C’est devenu une tradition depuis quatre ans (1) : tous nos collaborateurs réguliers se donnent le mot, en fin d’année, pour une petite session de rattrapage ! Même s’il est assurément plus porté sur les classiques du 9e art et son patrimoine, BDzoom.com se veut quand même un site assez éclectique : pour preuve cette compilation de quelques albums de bandes dessinées que nous n’avions pas encore, pour diverses raisons, pu mettre en avant, lors de leurs sorties dans le courant de l’année 2024.
Lire la suite...« Dix de der » par Didier Comès
Focalisée principalement sur la découverte (et l’analyse) des nouveautés éditoriales, la rubrique « L’Art de… » se replonge néanmoins régulièrement dans certains grands classiques : ceci afin de permettre aux lecteurs de tous âges de mieux comprendre les procédés et techniques narratives employés par les différents auteurs évoqués. Pour cet article, notre choix s’est porté sur deux planches (4ème et 27ème) issues de « Dix de der », ultime album réalisé en 2006 par Didier Comès (disparu le 07 mars 2013). En ce centenaire de 1914-1918, l’album offre un écho tragique aux deux Guerres mondiales, dans une fable impertinente où s’expriment tour à tour la cruauté, l’humour noir et l’inconscience des combattants…
Récit métaphorique sur le conflit et les valeurs de l’engagement, l’Å“uvre met en scène toute une sphère historique, littéraire, éthique et civique où résonnent d’une seule voix le texte engagé et l’oraison funèbre : pourquoi faire la guerre ?
Né en 1942 dans une Belgique alors occupée par l’Allemagne, au croisement de deux cultures antagonistes, Comès, de son vrai nom Dieter Herman, est profondément marqué par la recherche de ses racines historiques, au-delà de cette guerre qui reste encore pour lui un souvenir permanent et douloureux. L’auteur est véritablement révélé en 1980, avec la publication chez Casterman de « Silence », album où il abandonne la couleur au profit du noir et blanc.
En 2006, après une longue absence, Comès réalise « Dix de der » : décembre 1944, dans les Ardennes Belges, les soldats américains piétinent face à la contre-offensive des armées d’Hitler. Dans un cratère forgé par les obus, une recrue inexpérimentée (surnommée « le bleu ») va cohabiter avec trois étranges fantômes du passé. Si ce trio joue aux cartes, et notamment à la belote, il leur manque encore un quatrième joueur…
Récit métaphorique étonnant, valorisé par la fausse simplicité d’un noir et blanc enneigé, « Dix de der » fascine le lecteur de par la mise en abyme des styles et des genres employés : sous un titre lui-même ironique (le « dix de der » est le nom donné aux dix points supplémentaires que remporte l’équipe qui gagne le dernier pli pour un jeu de carte), l’album se mue tour à tour en récit de guerre, fable politique, critique sociale, pièce de théâtre, ballade et oraison funèbre. Point de vue argumenté sur la réalité de la guerre, mais aussi illustration d’un moment historique précis et charnière de l’année 1944, « Dix de der » procède constamment de l’effet miroir et de l’écho thématique : à une valeur plastique immédiatement sensible s’ajoute en effet un cheminement de lecture très particulier, où le champ de bataille répond au champ mis en images, tandis que les balles échangées entre les camps ennemis sont dédoublées par les bulles troublantes prononcées par les protagonistes, en un phrasé souvent digne du célèbre Michel Audiard.
A la 4ème planche de l’album, le lecteur découvre le sinistre « terrain de jeu » où doit se dérouler ce récit. Introduit par un récitatif sobre, le paysage, dévasté, s’étire en 3 grandes cases panoramiques. Constatons que ces récitatifs fournissent un ensemble d’indices temporels et locatifs venant ancrer le récit dans une situation d’énonciation précise. L’antériorité, signalée dès les premiers mots de l’album, est magnifiée par le graphisme en noir et blanc qui sera compris comme un signe adressé au devoir de mémoire. Cet ancrage est subtilement amené via un jeu sur la forme même des cases (la contemplation de la destruction) et l‘absence de toute humanité. De même, la progression chronologique de l’Histoire, suggérée naturellement dans le fil de la lecture, s’établit par le biais de nombreux mots-outils portant sur le temps et l’espace (le village, à cet endroit, ici), qui viennent sur-préciser l’avancée des forces hostiles en présence. La progression textuelle vient d’un narrateur omniscient (Comès) et utilise le jeu des temps du récit au passé (passé simple, imparfait) pour se clore sur un présent de narration permettant d’ouvrir l’Histoire à l’immédiateté du lecteur. S’en dégage un effet de dramatisation sourde du récit et une montée en puissance de la tension narrative : un affrontement imminent que nul ne désire.
