« La Voie ferrée au-dessus des nuages » par Li Kunwu

Après le succès d’« Une vie chinoise », récompensé en 2010 par le prix de la BD historique de Blois et le prix Ouest-France-Quai des bulles, sélectionné cette année pour les Eisner awards, et le bel album « Les Pieds bandés », Li Kunwu revient avec un one-shot de 215 pages qui fonctionne sur le principe des précédents : fil directeur autobiographique, dimension historique, volonté de témoigner, réflexion sur la Chine d’hier et d’aujourd’hui. Homme de média autant que de BD, Li Kunwu manifeste un intérêt affirmé pour les objets de culture et s’interroge ici sur l’importance de la mémoire et les enjeux patrimoniaux.

Un récit en emboîtements

Tout part des explorations menées dans le Yunnan par l’auteur qui apprend par hasard l’existence d’un mystérieux cimetière des étrangers, envahi par la végétation et perdu au milieu d’une zone en urbanisation rapide comme la Chine en compte désormais tant. Objet de curiosité, puis rapidement d’une véritable obsession, ce lieu oublié, dont nul ne semble avoir gardé le souvenir, va constituer le fil rouge de l’album.

De prime abord, une lecture superficielle pourrait laisser penser à la narration d’une pérégrination réalisée au hasard, passant d’un objet à un autre. En réalité, il s’agit d’un récit conduit de manière extrêmement ferme. À partir de l’énigme du cimetière, Li Kunwu procède à une série de découvertes : une ligne de chemin de fer offrant des points de vue d’une invraisemblable beauté, un livre de photographies anciennes, un Français du début du siècle et sa famille, une problématique autour de la préservation des sites, une évocation des nouveaux enjeux culturels.

Fidèle à sa démarche d’enquête, Li cherche à en savoir davantage. De musée en archives, d’explorations de terrain en traductions d’ouvrages, de rencontres en réunions, l’auteur tisse peu à peu sa toile qui relie l’histoire passée à l’évolution de la Chine contemporaine.

Au demeurant, quel est le sujet véritable de l’album ? Le titre et le dessin de couverture renvoient bien évidemment à la voie ferrée, mais l’intérêt de l’auteur se porte tout autant sinon davantage vers le cimetière, véritable objet de son enquête, alors que l’album brosse également le tableau des rapports sociaux de la Chine contemporaine et soulève une interrogation aiguë sur l’avenir de la politique culturelle chinoise.

Une prouesse technique

Le sujet principal de l’ouvrage tourne autour d’une voie ferrée. Sillonnant comme il le fait depuis des années, les régions rurales du sud de la Chine, Li Kunwu découvre des tombes sans aucune inscription. Désirant en savoir plus, il se rend au musée des chemins de fer.

Là il y découvre l’ancienneté de la ligne du Yunnan construite au début du siècle par les Français pour relier Haiphong (Vietnam) à Kumming (Chine). On connaît l’importance des liaisons ferroviaires dans les stratégies impériales du XIXe siècle comme outil de pénétration aussi bien économique que militaire. Cette dimension, présente en filigrane dans le récit, n’occulte cependant en rien l’évocation de la prouesse technique et les enjeux humains d’une telle réalisation. Li Kunwu nous gratifie de superbes vignettes, souvent en pleine page, qui mettent en évidence cette architecture du vertige, réalisée avec des moyens limités, loin des bases arrière, dans des conditions particulièrement éprouvantes pour les hommes (souvent des condamnés de droit commun), les animaux et les machines.

Ce sujet historique captivant, adossé à des sources de qualité, pose une série d’interrogations d’ordre politique, social ou économique, mais renvoie aussi aux relations qui régulaient les rapports entre la Chine et les états européens avant la guerre mondiale.

Le questionnement de l’auteur plus que les sources elles-mêmes, soulève la question des rapports entre Chinois et étrangers, rapport de triangulation qui confronte les experts français, les notables locaux et les ouvriers de toutes origines : aux étrangers la fixation des objectifs et des moyens, aux notables la gestion des travailleurs. Entre incompréhensions et découvertes, les uns et les autres évoluent. À cette première altérité, s’ajoute le prisme d’une lecture contemporaine butant sur les anachronismes, des méprises et des erreurs de jugement que l’auteur ne censure pas.Une humanité

L’enquête est constamment ponctuée de rencontres et les personnages secondaires n’apparaissent jamais négligeables.

