Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial 75 ans de Spirou : « Le Spirou de … T5 : Le Groom vert-de-gris » par Olivier Schwartz et Yann
Ce mois de décembre marque déjà la fin des différentes analyses rétrospectives de couvertures consacrées à l’univers de Spirou & Fantasio et qui furent proposées à l’occasion de cette année-anniversaire des 75 ans. Mais, alors que se profile déjà la parution très attendue du « Fétiche des Marolles » par Yann et Olivier Schwartz (ce 7ème tome de la série « Le Spirou de… » étant prévu en avril 2014), le dernier choix annuel s’est assez logiquement porté sur leur album précédent : soit le retentissant « Groom vert-de-gris », ouvrage publié en mai 2009 et qui souleva plusieurs polémiques, outre sa comparaison – souvent jugée négative – avec l’encensé « Journal d’un ingénu » d’Émile Bravo (avril 2008). Le récit s’ouvrait ici en 1942, dans Bruxelles occupée. Spirou, groom au Moustic Hôtel qui a été réquisitionné par les Allemands, et Fantasio, journaliste au quotidien Le Soir « volé », se reprochent mutuellement leur trop grande proximité avec l’Occupant…
Prépublié dans le journal Spirou du n°3697 (18 février 2009) au n°3704 (08 avril 2009), l’album « Le Groom vert-de-gris » peut être perçu comme une suite chronologique du « Journal d’un ingénu », à ce détail près que les lecteurs n’y trouveront aucun lien avec l’histoire développée par Émile Bravo ! Seul le cadre historique des années 1930-1940 constitue donc à priori la colonne vertébrale majeure de ces deux albums ; n’oublions cependant pas que l’idée d’inscrire Spirou dans la Seconde Guerre mondiale avait déjà germé dans les années 1980 chez Yann, qui désirait faire illustrer par Yves Chaland le contexte trouble de la Collaboration. Abandonné à l’époque, ce projet se trouve donc réinvesti fort justement en 2009 dans le style graphique néo-ligne claire de Schwartz, digne successeur de Chaland.
Comme le suggère le titre, exceptionnellement dans cette aventure, l’uniforme de groom de Spirou n’est plus rouge mais vert-de-gris, de la même couleur que les uniformes des troupes allemandes qui ont réquisitionné le Moustic hôtel. Outre le caractère péjoratif évidemment associé très vite par les contemporains à cette couleur (feldgrau en Allemand), le titre constitue aussi une citation de « La Môme vert-de-gris » (1952), film policier français du réalisateur Bernard Borderie.
Les différentes couvertures imaginées par Olivier Schwartz pour les éditions française et bruxelloise jouent sur plusieurs terrains associés : ce qui est visible d’emblée, c’est d’abord le caractère super-héroïque du groom, virevoltant sur les toits, entre projecteurs et balles ennemies, de jour comme de nuit à la manière des emblématiques Batman ou Superman. Face aux Nazis, tous ses héros se ressemblent dans une geste éminemment patriotique : Spirou, accroché ironiquement au drapeau à croix gammée, transforme le sinistre étendard en cape rougeâtre (on pourra là encore y « lire » la silhouette de Superman) parfaitement significative de ses exploits, sinon de son caractère frondeur, espiègle, rebelle ou révolutionnaire… Spirou, bien sûr, incarne là l’esprit malin et résistant réellement associé en temps de guerre aux éditions Dupuis (nous renvoyons pour cela au superbe et indispensable ouvrage « La Véritable Histoire de Spirou (1937-1946) » par Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, Dupuis 2013).
Ce qui est un peu moins visible ou perceptible, notamment pour le jeune lecteur, c’est l’ensemble des références et des détails ironiques glissés par Yann et Schwartz dans leur album, cet élément important étant reflété sur les différentes couvertures proposées : on trouvera donc et par exemple une fille juive inquiète inspirée par Anne Frank, une publicité hommage à la série « Blondin et Cirage » (série créée par Jijé en 1939 ; 1er album en 1942) ou les personnages – encore jeunes – de Blake et Mortimer. Cet univers de fiction est encerclé par la soldatesque allemande mais également par le contexte bruxellois du moment : on reconnaîtra donc aussi des véhicules et publicités réelles, dont celle pour célèbre La vache qui rit, imaginée en 1921 par Léon Bel sur un dessin de Benjamin Rabier ; pour l’anecdote, ce dessin orna d’abord les camions de ravitaillement de viande pendant la Première Guerre mondiale : on surnomma cette vache hilare la « Wachkyrie », fine ( !) allusion aux Valkyries, rendues célèbres par Richard Wagner et emblèmes des transports de troupes allemandes. Nous voyons donc mieux son emploi ironique en couverture du présent album…
Côté rues et bâtiments, Schwartz représente – en une vision raccourcie – à la fois l’identité de Bruxelles et son âme populaire, via le Manneken-Pis, le quartier des Marolles, la baraque à frites, le palais de Justice et l’évocation du square Henri Rey. Le numéro du tramway 33 fait référence à une chanson de Jacques Brel (« Madeleine », dans un disque de 1962 : « On prendra le tram trente-trois Pour manger des frites chez Eugène ») et à une ancienne ligne, supprimée depuis 1960.
Héros à contre-emploi, contraint de porter un costume de groom paré des couleurs ennemies, Spirou est en fuite : le vêtement plus ou moins déchiré ; des hématomes et griffures visibles sur le visage, il est fusillé du regard par son habituel complice Fantasio qui ne voit plus en lui qu’un rival ou un fugitif peu respectueux de ses propres nouvelles valeurs. Fantasio incarne lui-même ici le bruxellois « type », lecteur et collaborateur (dans tous les sens du terme) du journal Le Soir, dans lequel Hergé publiera « L’étoile mystérieuse ». Nous laisserons le soin aux lecteurs de se forger leur propre avis sur les « héros », confrontés à des choix complexes (Spirou n’hésite pas à tuer), sans revenir ici sur les différentes polémiques soulevées à l’époque par cette vision du récit et des personnages (voir par exemple le long article de nos confrères d’actuabd.com : http://www.actuabd.com/Spirou-et-Fantasio-Une-polemique-vert-de-gris). En arrière-plan, les publicités prennent dont une autre dimension, connotation secrète et symbolique : nos héros doivent-ils se contenter de cirer les bottes allemandes ou au contraire tenter de laver l’affront causé par l’invasion ? Cirage ou eau de javel, rira bien qui rira le dernier… Ce « Kastar » (terme pour « costaud/malabar » en brusseleer, le parler bruxellois) n’a, comme on peut s’en douter, pas fini de donner du fil à retordre à l’ennemi. Quoi de mieux dès lors que d’illustrer en couverture Spirou, héros spirale bondissant et tourbillonnant (le Marsupilami en étant selon Franquin une autre transfiguration naturelle et fantastique), autant désarmé que désarmant, en train de courir de nouveau vers son irrépressible destin aventureux…
Philippe TOMBLAINE
« Le Spirou de … T5 : Le Groom vert-de-gris » par Olivier Schwartz et Yann
Éditions Dupuis, 1ère édition en 2009 (14,50 €) – ISBN : 978-2-8001-4051-3
Merci pour cet article de décryptage très intéressant et surtout superbement illustré. Je ne connaissais pas la moitié des ex-libris ici présentés, et je me dis que toutes ces illustrations pourraient faire un superbe album, à l’image de celui d’Alec Severin.