Christian Binet

Les éditions Audie-Fluide Glacial rééditent régulièrement leur fonds et, ce mois-ci, nous re-proposent ce qui est, certainement, le chef-d’?uvre de Christian Binet : « L’Institution ».

Si l’ouvrage se contente de reprendre les pages publiées, entre janvier et août 1981, dans les n°55 à 62 de Fluide Glacial, ainsi que la préface de l’auteur(1), illustrée par de nombreuses photographies d’époque, déjà présentes dans l’album broché paru en 1981 (repris en cartonné en 1985), il permet néanmoins de (re)découvrir ces huit récits, de cinq à huit planches chacun, qui dénoncent un système éducatif religieux répressif et hypocrite ; l’auteur réussissant à y combiner humour et terrifiants souvenirs personnels.

Á l’époque, « L’Institution », qui raconte la vie collective sous l’égide des curés et des religieuses que connu le petit Christian (envoyé, à l’âge de six ans, au pensionnat catholique l’Institut Notre-Dame, puis dans deux autres pensions et une colonie religieuse), a souffert de la comparaison avec le « Paracuellos » de Carlos Gimenez, bande dessinée qui décrivait le quotidien d’enfants dans un orphelinat de l’Espagne franquiste (voir bdzoom/article3709) et qui fut publiée dans ce même mensuel créé par Gotlib, juste un an auparavant ! Pourtant, autant que « Paracuellos », cette émouvante « Institution » mérite d’être mis au panthéon du 9e art, d’autant plus que, historiquement, elle est une des premières bandes francophones à relever de l’autobiographie en bande dessinée.

Cette méritoire réédition d’une œuvre expiatoire, où Christian Binet compile des anecdotes souvent invraisemblables en contrebalançant la dureté du propos par l’ironie et la dérision de la narration, nous permet aussi d’évoquer la carrière de cet auteur trop souvent (et injustement) oublié par l’intelligentsia de notre média favori. Or, il se trouve que Christian Binet raconte ses débuts dans le n°11 de la revue Hop !, en mars 1977 (n° réédité en 1986, mais désormais épuisé définitivement chez l’éditeur), qu’il n’y a pas de source plus fiable et que Louis Cance, le responsable de Hop !, nous a autorisé à reprendre l’intégralité de ces propos complétés par nos précisions de circonstance dans notre article : merci à lui. (2)

« Je suis né le 20 mars 1947 à Tulle. Mon père il était ingénieur à la conserverie Valade, qui avait frôlé de peu la pendaison puis la déportation, décide de quitter cette ville et toute la famille s’installe dans un petit village, à soixante kilomètres de Paris : où mon père a trouvé une place d’ingénieur dans une petite usine, de cinquante employés, de presses à découper. Des années scolaires qui sont autant d’années de pension à Étampes, Versailles et Pithiviers. Des années de premiers dessins, bien sûr, sur mes cahiers et sur la vie des établissements que j’ai fréquentés, encouragements de mes camarades pour qui je crée des histoires très influencées par Hergé et toute une pléiade de dessinateurs publiant dans des petites revues du style Rions un peu dont les noms m’ont aujourd’hui échappé.

Christian Binet est donc un auteur très précoce puisque Á l’âge de douze ans, je tombe sur une de ces petites revues (Humour Magazine) dont le rédacteur est un dessinateur qui s’appelle Arsène Brivot. Cette revue ouvre une de ses rubriques sous le titre « Jeunes dessinateurs de demain ». Les dessins envoyés sont « corrigés » par Arsène Brivot qui note sur une feuille à part les choses qu’il a lieu de modifier et ce, avec une certaine compétence. C’est dans cette revue que je publie mon premier dessin nous sommes en 1959. Un évènement ! Il s’agit d’un représentant en balais brosse, comme l’indique l’inscription sur sa valise, et qui sonne à une porte marquée « ballets russes ». D’autres dessins seront publiés par ce journal, par la suite, toujours dans les mêmes conditions.
Parallèlement, je prospecte par correspondance d’autres revues. C’est ainsi que j’ai un dessin publié dans le courrier des lecteurs de
Record, sans savoir que, plus tard, Record deviendra l’un de mes employeurs. Enfin, à treize ans, le magazine pour jeunes Top, me publie mon premier dessin payé (5 francs) : un gardien de prison devant une porte sur laquelle est inscrit « maison de redressement », ce gardien étant tout voûté.
J’assure également en 1965 le dessin de première page du journal local
La Gazette de l’Île de France (disparu depuis). Mon père, qui doute du côté lucratif du dessin, surtout au début, me pousse vers des études de dessinateur architecte dans une école spécialisée à Paris, rue du Cherche-Midi. Dessin trop rigide pour moi et trop contraignant par sa rigueur mathématique. Seuls les petits personnages devant les façades ont ma faveur et celles de mes camarades, mes professeurs étant plus réservés. Études terminées…, avec un Demi-diplôme.