Entre la 1ère et la 3ème case de cette planche, des éléments graphiques et un mot ressortent particulièrement : l’habitat dévasté (ruines), la nature sacrifiée (arbres morts ou coupés par les explosions, sapins sinistres, sol ravagé) et un calvaire (monument fait d’une croix commémorant la Passion du Christ) rendu bancal par les événements. Graphiquement, le noir et blanc de Comès souligne l’opposition silencieuse des forces en présence et le contraste entre rêve et cauchemar : désertifiée (no man’s land), la planche offre en résumé les causes (le mal-être, la fatigue et la fonction inutile des soldats, chargés de défendre un secteur ne possédant que de dérisoires protections) et les conséquences (villages rasés et zones de bombardements) d’un conflit particulièrement destructeur.
Dans la 3ème case, le mot « incroyable » suggère le récit fantastique et la fable amère : l’Homme y devient déjà le jouet du Destin divin. La vignette résume tout l’album : un plan large mortifère, dont toute présence humaine aura été éradiquée par un pilonnage intensif. De lourds nuages noirs répondent à une nature hostile et sauvage (sapins et cailloux), tandis que les valeurs traditionnelles anciennes (religion, communautarisme et ruralité) sont mises à mal. Dans ce chemin de croix annoncé, il ne peut y avoir qu’une direction à la destinée du « bleu » : sombrer dans le néant et périr dans l’un des multiples trous d’obus perforant un paysage autrefois bien vivant…
A la 27ème planche, l’action s’accélère : tandis qu’une patrouille de trois soldats américains (dont le bleu) s’aventure de nuit et sous la neige en forêt dans un secteur hostile, deux étranges corbeaux commentent la scène. Véritable huis clos du néant où Comès alterne le sens du profane et du sacré, « Dix de der » réintroduit ici une tendance onirique déjà présente dans ses précédents albums (dont « Ergün l’errant » (Casterman 1947 à 1981) et « L’Ombre du corbeau » (Casterman, 1981). Les corbeaux selon Comès sont une référence à Hugin et Munin (la Pensée et le Souvenir), les deux corbeaux accompagnant Odin dans la mythologie nordique. Ce funèbre oiseau revêt un important aspect analytique : clairvoyant (associé dans ce cadre à la vue comme à l’œil) et miroir du côté sombre de la psyché humaine, il redevient symbole de lumière et de couleur dès lors que l’homme a pris conscience de sa double personnalité. Il est un passeur de la vie vers la mort, témoin de l’Adoration comme de la Profanation. Que dire, enfin, de la vision pourtant coutumière d’un corbeau avant la bataille censée apporter… la victoire ?
Mais les corbeaux de « Dix de der » sont autres : tour à rôle annonciateurs, jouets et joueurs du Destin et de la Mort, ils sont la caricature évidente des croyances et superstitions humaines. Ici, les « voies du « saigneur » Dieu sont tout à fait impénétrables » (cases 5 et 6) ! Encadrés par des troncs et une neige silencieuse (case 1) qui efface peut à peu les silhouettes au fil de l’album, les soldats, réduits à une présence à la fois noirâtre et fantomatique (écho au dessin en noir et blanc) se jettent effectivement dans la « gueule du loup » (case 2). Soit la révélation de la dernière case (casemate allemande et mitrailleuse pointée), venant relancer un faux suspense, tant le lecteur devine déjà le sort de ces malheureux…
Deux planches en écho, donc, annonciatrices des thèmes et du sujet de l’album. La dernière séquence fournira au lecteur le paroxysme des diverses tonalités déjà croisées durant le récit de Comès : dénonciation de la guerre, discours profane et cynique, humour noir, dialogue prophétique, folie… Cette dernière est suggérée par un vocabulaire de la souffrance mis en exergue dans les planches suivantes par les visions successives du « bleu », qu’aucun autre soldat ne prendra évidemment au sérieux. Hommes, enfants, animaux et orchestre fantomatique concourent à cette fantasmagorie macabre, transformant leur sinistre univers fantastique en une réalité noire, où la folie elle-même est lentement dissoute dans et par la neige environnante.
Les deux « oiseaux de malheur » de la 27ème planche poursuivent ici leur tonalité prophétique concernant le « bleu » : ils savent déjà … Sur une tonalité théâtrale, l’un (surnommé le Sacristain (optimiste) comme l’autre, surnommé le Curé (pessimiste)) jouent face au lecteur-spectateur un dialogue conflictuel, dans une tentative commune (mais vaine) de se convaincre l’un l’autre qu’il y a une solution. Il n’y en a évidemment pas à long terme, ce que l’ironie habituelle du discours des personnages ou du narrateur ne cherche guère à cacher. Ils tenteront néanmoins ; comme on le découvre ici, d’aider le « bleu », en tant que futur « partenaire d’éternité » dans la mort annoncée : la compassion est bien réelle, les acteurs de Comès n’étant pas uniquement manichéens…
Ni tout blanc, ni tout noir.
Philippe TOMBLAINE
Éditions Casterman – 1ère publication en 2003 (14, 50 €) – ISBN : 978-2203334953
Éditions Magnard – 2009 (6, 10 €) – ISBN : 978-2210761551