Apparue pour la première fois dans le mensuel Tchô ! en 2003, Lou est devenue un best-seller de l’édition, avec plus de trois millions d’albums vendus, une série d’animation, un long métrage, des traductions dans le monde entier… Un tel succès méritait bien cet ouvrage anniversaire, qui nous propose — en plus de 300 pages — de revenir sur l’histoire de l’héroïne qui a grandi avec ses lecteurs. Tout en ouvrant généreusement ses carnets de croquis, Julien Neel évoque — au cours d’un long entretien — son propre destin, lié depuis 20 ans à celui de la petite fille blonde devenue grande.
Lire la suite...« Au cœur des ténèbres » par Loïc Godart et Stéphane Miquel, d’après Joseph Conrad
« Quand je serai grand, J’irai là. » : voici ce dont rêve le jeune Charles Marlow en pointant son doigt vers l’Afrique, loin de se douter qu’il s’y rendrait à l’âge de vingt ans. Missionné par une compagnie de commerce colonial pour retrouver un certain Kurtz, Marlow s’embarque alors, plein d’illusions, dans ce voyage au Congo : une descente aux enfers, annoncée en filigranes dès la couverture…
Parmi les romans et nouvelles exploratoires touchant au tragique comme au sublime, il en est peu qui, comme « Au cœur des ténèbres » (nouvelle écrite par Joseph Conrad en 1899, parue en feuilleton dans le Blackwood’s Magazine), auront autant marqué l’âme humaine. Inspiré par les tribulations de Mark Twain sur le Mississippi et par un récit de l’explorateur britannique Stanley (« In Darkest Africa »), Conrad raconte de fait sous le couvert de la fiction ses propres rêves et cauchemars. En 1890, le futur auteur travaille en effet comme capitaine de steamer pour la Société du Haut-Congo, officiant dans l’État indépendant du Congo, territoire placé sous la terrible souveraineté du roi Léopold II de Belgique. Conrad, engagé pour trois ans, ne réalisera qu’un aller-retour – sur un steamer nommé Le Roi des Belges – entre Stanley-Pool et Stanleyville, avant d’être rapatrié en Europe pour cause de paludisme et de dysenterie : entre-temps, celui qui ne s’appelait pas encore Joseph Conrad (Teodor Józef Konrad Korzeniowski étant né en 1857 dans l’actuelle Ukraine), dépressif et névrotique, avait pris conscience de la folie colonisatrice. Notamment de ces « crimes contre l’humanité », amplement commis au Congo (10 millions de morts) sous prétexte de l’exploitation de l’ivoire ou du caoutchouc, qui provoqueront une prise de conscience internationale au début du XXe siècle.
Le roman de Conrad raconte sur un mode symbolique le voyage de Marlow, jeune officier de marine marchande, s’enfonçant peu à peu dans les ténèbres de la folie humaine en remontant le cours d’un fleuve au cœur de l’Afrique noire ; ceci afin de rétablir des liens commerciaux avec l’énigmatique directeur d’un comptoir au cœur de la jungle, Kurtz, très efficace collecteur d’ivoire, mais dont on est sans nouvelles… Une adaptation de ce récit, invitant au cadre cinématographique introspectif, sera initiée par Orson Welles dès 1939, sans résultat : ce projet filmique sera repris successivement par Werner Herzog en 1972 (transposition au temps des conquistadors avec « Aguirre, la colère de Dieu »), par Francis Ford Coppola (transposition au Viêt Nam avec « Apocalypse Now » en 1979, avec un inoubliable Marlon Brando incarnant Kurtz), et par un téléfilm de Nicolas Roeg en 1993 (avec Tim Roth et John Malkovich). Côté bande dessinée, Conrad inspirera notamment Jean-Philippe Stassen en 2006 (éditions Futuropolis et Gallimard) et, plus récemment, Christian Perissin et Tom Tirabosco (« Kongo », éditions Futuropolis 2013), qui feront le choix alternatif d’adapter les carnets de bord de Conrad et sa correspondance avec sa « tante », rédigés tout deux lors de l’expédition au Congo.
En couverture de la présente édition (intégrée à la collection Noctambule des éditions Soleil, pour laquelle Miquel et Godart avait déjà réalisé « Le Joueur », en 2010), outre le titre et le renvoi à Conrad, nous découvrons une scène sombre et énigmatique. Les couleurs ocre et sépia pourront nous renvoyer à un « lointain » historique et maritime, précisé par le navire (roue et boiseries), le fleuve visible en arrière-plan (cerné d’une végétation dense se perdant dans les brumes) et l’aspect sommaire de la couchette. Au sol, baignant dans une mare rougeâtre (s’agit-il de sang ou d’une éventuelle bouteille renversée, des débris de verre étant également présents ?), livres et feuillets, épars… Mais, au-delà de cette scène inquiétante (comportant une flèche indigène et une lampe renversée), notre regard est attiré par l’attitude de l’homme assis au centre de la composition : le regard sombre, la tête rasée, les pieds plongés dans la mare sanglante n’invitent guère à l’optimisme. Ce qui frappe donc d’emblée, c’est la noirceur et la solitude – sinon la détresse silencieuse – de ce capitaine anonyme, dont le destin semble déjà noté par le paysage environnant. De ce « voyage au bout de l’enfer », nous devinerons que l’humain aura tiré une expérience de vie aussi salutaire que destructrice : la lumière (carte et navigation) aura été faite sur la réalité d’un monde empli de mort (sang, espace vide) et de désillusions (brumes, écrits jetés au sol, lampe brisée). Nous devinerons aisément les enjeux du récit de Conrad, qui fut pourtant taxé de racisme par certains commentateurs africains des années 1970 (la vision africaine de Conrad étant celle d’un « non-monde », perçu par une « culture de l’impérialisme »). Loin de l’imagerie traditionnelle vantant les mérites et idéaux philanthropiques de la colonisation, Conrad va découvrir et dévoiler un enfer au-delà des ténèbres. De quoi remettre en question à jamais l’idéal humaniste occidental, et nourrir psychologiquement quelques naufrages exotiques ou romantiques…
En 4ème de couverture, nous remontons aux origines : voici un jeune garçon rêveur, assis au pied d’une lampe à pétrole domestique : des livres et atlas ouverts révèlent des paysages vierges ou exotiques. Placées en miroir, 1ère et 4ème de couverture complètent notre vision globale du sujet : rêve et cauchemar, lumière et ombre, espoir de la jeunesse et perte de l’innocence de l’âge adulte, imagerie de l’ailleurs et récit de vie interne. Voici le commencement et sa fin signifiée, cette circularité labyrinthique – cycle de vie et de mort – réduisant le « rêve de gloire » à un « lieu de ténèbres », touché en plein cœur pour le meilleur comme le pire.
