« L’Enfer en bouteille » par Suehiro Maruo

Grand maître de l’Ero-Guro, Suehiro Maruo revient avec un recueil de nouvelles fort étranges. Loin des images dérangeantes ayant fait sa renommée, il nous entraîne dans un monde fait de contradictions, d’interdits et même de trahison. C’est une représentation crue de différents récits empruntés à la littérature classique qu’il met en image avec une justesse à la fois surannée et tellement moderne.

Dans « L’Enfer en bouteille », ces très jeunes enfants vont devenirs de beaux adolescents.

« L’Enfer en Bouteille »

Sur les quatre récits que compose ce livre, c’est le premier qui lui donne son titre « L’Enfer en bouteille ». À la base, il y a un récit court, publié au début du siècle dernier par Kyūsaku Yumeno, un auteur japonais de renom. Seul Suehiro Maruo pouvait adapter une nouvelle aussi étrange. Elle conte la vie et l’épanouissement de deux très jeunes enfants qui échouent sur une île déserte. Ils n’ont pour bagages, qu’un couteau, une loupe, un carnet, un crayon, trois bouteilles de bière vides et une Bible comme seule lecture. Ils sont frère et sœur et ont, respectivement, 11 et 7 ans. Ils vont réussir à survivre, grâce à la nourriture et le cadre luxuriant offert par cette île. Malheureusement, ils vont grandir et,avec eux, le désir charnel qu’ils éprouvent l’un envers l’autre. C’est là où la Bible prend toute son importance. Ils sont tiraillés entre leur amour réciproque et les préceptes enseignés dans le seul livre qu’ils peuvent encore lire. Les corps, forcément nus, sont superbes. Le dessin de Maruo est une ode à la beauté humaine, mais également aux tentations représentées sous forme animale par un serpent, comme dans la Bible, ou une pieuvre comme cela est courant dans la tradition japonaise. Bien évidemment, le destin de ces deux êtres, au départ innocents, sera tragique ; et ça, le lecteur le découvre dès les premières pages. Ce qui rend la suite de ce conte encore plus morbide. C’est le développement de cette tragédie et la montée progressive du désir et de l’angoisse du châtiment suprême, selon les croyances occidentales, qu’il est ici intéressant de suivre.

Les trois autres histoires sont aussi très intéressantes et beaucoup plus dans la continuité de l’œuvre de ce dessinateur de l’étrange.

« La Tentation de Saint Antoine »

« La Tentation de Saint Antoine »

Dans « La Tentation de Saint Antoine », il revisite le mythe chrétien extrêmement connu dans lequel Antoine le Grand, retiré dans le désert d’Égypte, y subit la tentation du diable se matérialisant sous forme de vison sensuelle. Ici, c’est un moine qui est sujet à des hallucinations déformant sa perception de la réalité. C’est peut-être le récit le moins intéressant de ce recueil. Néanmoins, comme c’est un classique déjà mis en image par les plus grands peintres, Maruo se permet de piocher dans ce patrimoine pour donner sa vision en déformant, amplifiant, parodiant les œuvres de Dali, Michel-Ange ou Brueghel l’Ancien. Une approche somme toute intéressante et peu commune en bande dessinée.

« Les Gâteaux de riz de la fortune »

« Les Gâteaux de riz de la fortune » narre les déboires d’un couple particulièrement pauvre qui jalouse leur voisin : un aveugle ayant amassé une petite forme grâce à son travail de masseur. Mais le fourbe n’est pas plus aveugle que les autres, il abuse de sa condition pour s’enrichir. Le jeune couple n’a qu’une envie, mettre la main sur son magot. Mais comme le dit justement le proverbe : bien mal acquis ne profite jamais.

« Pauvre Grande Sœur » avec son frère mentalement retardé, au visage disgracieux.

