REPONSE D’YVAN DELPORTE A JEAN VAN HAMME

Aussitôt la lettre de Van Hamme réceptionnée, la réponse d’Yvan Delporte ne s’est pas fait attendre!!!

 


 


Vendredi matin, 9h Jean Van Hamme écrit:

On se calme, les amis.
Le plus gros de la crise est passé. Comme dans toute partie de poker, il y a le dessus et le dessous des cartes. La plupart d’entre vous, isolés dans votre boulot comme nous le sommes tous, en connait le dessus. Du moins ce qu’on vous en dit et ce qu’en disent, lapidairement, les media. Mais il y a aussi le dessous (ou plutôt les dessous) que je n’ai pas envie d’évoquer. Entre rumeurs et réalité, il n’est jamais facile de trouver la vérité.

Y a-t-il eu vraiment la grève chez Dupuis jeudi matin? Quelques membres du personnel sont sortis de l’immeuble pour se mêler aux journalistes venus nombreux assister à d’éventuelles mises à mort. Ensuite, le conseil d’entreprise (les Français disent comité d’entreprise) s’est, paraît-il, déroulé sereinement.

Certains d’entre vous accusent Media Participations de duplicité et d’intransigeance. Intransigeance peut-être, sur certaines limites à ne pas dépasser au sein d’un groupe propriétaire. Vincent Montagne, principal actionnaire de Media, aurait pu rester à Paris et donner ses ordres de loin. Il a mouillé sa chemise à trois reprises pour monter au front et s’engager, verbalement et par un écrit signé, à maintenir (ou rétablir, le cas échéant) l’autonomie de Dupuis. Il l’a fait, m’a-t-on rapporté, avec calme et fermeté. Pour ça, je lui tire mon chapeau.

Duplicité est un vilain mot qu’il faut manier avec circonspection. Je suppose qu’il est fait allusion à la tentative de Media, rapportée par la presse, de vouloir uniformiser les contrats d’auteur au sein du groupe. Les directeurs d’édition du Lombard et de Dargaud Benelux (les deux Yves) qui ont assisté à la fameuse réunion éditoriale à Paris (à laquelle Claude Gendrot et Kennes avaient refusé d’aller) m’ont assuré qu’il n’en avait jamais été question. Rumeur ou mensonges en cascade?
Il est surtout fait allusion, c’est évident, à la note de J.C. Delpierre (ex-Fluide, directeur chez Dargaud France) sur les résultats négatifs du lancement du nouveau Spirou. Note tombée comme un pavé dans une mare déjà suffisamment agitée comme ça. Provocation, désir sincère de se rendre utile ou gaffe monumentale? Quoi qu’il en ait été, les plaies devront être pansées et l’autonomie de Spirou, incarnation par excellence de l’âme de Dupuis, devra être farouchement préservée. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’appuyer sur les forces du groupe Media pour en assurer la meilleure diffusion possible en France.

Pour la petite histoire, je peux à présent vous révéler qu’en 1986, pendant ma brève période à la direction de Dupuis, j’avais reçu l’ordre des nouveaux actionnaires (Hachette et Albert Frère) de liquider Spirou jugé non rentable. J’ai heureusement réussi à les convaincre qu’il perdraient plus à le supprimer qu’à le conserver. La suite, grâce aux rédac’chefs successifs, m’a donné raison. Quand je vous parlais du dessous des cartes… Mais revenons au présent.

Les deux directrices licenciées (Nathalie Claes, financier, et Anne Delchevalerie, DRH) l’ont été parce qu’elle opposaient un refus déterminé à toutes les propositions faites par Montagne, empêchant ainsi la situation de se débloquer. Si vous connaissez des gens chez Dupuis (ce qui me paraîtrait logique), demandez-leur ce que le personnel pense de ces deux départs forcés. Vous serez surpris. Quant à Claude Gendrot (que j’aime bien et respecte pour son intelligence et sa sensibilité, même si nous n’avons pas toujours la même idéologie sur l’avenir du monde), il était présent à Marcinelle jeudi mais n’est pas venu au conseil d’entreprise et à écrit une lettre fort aimable à Huguette Marien (mon épouse, pour ceux qui l’ignoreraient encore) lui signifiant qu’il n’acceptait pas sa réinrégration chez Dupuis et se considérait comme licencié. Sans faute grave, bien entendu. Dont acte. Alain Flamion (informatique et distribution), également licencié un peu impulsivement par Claude de Saint Vincent le vendredi 17 mars et réintégré le lundi suivant, ne s’est pas encore manifesté pour dire s’il acceptait ou refusait la nouvelle orientation que lui a proposée Media.

Voilà où on en était hier soir. Qu’en est-il de l’avenir?

Huguette a été engagée pour une mission de trois mois: établir cette fameuse charte d’autonomie de Dupuis au sein d’un grand groupe d’édition. Depuis bientôt trois semaines, elle a rencontré tous les acteurs de la pièce (y compris le triumvirat représentant les auteurs) et assisté, presque en spectatrice interloquée, au combat des chefs. Peut-être à présent va-t-elle pouvoir remotiver le personnel quelque peu traumatisé et se mettre au boulot.