Interrogé à propos de la gestation de ce projet et de la couverture, le dessinateur Loïc Godart a aimablement et longuement complété notre propre analyse :
« La couverture de l’album a été réalisée en étroite collaboration avec Didier Gonord, le directeur artistique des albums de la collection Noctambule. Il m’a proposé un premier rough, né de sa lecture et de son ressenti de l’album : deux personnages dont Marlow, notre héros, devisaient dans un décor de masques et d’objets africains. Cette idée de couverture faisant référence à la façon dont les Colons occidentaux ont littéralement pillé les peuples autochtones. Elle évoquait l’ambiance de salon des soi-disant civilisés, où l’on peut, au retour des ténèbres, bavarder entre gens biens en contemplant son butin. Néanmoins je trouvais que cette image manquait un peu de force, et disait trop peu sur le cœur du livre : la descente du fleuve Congo, la métamorphose du héros confronté aux puissances du mal… »
« Nous avons donc réfléchi ensemble à ce que nous voulions dire de ce récit très dense. »
« Il fallait éviter plusieurs écueils. D’abord, et surtout, ne pas tomber dans une image exaltant le coté exotique de l’Afrique. Ensuite ne pas proposer un visuel presque trop explicite avec des Africains enchaînés, aux membres coupés, ou la tête sur une pique – images qui, bien que faisant partie de l’album et de l’Histoire, risquaient de résumer le roman graphique à une épopée disons « gore », presque voyeuriste dans sa contemplation de la souffrance… Nous sommes restés plusieurs jours dans le dénuement, à délibérer sans résultat, sans trouver l’image qui marquerait l’esprit du livre. Et justement… C’était ça qu’il fallait représenter ! Un dénuement total, une image où tout est arrêté, où le temps n’existe plus, où tout est achevé pour le héros. Une image, en apparence, « sans retour ». La couverture reprend la dernière case de l’album : Marlow, crâne rasé, est assis, immobile et mutique dans sa cabine de pilotage, les pieds baignant dans une flaque de sang, les pages d’un livre disséminées au sol. Figé, tout comme son bateau. Il vient de traverser le fleuve – visible en arrière plan, menaçant, insondable. L’aventure est finie – et le livre achevé (d’où les pages sur le sol) : il n’y a plus rien à faire sinon méditer, se laisser dériver dans cette méditation. Marlow a quelque chose d’un fantôme, son visage apparaît presque comme un masque : j’ai voulu qu’on le comprenne ainsi, comme un être qui flotte dans le néant. Tout est silencieux, inerte : c’est l’hébétude au sortir d’un cauchemar. Les lignes verticales l’enferment un peu plus dans ce qui pourrait être une prison mentale, mais la perspective invite le lecteur à le rejoindre, à «rentrer » dans l’image et s’enfoncer avec lui au cœur des ténèbres. Cette couverture joue sur ce paradoxe entre immobilité et mouvement : le personnage est figé mais la composition oblige le regard du lecteur à entrer dans le cauchemar, à faire mouvement vers cette cellule qu’est devenue sa cabine de pilotage… Il nous attire à lui.
Une fois cette couverture choisie, nous avons eu l’idée de créer une quatrième de couverture en miroir. Elle présente Marlow, enfant, au tout début de l’album (et de son histoire), encore riche de tous ses rêves : aller-là, découvrir l’Afrique, ce grand continent inconnu… Les lignes qui emprisonnent le personnage de la couverture se sont effacées dans la 4ème de couv’, au profit d’un vide, d’un espace devant lui, où tout semble possible.
Parler de cette couverture, c’est donc pour moi, retenir ses deux faces : l’une, où le rêve est possible (c’est la 4ème de couverture), l’autre où il est réalisé (1er plat). Entre les deux : le roman, c’est-à-dire le voyage au fil du fleuve Congo, la descente en soi-même et dans l’enfer du mal… Le rêve devenu cauchemar. Ce concept – même si je n’aime pas beaucoup ce mot – du cahier de couverture repose donc sur l’idée de boucle : la couverture est une image de la fin du livre, la 4ème de couverture, une image du début. Au commencement est la fin, à la fin est le commencement : une sorte de voyage circulaire, un « éternel retour »… »
Philippe TOMBLAINE
« Au cœur des ténèbres » par Loïc Godart et Stéphane Miquel, d’après Joseph Conrad
Éditions Soleil (17, 95 €) – ISBN : 978-2-302-03103-6