1966 : l’armée. Cantonné au Fort Neuf de Vincennes avec la qualification de déboucheur de WC, car comme chacun sait un artiste peut difficilement faire autre chose, tout comme un ingénieur agronome si j’en crois mon compère préposé, lui aussi, à cet emploi… Désireux d’échapper à ce cadre, je me présente à la revue de l’armée(T.A.M. 10 Sxhwartxz trouffion de 2ème classe, candide et qui passe au travers des évènements et de la mitraille comme on déambule dans les allées d’un parc au mois d’août. Succès de la série, mais qui ne m’éloigne pas pour autant des communs.

Début 1968 : la liberté ! Je n’ai, à l’époque, aucun regard pour la bande dessinée et ne pense que dessin humoristique et, qui plus est, Jean Bellus (qui est le grand favori de la famille) . C’est avec des imitations de Bellus que je me fais publier dans France Dimanche . Collaboration qui durera un an et demi et qui deviendra franchement laborieuse vers la fin. Publications, également, dans Jours de France (ma première grosse pige à 250 francs pièce), France Agricole, Bretagne Magazine, Plexus (journaux disparus)…

Je viens de me marier et je gagne entre 80 et 400 francs par mois quand tout va bien. Ma femme se fait 800 francs. Nous vivons dans une pièce cuisine, dans laquelle l’évier rentre à peine, et un water à se disputer entre trois autres voisins. Parallèlement, à France Dimanche, je m’essaie à un style autre qui ne rencontre guère l’approbation de ma famille. Je me présente à Match, Télé 7 jours et Hara-Kiri qui me prennent des dessins, les ont sûrement encore, et ne les ont jamais passés.

Par une petite annonce dansLe Nouvel Observateur, je me présente aux éditions Fleurus en 1969 où un nouveau journal est en préparation. J’avais dans mes cartons un petit personnage en chemise et nœud papillon destiné à une publication adulte et qui n’avait pas été retenu Plexus, dirigée par Louis Pauwels, où « Graffiti » apparut, uniquement, le temps d’un seul gag’>il s’agit de la revue Plexus, dirigée par Louis Pauwels, où « Graffiti » apparut, uniquement, le temps d’un seul gag. C’est donc ce personnage, avec des histoires pour les 12/15 ans, que je présente à Pierre Marin, le rédacteur en chef de Formule 1, qui accepte ma bande pour présenter les rubriques du journal. Cette collaboration dure depuis sept ans commencée en 1970, elle se terminera en 1979, à raison d’une histoire chaque semaine : le personnage de « Graffiti » ayant été remanié, au cours des années, ainsi que les tortues qui l’accompagnent…

En 1970tout juste récompensé par le Prix Nicolas Goujon, je me présente à Record et donc aux éditions Bayard Presse avec une série d’histoires en une page et un personnage : un petit garçon en casquette, « Callagher ». Bande dessinée refusée par Gérard Pradal, rédacteur de Pilote à l’époque, qui me conseilla, à l’issue de notre entrevue, de changer de métier. Grâce à Claude Verrien, rédacteur en chef de Record ancienne formule, « Gallagher » prend place dans les pages de ce magazine, jusqu’au changement de formule.

Nouvelle formule de Record, plus adulte, moins de bandes dessinées, des illustrations nombreuses, dont quelques-unes me sont dévolues, on me demande de créer un personnage pour cette nouvelle formule. C’est «Les Belles histoires de Kranpère » (jeux et contes) . Il me faut à nouveau trouver une autre série pour la formule de Record remaniée : c’est « Forum ». Une quinzaine d’opus et la formule se bouleverse à nouveau.

Enfin, après un calme plat, je crée un personnage féminin qui serait le pendant de la bande dessinée de Besson (Pascal). C’est « Les Anti-mémoires de Laurence Torniol ». Quatre histoires parues puis Record arrête sa parution faute de lecteurs et devient Record dossiers, journal à l’usage des scolaires où je publie quelques illustrations épisodiques.

