Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Le Temps du rêve » T1 et T2 par Olivier Ormière et Stéphane Antoni
Intituler « Le Temps du rêve » une série d’albums (deux tomes sur les trois prévus, parus en août 2011 et février 2013) évoquant la tragédie de la Première Guerre mondiale semblait à priori relever du challenge. Toutefois, c’est bien en abordant un thème peu connu lié à ce conflit (la participation directe de soldats australiens, dont des Aborigènes, aux assauts contre les forces ennemies) que Stéphane Antoni et Olivier Ormière ont réussi leur pari. Ces deux enseignants de lycées professionnels (actuellement en postes en Charente), devenus scénariste et dessinateur sur leur temps libre pour l’occasion, auront également su convaincre leur éditeur de leur accorder quelques raisonnables délais, ceci en raison de recherches documentaires poussées et d’une phase de réalisation restreinte… Passons donc,entre les balles et les obus (!), derrière les couvertures.
Lorsque la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Allemagne, le 04 août 1914, tous les territoires dominés par ces deux puissances coloniales sombrent de fait dans l’horreur d’un conflit devenant quasi-instantanément mondial. Dans le cas de la Grande-Bretagne, l’entrée en guerre touche tout son Empire : colonies et dominions fourniront plus de 2,5 millions d’hommes, outre de très importants moyens financiers. Les sacrifices et les contributions à la guerre fournis par l’Australie allaient changer de nombreux aspects de l’histoire de ce pays encore jeune. Les Australiens auront notamment combattu en Nouvelle-Guinée allemande (1914), en Turquie (avril 1915), en Égypte et Palestine (1916 et 1917) ainsi que sur le front occidental (1916 à 1918). Le débarquement de troupes australiennes à Gallipoli est reconnu comme l’un des moments forts de la création de l’histoire moderne de l’Australie. En outre, la Première Guerre mondiale a beaucoup fait pour mettre en évidence les différents points de vue des Australiens sur la conscription.
Les couvertures successives des deux premiers tomes du « Temps du rêve » dévoilent la triple intention de la série, dont le troisième et ultime album sera publié en 2014, daté clé d’un centenaire commémoratif qui devrait assez vraisemblablement voir se multiplier les parutions de toutes sortes.
En premier ressort, c’est l’angle thématique qui est connoté, dès le choix – quelque peu intrigant – du titre de la série : ce « temps du rêve » s’en réfère au thème central de la culture aborigène (autochtones du territoire Océanien). Ce motif explique les origines du monde, façonné par le corps des créatures géantes (comme le Serpent arc-en-ciel) dont l’âme aura du même coup rendue la terre sacrée. Notons que le scénario concocté par Stéphane Antoni, appuyé sur le style graphique très réaliste d’Olivier Ormière (basé sur des crayonnés complétés par un rendu informatique), évite le cours d’histoire ou d’ethnographie au profit du récit. L’on suivra donc le héros aborigène, persuadé que les prophéties de son peuple (la vie n’est pas la réalité, les ancêtres vont sortir de terre, etc.) vont se réaliser dans les tranchées d’Europe.
Le second ressort est d’ordre chronologique, dans la mesure où chacun des albums évacue pour le moment la monstration d’un héros traditionnel au profit de plans larges liés aux espaces conflictuels annoncés par le titre des albums.
Pour le tome 1, « Gallipoli », c’est l’opération de la Bataille des Dardanelles (février 1915 à janvier 1916) qui est visée. Selon le plan initial, une importante force navale britannique devait attaquer le détroit afin d’ouvrir la route vers Constantinople et réduire la puissance de l’Empire Ottoman, dangereux allié des Empires allemand et austro-hongrois. Au final, et en dépit du débarquement de 75 000 soldats, l’opération se soldera par un échec et la perte de 250 000 victimes du côté des alliés.
