieux fou nommé Jack…
L’oubli protège de la culpabilité, dans l’Ile des enfants perdus qui n’auront par définition jamais aussi bien porté leurs noms. Les lecteurs de Loisel, eux, n’oublieront pas de sitôt cette descente machiavélique dans l’enfer génial du Conte.
Philippe TOMBLAINE
Notes : Le « Peter Pan » de Loisel ressurgira également fin 2014 sous la forme d’un coffret intégrale inédit, enrichi de 6 ex-libris (360 pages en couleurs ; 24 x32 cm ; prix de 99 €).
A voir également :
le court métrage réalisé par Nicolas Duval :
http://www.wat.tv/video/peter-pan-loisel-real-nicolas-6n1nn_6n1nl_.html
« Peter Pan T6 : Destins » par Régis Loisel
Éditions Vents d’Ouest – 1ère édition en 2004 (13, 90 €)
ISBN : 978-2749301273