Pour le compte de Bayard Presse, je vais encore travailler puisqu’une nouvelle revue de bandes dessinées est en préparation pour avil-mai où j’aurais ma place régulière et toute en couleurs avec un nouveau personnage, mais nous en reparlerons…

Côté Fleurus, sur une proposition de Jacques Josselin, rédacteur en chef de Djin, je crée « Poupon-la-peste » en 1975,bébé turbulent et très intelligent, car j’ai toujours eu la passion des petits personnages rondouillards. Cette histoire paraît régulièrement depuis un an

Côté bande dessinée adulte, par Jacques Rampal que j’ai connu à Formule 1, je collabore, dès le premier numéro, à Mormoil en mars 1974 sur un scénario de Lucques. Puis, dans tous les autres, soit avec mes propres histoires, soit sur des textes de Rampal et de Jean Mulatier Bédés juvéniles » aux éditions Bédérama en 1980′>récits compilés dans l’ouvrage « Bédés juvéniles » aux éditions Bédérama en 1980. J’y écris également les textes des dossiers illustrés par Jean-Claude Morchoisne, Jean-Jacques Loup, Michel Bridenne…

Aujourd’hui disparu, Mormoil aurait pu devenir une revue de BD très lue dans les prochaines années. Comme tant d’autres, elle a sombré dans la déconfiture entraînée par une comptabilité démesurée qui laissait les dessinateurs vivre d’amour et d’eau fraîche. Enfin, bientôt, Fluide Glacial verra naître ma collaboration à cette revue Morchoisne lui avait conseillé d’aller voir Gotlib, le responsable de ce magazine, mais notre dessinateur tardant à l’appeler, c’est Gotlib, l’ayant repéré dans Mormoil, qui finira par lui téléphoner pour lui commander une illustration pour « La Gazette de Frémion » ou pour une nouvelle de Bruno Léandri(3) avec une histoire en cinq pages de mon cru… »

Ainsi parlait Christian Binet dans le n°11 de Hop !, sans savoir qu’il allait bientôt devenir célèbre grâce à une série mettant en scène « Les Bidochon », stéréotype criant de vérité d’un couple de Français moyens dans toute leur médiocrité et dont le quotidien est d’une affligeante banalité, laquelle sera publiée dans Fluide Glacial, à partir du n°41 de novembre 1979 (dix-neuf albums parus, à ce jour, chez Audie-Fluide Glacial).

Auparavant, dès le n°11 d’avril 1977, notre dessinateur humoristique, au ton plutôt acide, aura fait revivre, dans ce mensuel, « Kador » : le seul chien capable de lire Kant dans le texte. Ce dernier finira par s’effacer (après une publication, en 1982, dans Le Matin de Paris, et quatre albums chez Audie-Fluide Glacial) devant la popularité de ses maîtres Raymonde et Robert, plus connus sous le nom des « Bidochon » ; longtemps réfractaire à l’adaptation au café-théâtre de « Kador », Christian Binet finira par écrire lui-même « Les Bidochon se donnent en spectacle », mis en scène par Marijo Kollmannsberger en 1989,avant que ces héros du quotidien ne connaissent, en 1996, une discutable adaptation cinématographique due à Serge Korber.

Parallèlement, après divers travaux d’illustrations et une participation aux six numéros de l’éphémère mensuel Historiques des éditions Fleurus (avec les six pages de gags de « L’Histoire en solde », en 1980)(4), Christian Binet réalise aussi divers albums indépendants, souvent plus féroces et dramatiques, pour les éditions Audie : ils sont tous pré-publiés dans Fluide Glacial, mensuel auquel il continue de participer régulièrement(5).