Pour le tome 2, c’est cette fois-ci la participation australienne à la guerre des tranchées qui est suggérée, avec la mention de la Bataille de « Fromelles » (département du Nord). Le matin du 19 juillet 1916, à 6 heures, l’attaque d’infanterie des divisions britanniques et australiennes, encore inexpérimentées, est immédiatement soumise à un intense feu de mitrailleuses et d’artillerie, dans une zone où le no man’s land est très large (plus de 300 m). Les quatre vagues d’assauts seront fauchées l’une après l’autre, à cinq minutes d’intervalle. Totalement isolés, les Australiens, survivants du premier assaut, après avoir passé une nuit dans les tranchées allemandes, décideront de regagner leurs lignes au matin du 20 juillet ; ils sont alors de nouveau fauchés par les mitrailleuses allemandes. En vingt-quatre heures, les Australiens ont perdu 5 533 hommes, et les Britanniques 1 400, sans obtenir le moindre résultat stratégique…
Troisième et ultime ressort de la série, annoncé par les couvertures : l’indispensable angle humaniste du traitement de la Guerre. La couverture du tome 2 illustre ainsi au plus près la tragédie annoncée : sous un temps grisâtre et pluvieux, les pâles visages de soldats déjà semi-enterrés s’apprêtent à lancer une attaque où peu auront la chance de revenir. Dans cette violence essentialisée, ne répondant plus aux justifications patriotiques ou politiques habituelles, notre regard est attiré par le visage retourné d’un des principaux protagonistes : il s’agit du Lieutenant-colonel Stucker, qui commande notamment cet intrigant Aborigène nommé Freeman, que l’on retrouve pour l’instant en projet de couverture du tome 3 (« Alcheringa », autre qualificatif local du Temps du rêve).
Laissons à Oliver Ormière le soin de commenter lui-même la genèse des couvertures de ces deux tomes, visuels inédits à l’appui :
« Pour le tome 1, ma première réalisation (couverture 1) semblait avoir beaucoup plus aux équipes des éditions Delcourt, mais celle-ci a finalement été jugée trop « artistique » et pas assez en relation avec le style propre à l’ensemble de l’album. Pour moi, la volonté première était il est vrai de mettre en avant la culture aborigène et d’illustrer l’idée de « Dreamtime ». Le fond historique « guerre de 14 » étant donc volontairement peu évoqué…
Le 2ème projet fut aussi refusé : pas assez explicite. Le directeur éditorial Thierry Joor me demande à ce moment là d’évacuer la dimension onirique de l’album et de me consacrer uniquement à l’aspect historique. Les 3ème et 4ème projets furent des couvertures de principe (non achevées) qui se focalisent sur le cuirassé HMS London (idée du voyage, du débarquement futur…). Thierry m’indique qu’il souhaiterait une scène issue de clichées photographiques de l’époque. La scène du débarquement est choisie. Couverture 5 : j’avais l’envie de montrer l’attente du débarquement, les visages angoissés, etc. Cette illustration sera jugée trop frontale, manquant d’ampleur. L’équipe de graphistes qui accompagnent Thierry me fournira donc un croquis qui me mènera à la réalisation de la couverture 6 (recherche de couleur). Les visuels 7 et 8 montrent la version définitive…qui n’est donc pas ma préférée ! »
« Pour le tome 2, la mise en œuvre a été plus rapide : la couverture 9 n’est pas jugée assez lisible (ce qui est vrai, donc pas de regret !), mais je réalise alors un croquis (10) qui sera celui de la couverture définitive. Je peux donc enfin faire un plan plus rapproché des visages et me focaliser sur la peur et les interrogations des protagonistes. Prêt au départ, Stucker s’apprête à lancer le signal par le sifflet qu’il a en bouche. Peu de soldats regardent en face d’eux : seuls le soldat du premier plan et l’aborigène Freeman, placé derrière, semblent prêt à affronter leurs destins… Stucker regarde quant à lui en arrière. Tout à la fois, il surveille ses soldats, mais marque aussi son désaccord avec cette guerre absurde. Celui qui regarde le lecteur, c’est Upfield (un personnage qui meurt dans ce tome 2). Le seul à avoir la « tête sur les épaules ». Seul pleinement conscient des enjeux qui se jouent. Ce personnage est conçu comme « personnifiant la raison et la morale » de Stucker (pour reprendre les termes de Stéphane Antoni !). Il n’hésite pas à faire face au lecteur-voyeur des scènes meurtrières à venir… ».
Philippe TOMBLAINE
« Le Temps du rêve » T1 et T2 par Olivier Ormière et Stéphane Antoni
Éditions Delcourt 2011 et 2013 (13, 95 €) – ISBN : 978-2756017914 et ISBN : 978-2756027197
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