Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« D T3 : Monsieur Caulard » par Bruno Maïorana et Alain Ayroles
S’avouer que tout a une fin, voilà une triste affirmation… Au moment où – pour notre bonheur de lecteur cette fois – paraît l’ultime volume de la trilogie « D », force est aussi de constater que son principal artisan, le dessinateur Bruno Maïorana, épuisé par l’actuel marché saturé de la bande dessinée, arrête temporairement d’exercer ce métier. Avec le scénariste Alain Ayroles et suite aux 6 tomes de la saga parodique « Garulfo » (1995 à 2002), Maïorana avait entamé depuis 2009 une passionnante série fantastique et vampirique se déroulant à l’époque victorienne : dans « Monsieur Caulard », Lord Faureston n’est déjà plus, mais d’autres non-morts rôdent, comme la sulfureuse Lady d’Angerès, ou l’effroyable Caulard. Accompagné de Mister Jones, l’aventurier Drake reprend donc le combat contre ces créatures des ténèbres, révélant en parallèle sa propre part d’ombre…
Présent comme mythe ou réalité depuis la nuit des temps (démon sumérien, harpie et stryge gréco-romaines, goule orientale), le vampire prend toute son essence au début du 18e siècle, avec la création du terme (issu du serbo-croate, du roumain et du tchèque). Reflet des craintes et des aspirations secrètes humaines (sexualité, immortalité et pouvoirs paranormaux), il forme une synthèse des bouleversements sociaux et des frustrations morales issus des univers romantiques et gothiques. De Théophile Gauthier (« La Morte amoureuse », 1836) à Bram Stocker (« Dracula », 1897) en passant par John William Polidori (« Le Vampire », 1819) et Sheridan Le Fanu (« Carmilla », 1872) : Alain Ayroles et Bruno Maïorana se sont attaqués au récit vampirique en sachant cependant éviter avec soin le parcours tracé par leurs illustres prédécesseurs. Si la référence au romanesque (l’anagramme Caulard ou le titre « D » comme renvois à « Dracula ») et la citation cinématographique (le « Lord Faureston » qui donne son titre au tome 1 est aussi une anagramme de « Nosferatu », fameux film de 1922 par Murnau) semblent des incontournables, les auteurs s’amusent surtout à instaurer une ambiance. Époque, lieux et personnages semblent de fait jongler depuis trois tomes avec les mots comme avec la curiosité du lecteur (« D » pour l’orgueilleux Drake ou pour l’inquiétant Dracula ?). En un mot, à « croquer » de manière détournée tout un pan de la littérature populaire fantastique…
Les couvertures jouent également de plusieurs reflets et ambigüités : mort ou vivant, homme ou femme, créature ou démiurge maléfique, c’est d’abord – auprès des autres… – l’apparence d’un être de légende qui séduit. Au début du 20e siècle, le 7ème Art s’en fera l’écho lorsque les suceurs de sang se propageront dans le cinéma naissant de manière d’abord informe. C’est initialement le nom qui effraie : en 1909 avec « Vampyr of the coast » aux États-Unis, en 1912 dans le court-métrage suédois « Vampyr Inn », en 1913 dans « The Vampyr » aux États-Unis encore. En 1916, Louis Feuillade réalise le feuilleton « Les Vampires », sans lien avec le mythe littéraire, mais fantasmant une fois de plus autour de ce nom majestueux. Un fantasme qui donnera naissance à la même époque, à partir d’un poème de Rudyard Kipling datant de 1897 (« The Vampire »), à la Vamp, créature féminine précédant la femme fatale, mais partageant avec elle les attributs d’une dangereuse séduction.
La couverture du tome 3 de « D » procède d’un découpage thématique de la série qui aura vu s’enchaîner successivement des éléments symboliques de la cosmogonie vampirique : outre le motif de la mort et du style gothique, rappelons que le nom Nosferatu (terme popularisé par Bram Stoker dans son propre roman mais emprunté à Emily Gerard, auteur de nombreux ouvrages sur le folklore de Transylvanie) désigne en roumain le « non mort » ou le « vampire ». La lettre D fait aussi référence au monde divin (d comme dieu), à l’aristocratie (la particule « de »), à l’androgynie (l’association masculin-féminin induite par l’association d’une ligne droite et d’une courbe dans la forme de la lettre).
Le visuel initial de « Lord Faureston » (2009) était dominé par le motif de la mort : il s’agit d’une scène d’enterrement sous un ciel grisâtre, l’atmosphère sinistre étant renforcée par les dominantes noires et rouges, qui assimilent immédiatement les couleurs du titre au personnage central. Ce dernier, qui domine non seulement la triste l’assemblée (maintenue telle un bloc uniforme sur une ligne d’horizon qui rejoint sa main gauche) mais aussi notre propre regard « d’outre-tombe » en contreplongée (le lecteur étant bel et bien, dans ce jeu de regard, à la place du cercueil… ou du cadavre !), semble esquisser un ultime geste romantique sous forme d’adieu. La rose jetée dans la tombe prendra ainsi son sens premier d’hommage raffiné offert lors des funérailles, au profit d’un message parfaitement significatif : « je vous aime ». A cette ambiance autant digne du roman gothique anglais que du roman social et historique stendhalien (« Le Rouge et le Noir », 1830) se superpose l’ensemble des références vampiriques : le personnage de Lord Faureston est-il sincère ou fait-il appel au réveil d’un corps en apparence dénué de vie, comme sa main droite ouverte semble en partie le suggérer ?