Ainsi, outre « L’Institution », nous ne pouvons que vous conseiller de découvrir (si ce n’est déjà fait), les « Histoires ordinaires » qui furent publiées en 1978 dans Fluide Glacial et qui préfigurent « Les Bidochon », « Déconfiture au petit-déjeuner » (album paru en 1986 et qui reprend divers récits courts, torturés et morbides, proposés auparavant dans le mensuel), « Propos irresponsables » (histoires noires et désabusées dont la publication avait commencé en 1986 et qui seront poursuivies, à partir de 2007 et au quatrième tome, sous le titre « Les Impondérables », lequel n’est autre que celui de leur troisième recueil, en 2004), « M. le M. : Monsieur le Ministre » (impitoyable satire du milieu politique publiée de 1988 à 1990) ou encore ses rares scénarios pour René Hausman pour la série « Allez coucher, sales bêtes ! » (deux pages dans le n°31 de Fluide Glacial en 1978 et deux autres dans le n°33 de 1979, que l’on retrouvera dans l’album du même nom aux éditions Dupuis, en 1991) : des œuvres moins connues mais qui correspondent parfaitement à la qualification « d’humoriste à tendance dramatique » dont il s’affuble lui-même.

Enfin, lorsqu’il ne dessine pas, Christian Binet, qui fût même un temps acteur de théâtre dans des vaudevilles, pratique avec bonheur la peinture(6) (quelques-unes de ses toiles, empreintes de noirceur et d’amertume, sont réunies dans « Christian Binet : l’œuvre peinte » dans la collection « Carnets intimes » des éditions Audie-Fluide Glacial, en 2005) et la musique : « je joue de l’orgue, de la flûte à bec, de la bombarde bretonne, de l’épinette vosgienne et de l’accordéon. Je joue de la musique depuis fort longtemps sans jamais l’avoir apprise… J’aime bien jouer de l’harmonium à l’église voisine, j’y vais surtout en semaine, seul… » (7). D’ailleurs, s’inspirant de son expériences des us et coutumes des musiciens, il vient de terminer un ouvrage hilarant consacré aux praticiens et aux amateurs de la musique classique : « Haut de gamme », à paraître chez Dargaud au mois de juin !

GILLES RATIER, avec Christophe Léchopier (dit « Bichop ») à la technique

(1) Christian Binet termine cette préface en précisant que « Ces neuf années sont les années les plus importantes de ma vie. Ce sont elles qui m’ont façonné, qui m’ont recouvert d’une épaisse croûte opaque et résistante au temps. Aujourd’hui, à force de patience et après de nombreux lavages au détergent, le vernis a craqué et ma vraie peau a réapparu. Je sais qu’à présent je suis libéré de toutes ces années, et par les Saintes Ecritures, je veux bien être pétrifié par Dieu lui-même s’il m’en reste quoi que ce soit. »

(2) Pour en savoir plus sur Christian Binet, nous vous conseillons de consulter également les revues Haga n°36, (Á Suivre) n°14, Circus HS n°6, Sapristi n°22, Houba n°14, La Lettre de Dargaud n°50, La Lettre n°69, n°86, Bo Doï n°58, Bandes Dessinée Magazine n°4, n°10, Bédéka n°19, BullDozer n°4, n°5 ou DBD (NF) n°14 et, surtout, les ouvrages « Binet » d’Yves Frémion aux éditions Sedli en 1984 et « Binet : portraits de famille » par Jean-Paul Tibéri chez Jean-Cyrille Godefroy en 1991, ou encore « Itinéraires dans l’univers de la bande dessinée » de Michel-Édouard Leclerc chez. Flammarion en 2003 et « Christian Binet : dans l’intimité d’un auteur » : 1 DVD publié par Audie-Fluide Glacial, en 2008.

(3) Dans Haga n°36 (automne 1978), Christian Binet précise à Jean-Paul Tiberi (en mai 1978) : « Tout d’abord, j’ai paniqué puis je lui ai proposé une bande que j’avais préparée pour lui depuis longtemps. Cette bande n’est d’ailleurs jamais passée car j’avais mis du bleu pour indiquer les grisés (comme je le faisais pour France Dimanche) mais Fluide Glacial, étant imprimé en offset, les bleus devenaient noirs et ma série illisible. »

(4)On peut aussi signaler sa participation aux albums « Binet et F. Margerin au Festival de Cannes » chez Groupe Graphique en 1993 et « Vive la politique » chez Dargaud en 2006.

(5)
Pour avoir le détail des participations de Christian Binet à Fluide Glacial, consulter l’excellent site bdoubliees.com.

(6) Toujours dans Haga n°36, Christian Binet déclare même « Je peins depuis toujours, disons bien avant de la B. D. ou du dessin humoristique ; c’est de famille : ma mère et ma grand-mère peignaient, on a toujours fait du dessin et de la peinture dans la famille… ».

(7) Encore un extrait de l’indispensable n°36 d’Haga !

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