« La Peur au bout du fil » par André Franquin, Greg et Jidéhem

Parue depuis juin 2013, « La Peur au bout du fil » constitue déjà le 3ème album des rééditions proposées dans la collection Dupuis Patrimoine, après « Bravo les Brothers » (avril 2012) et « La Foire aux gangsters » (novembre 2012). Rappelons que cette courte aventure signée par Franquin et Jidéhem sur un scénario de Greg fut initialement publiée en complément du « Voyageur du Mésozoïque » en 1960. L’aventure est ici offerte aux lecteurs dans une version recolorisée, toujours intelligemment commentée presque planche à planche par José-Louis Bocquet. En reprenant une illustration de Franquin imaginée à l’origine pour le recueil de Spirou n° 70 (janvier 1959), cette édition nous propose de nouveau une couverture fortement intrigante…

Dans « La Peur au bout du fil», nous retrouvons Spirou et Fantasio en train de voler au secours du comte de Champignac, ce dernier ayant ingurgité par inadvertance le résidu toxique extrait de son fameux élixir X4. Voici l’ami des héros devenu démoniaque malgré lui…

Première planche parue dans le Journal de Spirou n° 1086 (5 février 1959)

Dessinée par Franquin (aidé de Jidéhem pour les décors) et proposée à partir du numéro 1086 du Journal de Spirou, le 05 février 1959, ce court récit de 14 planches ne dénote pas au sein de la saga. Outre des personnages habituels ou déjà croisés lors d’aventures précédentes (Spirou, Fantasio, Spip, le Marsupilami, le comte et le maire de Champignac, l’ami biologiste, Dupilon), les lecteurs voient surtout s’y déployer cette ambiance si propice aux mystères de tous genres. L’histoire débute un matin d’hiver et va se prolonger à la nuit tombante, dans un décor semi-fantastique. Cette atmosphère plein d’humidité se trouve encore renforcée dans la présente édition, dans la mesure où elle est la résultante d’une nouvelle mise en couleurs effectuée par Frédéric Jannin avec la collaboration d’Isabelle Franquin. S’en suivra un récit dont les ambiances nocturnes et brumeuses lui confèrent une note très proche du polar à la française, un genre alors en plein essor dans les années 1950-1960 et dans lequel Maurice Tillieux excellera avec sa série Gil Jourdan.

Encrage original

Ce qui frappe l’imaginaire du jeune lecteur avec la présente aventure, c’est à la fois son titre et une fin en demi-teinte, bien que comique : les héros – dans un esprit proche de Gaston Lagaffe – n’ont pas réussi à stopper toute forme de « catastrophe » et devront au final s’éloigner piteusement du village… Le titre « La Peur au bout du fil », digne d’une émission télévisuelle, était pourtant annonciatrice d’un tout autre style : l’effroi éventuellement provoqué par un cri entendu au téléphone ou la tension entre deux interlocuteurs… poussés à bout. Rappelons le contexte de la Guerre froide, bien que le célèbre téléphone rouge entre Etats-Unis et URSS n’ait été établi qu’ultérieurement à la parution de cette histoire, le 30 août 1963, après la crise des missiles cubains. Au cinéma, c’est le thriller hitchcockien « Le Crime était presque parfait » (1954) qui aura magnifié l’objet téléphone, filmé en gros plan (et déjà en 3D !) en une tension propre au « maître du suspense ». Constatons néanmoins que dans cette histoire et sur la couverture qui l’illustre, le contexte international tendu (en 1959, tensions Est/Ouest mais aussi émeutes sanglantes au Congo belge et invasion du Tibet par la Chine) est recontextualisé par de multiples sous-entendus : outre l’hiver ambiant, l’invention du comte lui échappe pour provoquer une série de soucis, tandis que Champignac lui-même devient une sorte de reflet duel de « Dr Jekyll & Mr Hyde » (R. L. Stevenson, 1886).

Affiche française pour « Le Crime était presque parfait » (Alfred Hitchcock, 1954)

Couverture album Spirou n°70

En couverture, nous voyons surgir sous un ciel froid et nocturne un taxi à l’entrée du parc du château de Champignac : sous la lumière crue de la pleine lune, la scène apparaît improbable et inquiétante, dans la mesure ou notre étonnement rejoint celui du chauffeur (signalé par une bulle interrogative importante). Dans les phares du véhicule (qui porte depuis 1959 le nombre « 2013 », curieux hasard des chiffres et des dates !), le comte – encore en pyjama et robe de chambre – porte ostensiblement sous le bras et derrière lui un détonateur et son fil, cette menace étant encore amplifiée par l’énorme maillet en bois posé contre lui. La grille du parc, la nuit, les arbres dénudés et les amanites tue-mouches peuvent déjà suggérer nombre d’ingrédients clés de ce récit. Les couleurs employées (jaune, noir/gris, blanc, rouge et bleu foncé) donnent à l’image son pouvoir romanesque et filmique ; l’association d’éléments (peur/Lune/bulle interrogative/regard du comte) joue aussi sur l’effet d’attente, puisque la « peur au bout du fil » annoncée sera en fait dédoublée : angoisse téléphonique et espoir de la coupure providentielle du fil du détonateur.

Inventeur pacifique mais farfelu, le comte rejoint de fait ici la première description donnée de lui par un maire éternellement méfiant et garant – malmené… – du don ordre public : « Il y a un sorcier à Champignac » (Henri Gillain et Franquin, 1950). Une fois arrivés au terme de cette truculente aventure, parions que les lecteurs seront tentés de répondre à l’édile logorrhéique par un simple mot : « Zut ! »

Philippe TOMBLAINE

« La Peur au bout du fil » par André Franquin, Greg et Jidéhem

Éditions Dupuis (24, 00 €) – ISBN : 978-2800148236

Galerie

4 réponses à « La Peur au bout du fil » par André Franquin, Greg et Jidéhem

  1. Olivier dit :

    Les décors de Jidéhem sont vraiment dingues et participent largement à l’ambiance de ce Spirou !

  2. Renaud045 dit :

    Quelque claque dans la gueule la couverture de Franquin !!!
    A rendre humble 99% des dessinateurs de BD

  3. jacques guillerm dit :

    Un bel article pour rendre hommage au grand Franquin. Voilà encore une magnifique couverture qui montre si besoin est encore le génie de Franquin.
    On aurait pu analyser d’autre couvertures d’album toutes aussi géniales
    Jacques

  4. The best of all BD artists. . . . Da Vinci, E.DeVere, Mozart, Einstien, Franquin, McCartney

    I met André once in Belgium. As is usual of these intense « universal » creators, he was equally a generous human. The melancholy of never approaching this talent by even the slightest amount is
    never far.

Répondre à marshall peck III Annuler la réponse.

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