Quatrième et dernière histoire, « Pauvre Grande Sœur » raconte la vie malheureuse d’une jeune fille et de son demi-frère. Cette dernière, née difforme est absolument repoussante. Pourtant, face à un père alcoolique et violent, elle va s’enfuir avec lui afin de le protéger. Obligés de se prostituer pour survivre, ils arriveront à vivre de manière correcte jusqu’à ce que, malheureusement, le père resurgisse. Vraie bête de foire, la laideur du garçonnet est montrée sans tabou et avec un réalisme saisissant. Sa sœur voudrait qu’ils vivent comme des êtres normaux. Utopie qui montre bien la détresse de cette jeune fille prête à tout pour échapper à sa condition.

Le trait fin de Maruo met particulièrement en évidence l’anatomie parfaitement disgracieuse de la plupart de ses protagonistes. Il arrive à représenter les êtres les plus infâmes comme les plus beaux avec une justesse chirurgicale qui finit par devenir dérangeante. C’est là tout le but de ces œuvres : choquer et interpeller sur nos différences et nos modes de vie conditionnés face à la beauté ou la laideur de ce qui nous entoure. Jouant à fond la carte de la transgression, il n’hésite pas à représenter le monde tel qu’il est. Il ne cache rien, la nudité est omniprésente et dévoilée de manière réaliste, sans enjoliver l’existant, mais sans cacher la sensualité naturelle des êtres non plus. Le lecteur est un témoin subissant ces images crues, parfois perverses, mais toujours soucieuses de retranscrire la réalité le plus fidèlement possible. Même les métaphores semblent bien réelles et le tout se mélange de manière naturelle. Cet album ne fait pas appel au surréalisme ou aux monstres de fiction comme c’est souvent le cas dans l’Ero-Guro.

Cette « Pauvre Grande Sœur » sait user de sa condition de jeune femme fragile pour attirer les faveurs des hommes, plus vénaux les uns que les autres.

Suehiro Maruo n’est pas un auteur de manga ordinaire, son fonds de commerce a toujours été l’étrangeté de notre monde et des créatures le peuplant. Contrairement au mangaka dit « commercial » qui publie des dizaines de planches chaque semaine, il travaille seul et de manière totalement artisanale avec un style vraiment propre. Impossible de le confondre avec un autre auteur. Il joue sur la noirceur de l’âme humaine tout en proposant un dessin clair, toute en finesse et en légèreté. Le contraste est saisissant.

Devant la maltraitance de son père, la « Pauvre Grande Sœur » s’enfuira sans vraiment penser aux conséquences de son acte. Emportant avec elle son frère, encore jeune et dont elle s’occupera comme une mère.

Voir un tel auteur, plutôt marginal au Japon, publié chez un grand éditeur en France pourrait être une vraie surprise. Il n’en est rien, Casterman s’est fait une réputation de dénicheur de talent concernant la bande dessinée asiatique. Voici une nouvelle preuve de son bon goût.

« L’Enfer en Bouteille »

Gwenaël JACQUET

« L’Enfer en bouteille » par Suehiro Maruo
Éditions Casterman – Collection Sakka (13,95 €) – ISBN : 2203081430

Galerie

2 réponses à « L’Enfer en bouteille » par Suehiro Maruo

  1. Brigh dit :

    Je suis d’accord avec le fait que »Casterman s’est fait une réputation de dénicheur de talent concernant la bande dessinée asiatique ».
    Concernant Suehiro Maruo j’aimerais juste signaler le travail de l’éditeur « Le Lézard Noir » qui édite depuis 2004 cet auteur japonais et propose une dizaine de ces ouvrages.

  2. BARRE dit :

    Merci pour cet article qui met l’accent sur un auteur particulièrement interessant, avec un graphisme sensuel et noir, et des histoires décalées et dérangeantes.
    La difformité est une constance dans l’oeuvre de Maruo, notamment dans un ouvrage intitulé « la chenille » (publié chez l’éditeur « le lézard noir » pour rejoindre les propos de Brigh) où le mélange d’érotisme et d’angoisse procure au lecteur une impression de malaise mais aussi de fascination.

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