Il ne s’agit pas seulement d’un charte éditoriale, mais bien d’un document qui doit s’établir pour tous les secteurs d’activité d’une maison d’édition. Ceux qui nous concernent plus directement (éditorial, droits dérivés, promotion, marketing, diffusion et audiovisuel pour les plus chanceux d’entre nous). Et ceux plus généraux mais tout aussi importants (financier, DRH, distribution, VPC, informatique, etc…). La partie la plus délicate sera, à mon sens, la relation éditorial-commercial. Qui décide de quoi et jusqu’où? C’est un domaine sensible aussi vieux que l’édition depuis Gutemberg, et résolu de manière fort différente d’un éditeur à l’autre. On verra bien ce qu’il en sera chez nous.

Cette charte globale ne se fera pas en un mois, mais (soyons optimistes) peut-être bien en deux. Elle nécessitera des dialogues à tous les niveaux sur base des engagements pris par Vincent Montagne et confirmés par Claude de Saint Vincent. J’apprends que notre triumvirat d’auteurs se dissout, sa mission terminée, avec pour objectif de créer un groupe de travail chargé de plancher sur la partie éditoriale (et ses nombreux dérivés) de la charte. Huguette est pour, naturellement. Ce sera plus efficace pour elle de travailler avec un nombre d’interlocuteurs réduit que de consulter 200 auteurs à chaque étape de son travail. En outre, si elle le souhaite, elle pourra de temps en temps me demander un avis. Après tout, je suis moi aussi un auteur. Et n’ayant aucune revendication personnelle à formuler, je peux plus sereinement me soucier de celles d’auteurs moins gâtés que moi. Sans compter qu’avec douze années de multinationales (plus un an chez Dupuis), j’ai quelques vagues souvenirs de gestion au sein d’un groupe, ce qui peut aider au passage.

Ne me comprenez pas mal. Je ne veux en aucun cas faire partie de votre futur groupe de travail. Ma position de DG consort me l’interdirait, me rendant suspect aux yeux de nombreux auteurs. Je vous demande simplement de ne plus brandir des bannières dans ce qui a été une lutte d’ambitions personnelles dont nous avons clairement été les alibis. Et d’aider constructivement ma grande femme chérie à remplir sa mission qu’elle entend mener à bien en toute sincérité et en toute indépendance. Epouse d’auteur depuis trente ans, elle sait parfaitement que sans nous, les éditeurs n’existeraient pas. Comme elle sait également que sans les éditeurs, nous n’existerions pas non plus.

J’espère que l’aimable Araceli (madame Midam pour les intimes, dont je salue au passage le gros boulot qu’elle se tape en transmission d’infos) voudra bien vous diffuser ce message.

Bon week-end à tous et que la force et la raison soient avec nous.

Jean Van Hamme



Message à Jean Van Hamme d’Yvan Delporte

…mais destiné aussi à être lu par les auteurs intéressés.

L’anecdote est bien connue par les vieux de la vieille : Guy Leblanc, l’éditeur du Lombard, avait rassemblé ses auteurs pour leur annoncer qu’il venait de vendre son affaire au Groupe Ampère (un ancien avatar de Média-Participation). Les auteurs étaient atterrés : coup de tonnerre dans un ciel bleu, on ne leur avait rien dit, comment pouvait-on leur faire ce coup-là ? Et Guy Leblanc, avec un bon sourire, a dit : « Quand un paysan vend sa ferme, il ne demande pas l’avis des vaches »

Pour que ses copains ne soient pas traités comme des vaches, Peyo leur recommandait d’inclure dans leurs contrat la notion d’ intuitu personæ (ou, m’a-t-on dit, intuitu firmæ) : ce contrat que je signe, c’est avec vous. Si vous revendez votre affaire, ce contrat-ci devient caduc, je reprend mes billes et je vais voir ailleurs.

Quand j’évoque cette possibilité, on me répond : oui, oui, autrefois c’était peut-être possible, mais aujourd’hui, avec le rythme accéléré des rachats d’industries, ça ne marcherait pas. Naïvement, je me dis que si tous les auteurs qui regrettent Dimitri Kennes et Claude Gendrot avaient inclus la formule dans leurs contrats, la situation serait différente.

Maëster, pour sa part, est parvenu à limiter dans le temps la durée de cession de ses droits : si dans deux ou trois ans, je ne sais plus, il n’est pas content de son éditeur actuel, il récupère ses droits et ira les négocier ailleurs.

Je conçois que les éditeurs n’aiment pas du tout ce genre de raisonnements qui freinerait leur pouvoir de décision et nantirait d’un peu d’indépendance l’auteur, hou le vilain.

Mais garder le statu quo sur ce genre de questions, quelles que soient les belles ?et, on peut l’espérer, sincères? déclarations d’éditeurs soucieux de calmer les esprits, c’est maintenir les auteurs dans le statut de bétail.

Meuh.

yd



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