« Artères souterraines » par Warren Ellis

Cette semaine, pas de bande dessinée mais de la littérature, avec le premier roman de Warren Ellis, publié en France aux éditions Au diable vauvert : du pur Ellis, et un livre qu’on n’arrive résolument pas à lâcher avant de l’avoir terminé tellement tout ça est jouissif, percutant, corrosif et juste, délirant et sublime.

Quand on aime un auteur, son œuvre, qu’on connaît son parcours, on attend toujours sa prochaine création avec impatience, mais aussi appréhension. Et si c’était moins bien ? Et que va-t-il pouvoir nous sortir de mieux, cette fois-ci ? Justement parce que j’aime Warren Ellis, son univers, son état d’esprit, je dois avouer que j’ai entrepris la lecture de ce roman avec le fâcheux réflexe de traquer le moindre tic, le moindre procédé où Ellis n’aurait fait que du Ellis, presque persuadé que j’allais être déçu par tel ou tel truc : c’est sûr, il allait caboter ! Et puis les pages ont continué de se tourner, de plus en plus avidement, jusqu’à être assez vite subjugué par ce sentiment unique et inhérent à la lecture, vous savez, celui qui vous fait refermer le livre quelques instants pour mieux savourer ce qui vient de vous transcender. Oui, très vite, ça crevait les yeux, c’était une évidence : avec « Artères souterraines », Ellis n’a pas joué à l’écrivain, il a signé là l’un des livres les plus tragicomiques depuis les enquêtes de Dortmunder par Westlake. Pour son premier roman, Warren Ellis fait bien plus que de réussir l’essai : par l’aplomb de son ton, son rythme, son outrance, sa liberté et son invention, il entre directement dans la cour des grands, nous offrant l’un des livres les plus jouissifs de ces dernières années, et surtout s’annonçant comme l’un des dignes successeurs de Burroughs ou Bukowski. C’est hilarant, pathétique, insensé, d’une acuité redoutable et d’une méchanceté exemplaire. Ellis semble ne rien se refuser, se permettant au contraire toutes les audaces, tous les délires (« J’ai couru tellement vite que j’ai laissé une traînée de condensation dans mon sillage. »). Une vraie écriture se dégage de tout ça, prompte à nous désorienter, nous secouer les puces, et appeler un chat un chat : la lecture d’ « Artères souterraines » devient alors salutaire, car si elle nous remet le nez dans notre caca, elle est aussi gonflée d’une énergie de révolte légitime qui fait du bien à lire et à recevoir, comme un écho à répercuter soi-même…

Entre polar et cartoon, pamphlet et road movie, notre auteur au franc-parler déglingue les faux-semblants de l’Amérique pour en tirer une chronique amère et folle, puissamment exprimée. Dans « Artères souterraines », il y a des réunions de macroherpétophiles (je vous laisse découvrir ce que c’est, et si vous arrivez à vous en remettre, alors continuez de lire, ça ne fait que commencer), des portiers ninjas qui – pour héler un taxi – se jettent sur la chaussée où ils se font systématiquement écrabouillés par les autos, et des aveugles qui violent leur chien, par exemple… Oui, tout ça est horrible, et c’est bien ce que démontre Ellis : notre société repose et s’articule sur la folie ; des monceaux de merde perverse et assassine. Entre deux éclats de rire et une provocation hallucinante, il lance un grand hurlement de colère triste. Et très vite, comme souvent lorsqu’Ellis n’est jamais aussi proche de lui-même, transparaît la vraie nature du propos de l’auteur. Son humanité profonde. Aussi profonde que son dégoût de l’humanité telle qu’elle se targue d’exister… Le roman démarre fort dans l’outrance avec une scène de combat entre Mike McGill (le héros) et un rat. On se dit que le livre va être un gros sketch, et puis rapidement McGill, dans sa crasse et ses désillusions, devient un être touchant, attachant, et s’avère digne de ces pensées… On est passé sans s’en rendre compte du clown crado au détective sensible et recelant de vrais trésors d’humanité. Et regardez comme Ellis traite la coéquipière de McGill, Miss Trix Holmes (sic) : on se sent irrémédiablement touché par ce personnage, car il y a beaucoup de tendresse dans le portrait que dresse Ellis de ses héroïnes, généralement. Trix ne fait pas exception, même s’il elle nous en fait voir de toutes les couleurs… Émotion et révolte font bon ménage. Ici, nous sommes plus près de « Transmetropolitan » que de « Freak Angels », dans un humour acide (dans tous les sens du terme) et une envie de donner un bon gros coup de pied au cul de ce qui heurte de toutes parts, en nous, en vous, en eux. Il y a un peu de Spider Jerusalem, dans McGill, ce détective parti sur la piste d’un ouvrage qui pourrait remettre en question la Constitution américaine et les hommes au pouvoir… Le livre d’Ellis est aussi fou, outrancier et violent que l’est le monde – le vrai, le seul. Si vous aimez cet auteur, alors jetez-vous sur ce roman incroyablement excitant, vous ne le regretterez pas et pardonnerez quelques coquilles désagréables… Après avoir édité de beaux romans de Neil Gaiman, Au diable vauvert agrandit donc sa famille de scénaristes de comics britanniques écrivains… C’est une excellente nouvelle. Bonne lecture !

Cecil McKINLEY

« Artères souterraines » par Warren Ellis
Éditions Au diable vauvert (18,00€)

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