Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Spirou de … T7 : La Femme léopard » par Olivier Schwartz et Yann
Annoncé et prépublié dans le magazine Spirou n° 3949 depuis le 18 décembre 2013, « Spirou et le fétiche des Marolles » est la suite directe du précédent album de Yann et d’Olivier Schwartz, « Le Groom vert-de-gris », paru en 2009. Retitrée « La Femme léopard » et inscrite dans la collection parallèle « Spirou vu par… », cette aventure débute à Bruxelles en 1946 : sur les toits, une femme-léopard fuit, poursuivie par deux robots inquiétants, et trouve refuge au Moustic Hôtel où travaille un Spirou bien désabusé…
Dans ce récit en deux tomes, qui mènera nos personnages de Bruxelles au Congo belge en passant par Paris, le scénariste Yann n’épargne effectivement guère l’emblématique héros des éditions Dupuis : incapable d’oublier sa jeune amie juive Audrey, sacrifiée dans le contexte nazi de la Seconde Guerre mondiale, le groom a pris la mauvaise habitude de noyer régulièrement son spleen dans l’alcool. L’irruption d’Aniota, la femme-léopard, va néanmoins agir comme un électrochoc, car l’étrange créature (aux formes athlétiques) va l’entraîner dans une grande aventure africaine à la recherche d’un fétiche volé à sa tribu ! Après un petit détour par Saint-Germain-des-Prés, Spirou et Fantasio se retrouveront sur la piste de nazis (tenaces !) chercheurs d’uranium et mijotant de sombres desseins sous d’autres latitudes…
Les lecteurs ayant suivi les débuts de ce nouvel opus auront surtout constaté les circonvolutions effectuées autour du titre de l’album : successivement baptisé et renommé « Spirou et le fétiche des Marolles » (un renvoi direct au quartier populaire de Bruxelles, déjà évoqué dans le titre brusseleer du tome précédent ; cf. notre article complet : http://bdzoom.com/68989/lart-de/special-75-ans-de-spirou-%C2%AB-le-spirou-de-t5-le-groom-vert-de-gris-%C2%BB-par-olivier-schwartz-et-yann/), puis « Spirou et la femme-léopard », « La Femme léopard », tandis que « Le Fétichke du Kongo » devenait le nouveau titre retenu pour une luxueuse édition bruxelloise (80 pages et dos toilé). Signalons une version alternative (titrée « Spirou : La femme-léopard ») et limitée à 1 000 exemplaires, prévue en exclusivité le 02 mai 2014 pour les librairies La Parenthèse de Nancy (à l’occasion de ses 40 ans) et Brüsel de Bruxelles (pour fêter ses 20 ans).
Sur la couverture de la version bruxelloise, outre le renvoi cinématographique (lieu-clé visible en arrière-plan) à l’Aventure, Olivier Schwartz met en scène un autre ingrédient récurrent de la saga : les belles automobiles aux lignes courbes inspirées des modèles américains. Il s’agit ici de l’étonnante Baleine, surnom donné au cabriolet aérodynamique de sept mètres de long, fabriqué par le Français Paul Arzens dès 1938, à partir d’une vieille Buick. Ce modèle surprenant est actuellement exposé au Musée National de l’Automobile de Mulhouse.
À l’évidence, les auteurs renouent donc essentiellement ici avec des ingrédients – parfois ironiques ou moralement tendancieux – issus de l’aventure coloniale et exotique d’antan : récit et couverture évoquent donc volontairement une large palette de références, allant de l’incontournable – et potentiellement polémique – « Tintin au Congo » (Hergé, 1931) jusqu’au récit de Joseph Conrad (« Au cÅ“ur des ténèbres », 1899) en passant par les films hollywoodiens de type serial, dont « Tarzan et la Femme Léopard », 10ème épisode de la saga produit par la RKO en 1946, toujours avec Johnny Weissmuller (réalisation de Kurt Neumann). Précisons que dans « Tintin au Congo », le héros est confronté à la confrérie des hommes léopards (société secrète criminelle des Aniotas), que l’on retrouve comme antagoniste notoire dans une histoire de Bob Morane (le roman « La Vallée des Brontosaures » par Henri Vernes, publié en 1955 ; album par Coria en 1997 au Lombard), ainsi que dans « La Griffe noire », avec l’intrépide Alix de Jacques Martin (Casterman, 1959).
Rappelons surtout que cette histoire, comme le précédent « Groom vert-de-gris », était initialement destinée à Yves Chaland. Explicite renvoi à son « Cœurs d’acier » (1982 ; réédité en 1990 avec Spirou et Fantasio déguisés en hommes léopards pour des questions de droits), la scène d’introduction de La « Femme léopard », mise en exergue en couverture, propose ainsi une poursuite sur les toits de Bruxelles qui fait écho à celle de « Bob Fish » (Les Humanoïdes Associés, 1981), l’héritage graphique de Chaland selon Schwartz étant chose connue.
Détail plus étonnant dans cette chronologie, le titre « Le Fétiche des Marolles » avait déjà été inventé par Yann et Frank Le Gall dès 1987 : ceci au profit une fausse couverture d’aventure de Spirou et Fantasio, dans l’album « 20 couvertures pour Spirou et Fantasio » (éditions du Lion), collectif que l’on peut considérer comme la première tentative imaginant des récits parallèles…
En couverture, où héros et menace offrent un reflet symétrique à celle de la « Griffe noire » de J. Martin, la scène de suspense illustrée connote le surréalisme ambiant autant que la pluralité des genres : une femme léopard digne de Catwoman (créée en 1940) dans « Batman », des singes massifs et robotiques proches aussi bien de « King Kong » (1933) que de « Radar le robot » (Franquin, 1948), ceci sans parler des connotations fantastiques congolaises. Le fétiche, objet de culte animiste, doit être considéré alternativement comme un signe de sorcellerie ou la demeure d’une force surnaturelle : c’est un instrument de médiation avec le sacré et comme tel, un potentiel instrument de guérison dont le caractère symbolique sacré équivaut au masque africain. Le fétiche à clous (nkisi), à l’aspect plus effrayant encore, est véritablement l’incarnation d’une entité spirituelle soumise à un contrôle humain au travers de rites. Chaque clou est significatif d’une demande particulière et donc d’un contrat ou pacte tacite avec l’au-delà . Cette évocation n’est pas sans rappeler un autre fameux album tintinesque, prenant place en Amérique du Sud : « L’Oreille cassée » (Hergé, 1937).
Amazone et femme aussi fatale que fragile, la femme léopard renverra de son côté et au final les lecteurs de Spirou à une double question : celle de la place de la femme dans la bande dessinée de tradition franco-belge (existentialisme évoqué philosophiquement dans l’album en compagnie de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre), et celle de son indépendance (suffrage universel mixte en Belgique en 1948), évidement mise en correspondance avec celle de tout un pays, le Congo… qui deviendra la République démocratique du Congo après 1960. Des questions que nous retrouverons assurément dans l’épisode suivant, en 2015, aux côtés d’autres one shots annoncés…
Philippe TOMBLAINE
« Le Spirou de … T7 : La Femme léopard » par Olivier Schwartz et Yann
Éditions Dupuis version classique (14, 50 €) – ISBN : 978-2800157429
Éditions Dupuis version Bruxelles luxe (30, 00 €) – ISBN : 978-2800160511
Éditions Dupuis version librairies La Parenthèse/Brüsel (14, 50 €)