La rose rouge, fleur fraichement coupée, devient également un symbole extrêmement ambigu : en tant que symbole chrétien, le rosier, arbuste épineux aux fleurs puissamment parfumées symbolise l’amour, la beauté et la pureté. En Transylvanie, on plaçait autrefois une rose sur la poitrine des morts pour prévenir toute réanimation. Des épines de la plante sont parfois encore répandues dans le cercueil, piquées dans le suaire et jetées en travers de la tombe pour « clouer » sur place le revenant… Fleur de la beauté et fleur du mal, la rose rouge dédouble en quelque sorte l’intriguant Faureston, qui semble de fait s’être ici débarrassé d’une âme dont il aura lui-même coupé l’essence de la vie, et renvoie tel un miroir au titre D rougeoyant de la série.
En couverture du tome 2, « Lady d’Angerès » (2011), les auteurs avaient choisi fort logiquement une continuité stylistique : mêmes teintes, mêmes symboliques, même jeu de regard vers un lecteur hors-champ envouté par la présence magnétique du vampire. Au lord s’est substituée une mystérieuse lady dont l’éventail gracieux laisse transparaître la cruauté sanguinaire (on songe à la fameuse comtesse hongroise Elisabeth Bathory (1560-1614), qui sera accusé du meurtre de très nombreuses jeunes filles). Dans ce jeu diabolique des sens et des illusions, la vue devient prédominante sur l’odorat (odeur de la fleur ou de la mort) et le toucher (les mains de Faureston et l’éventail de d’Angerès) : seul celui qui aura vu la réalité saura…et pourra éventuellement survivre ! Cette remarque rejoindra du reste l’épigraphe du roman de Stendhal précité : « La vérité. L’âpre vérité ». L’arc de cercle que décrit l’éventail déplié de la lady, bien loin de charmer, enferme ainsi sa proie dans un espace cerné de « dards » constitués par les brins matériels constitutifs de l’armature de l’accessoire féminin. Dans la même logique que sur le précédent visuel, le titre est donc « dans la tombe », cerné de noir et transpercé du nom du principal meurtrier. Saisi entre bestialité et humanité refoulée, le personnage du vampire s’offre à notre regard, mais reste dénué de toute culpabilité : l’œil – le nôtre – était donc dans la tombe, et regardait… Dracula !
Tome 3 : c’est désormais un épouvantable visage difforme qui vient scruter de plein fouet le lecteur. Sous un haut de forme, nous ignorons si le personnage est mort ou vivant, tant ses orbites creusées, son teint blafard et les traces sanguinolentes peuvent laisser craindre le pire… Cette image est tellement envahissante et pour ainsi dérangeante (pour ne pas dire anti-commerciale !) qu’elle laisse peu de place au champ réflexif ; toutefois, il faut s’interroger sur sa forme : a contrario des premiers plats des tomes 1 et 2, elle ne cherche en effet ni à préparer le terrain (scène attendue du cimetière) ni à envoûter (une étrange Lady…) mais bien à faire fuir. C’est un cri dont la réalité abrupte renverra précisément à l’émotion et à la subjectivité artistique : dès lors, nous ne verrons plus l’image mais le tableau, dont la trame filée (apparente en haut à gauche) et les légères griffures laissent à penser à un quelconque artiste tourmenté ou à un trouble rapport digne du « Portrait de Dorian Gray » (Wilde, 1890) entre le sujet et son auto-représentation (nous laissons aux lecteurs le soin de découvrir – dans l’album – de quelle case et de quel tableau il s’agit précisément…). L’œuvre la plus évidente à citer comme contrepoint sera ici celle d’Edvard Munch (1860-1944) dont le style expressionniste anticipe celui développé par le fantastique cinématographique. De Munch, chacun connaît « Le Cri », daté de 1893 et très proche de la couverture ici analysée, mais beaucoup moins … « Le Vampire », débuté la même année et achevé en 1894 : étrange tableau où réconfort et désespoir morbide se conjuguent dans l’enlacement d’un couple. L’homme semble alors perdre toute volonté et identité, dominé par une femme rousse au teint cependant livide, éminemment séductrice et sexualisée… En deux tableaux, Munch achève le siècle et semble annoncer la fatalité meurtrière et castratrice du suivant.
Comme l’affirme au final Bruno Maïorana lui-même dans le contexte économique actuel, faut-il dès lors échapper à sa passion pour ne pas y succomber, en comprendre les tourments pour mieux se rendre à l’imaginaire par la raison ? Nul doute que la suite de l’aventure graphique menée par l’auteur permettra de « tourner la page » sans craindre un fléau lui aussi semi-légendaire : le vil éditeur suceur de sang !
Achevons cet article avec plusieurs visuels inédits, aimablement envoyés par les auteurs (merci à eux) : différents projets (roughs) de couvertures, dont un imaginé par Alain Ayroles, ainsi que plusieurs essais de mises en couleurs par Thierry Leprévost. C’est le D-Day avant l’heure…
Philippe TOMBLAINE
PS : En complément, lire l’article de La Charente Libre : BD, les auteurs en danger – Maïorana arrête la BD
« D T3 : Monsieur Caulard » par Bruno Maïorana, Alain Ayroles et Thierry Leprévost
Éditions Delcourt (13,95 €) – ISBN : 978-2756034140