 Ce souci de l’humain, Li Kunwu l’exprime par la place qu’il concède à ses interlocuteurs, mais aussi à l’attachement qu’il manifeste pour le témoignage de Georges Auguste Marbotte, comptable français de l’entreprise chargée de la construction du chemin de fer, qui réalisa une série de photographies éditées par son petit fils.

Point d’orgue de l’enquête, la rencontre entre le descendant de Georges Auguste Marbotte et l’auteur apparaît comme le moyen d’aborder la dynamique de la mondialisation. Un nouveau contact Orient-Occident, qui répond à la rencontre de Marbotte et de ses interlocuteurs chinois, à un siècle d’écart et sur des bases nouvelles : l’Occident ne dispose plus de la suprématie économique et technologique, mais intéresse encore la Chine pour son rapport ancien à l’histoire et son souci d’en préserver les vestiges. En fin de compte, cette relation redéfinie demeure toujours une affaire d’individus et de contacts humains.L’enjeu patrimonial

En élaborant sa base documentaire, Li Kunwu se trouve rapidement confronté aux enjeux et aux contraintes d’une politique culturelle moderne. Certes, les moyens ne manquent pas dans la Chine actuelle, mais les financements demeurent une source d’arbitrage parfois polémique.

La narration savoureuse d’une réunion d’experts concernant le devenir de la voie ferrée (à l’heure de la construction d’une nouvelle ligne à grande capacité) et du cimetière (confronté à une extension rapide du bâti), montre combien, davantage qu’une limite de coût, la préservation du patrimoine chinois se heurte à des problèmes de mentalité et à des questions de rapport au passé.

Abordée sous l’angle du développement touristique plus que de la conservation de la mémoire d’un pays et de ses habitants, la préservation des monuments du XIXe siècle se heurte également à certains points de vue radicalement anticolonialistes. Sur ce plan, Li Kunwu se définit comme un homme non de théorie ou d’idéologie, mais d’expérience et de sensibilité. Passeur entre les cultures et les continents, il l’est également entre les générations.

La diversité graphique au service d’un projet journalistique

On retrouve dans cet album certaines des caractéristiques graphiques des albums précédents : un sens du raccourci venu de la caricature, marqué par une capacité expressionniste qui n’altère en rien la crédibilité et la cohérence de l’ensemble. S’appuyant sur sa maîtrise technique et sa capacité à varier les moyens stylistiques, Li Kunwu joue des registres pour amplifier les effets : réalisme pour la reproduction des photographiques du début du siècle, référence emphatique au dessin de propagande pour exprimer les moments d’émotion intense, trait cursif pour la narration quotidienne, caricature frisant le baroque pour saisir une expression outrée ; le registre semble infini.

Multipliant les audaces graphiques, l’auteur fait preuve d’une maestria formelle efficace notamment avec la très belle scène de nuit du premier chapitre, ou les angles de vue peu usités, en contre-plongée avec un pont comme suspendu dans le ciel page 59 ou en surplomb pages 28 à 31.

Avec cet album, Li Kunwu semble donc atteindre une nouvelle dimension esthétique, comme si l’auteur avait pris conscience de la portée de son art et de l’utilité de son nouveau statut d’artiste de niveau international. Il dépasse ici la dimension du seul récit (qui constituait l’ossature d’« Une vie chinoise »), aussi bien mené soit-il, et semble ne plus vouloir se contenter d’un simple témoignage (prédominant dans « Les Pieds bandés ») : il en arrive ainsi à jouer un rôle dans la prise de décision à travers la politique éditoriale de son journal. D’abord sujet (« Une vie chinoise »), puis témoin (« Les Pieds bandés »), l’artiste journaliste devient à présent acteur social au plein sens du terme. Si le projet narratif, mené avec toutes les ressources scénaristiques de l’enquête, demeure proprement informatif — témoignant par la même que la bande dessinée se prête particulièrement bien au genre journalistique —, Li Lunwu se définit dorénavant comme un témoin privilégié de l’histoire chinoise et un conservateur d’une mémoire collective menacée par la globalisation.

On saluera au final un ouvrage dense, ien mené et riche dont la moindre qualité n’est pas l’attachement aux rapports humains, à travers une belle collection de portraits présents et passés permettant d’évoquer les relations qui se nouent au hasard des rencontres. Par-dessus tout, l’album apporte un témoignage vivant et nourri sur les enjeux culturels et patrimoniaux que provoque l’évolution rapide de la Chine du XXIe siècle.

Joël DUBOS

« La Voie ferrée au-dessus des nuages » par Li Kunwu

Éditions Kana (15 €) – ISBN : 978-2-5050-1963-3

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