COMIC BOOK HEBDO n°108 (06/02/2010)

Cette semaine, revoici nos copines Francine et Katchoo, pour la sortie du tome 4 de STRANGERS IN PARADISE? Ça fait plaisir de vous revoir, les filles !

STRANGERS IN PARADISE tome 4 : LOVE ME TENDER (éditions Kymera)

Lorsqu’on a déjà chroniqué des centaines d’ouvrages, on a parfois peur de ne plus trouver les mots, de continuer à appliquer les sempiternels « génial », « incontournable », de ne point trouver de synonymes à « narration », « contraste », « esthétique » (à moins qu’une belle aimée vous ait offert un thésaurus). Le problème se corse lorsqu’on doit écrire sur une série dont on croit déjà avoir tout dit, persuadé d’avoir été assez dithyrambique dès le premier article pour qu’il n’y ait plus à revenir dessus pour convaincre, qui plus est en ayant usé de tous les épithètes possibles et inimaginables pour étayer son emphase… Sans parler du fait que, parfois, on a beau aimer l’œuvre à chroniquer, on n’est pas dans l’état qu’il faut pour le faire, devant presque « bizarrement » se « forcer » pour le faire alors qu’on n’attend que ça… J’ai cumulé un peu tout ça, lorsqu’il m’a fallu aborder ce quatrième tome de Strangers in Paradise : nom de d’là, mais qu’allais-je pouvoir dire de plus sur cette série que j’aime tant mais que j’ai déjà glorifiée à maintes reprises , et comment retrouver cet état particulier de lecture, vierge et pur, ouvert dans le plaisir, dans ce moment de fatigue intellectuelle ? Pour qu’un article comme celui-ci puisse quand même naître, il faut que l’œuvre à chroniquer soit bien un chef-d’œuvre, que cette réalité s’exprime d’elle-même par sa seule lecture, transcende tout au-delà de l’admiration qu’on éprouve en postulat. Eh bien lorsque j’ai ouvert le présent album, l’œil usé et le neurone ratiboisé, j’ai été tout de suite surpris, dès la première image, dès la première impression d’ensemble de la planche… Il faut dire qu’encore une fois, Terry Moore a joué avec les codes et les genres, et nous offre en ouverture une version de Francine et Katchoo en super-héroïnes, dessinée par Jim Lee & co ! Et en couleurs ! Mais je reviendrai là-dessus plus bas. Une fois cette agréable surprise passée, je me suis retrouvé à nouveau dans ce récit ample et long, en noir et blanc, racontant la vie de nos deux héroïnes… Oui, c’étaient bien elles… On y retrouvait tout ce que nous aimions d’elles, au point de redouter une sorte de routine, dans la lecture de cette chronique amoureuse disséquée avec tant de détails, de facettes.

Et puis en quelques pages, c’était reparti : l’humour tendre et vache, la justesse des sentiments, la liberté de ton, la jouissance de créer et de donner aux lecteurs, les clins d’œil, l’art de la narration, l’émotion qui jaillit comme un geyser intimiste, l’acuité à explorer et exprimer les nuances et ramifications de l’être, et du processus amoureux, la grâce et la liberté du trait, le mélange des genres, pour ne citer que cela… Plus j’avançais dans la lecture et plus je riais, plus j’étais ému, plus j’étais intéressé par ce qu’articule Moore en sous-jacence sur les thèmes de l’art, du processus créatif, de l’interaction entre le réel et la création, et de la possibilité ou de l’impossibilité des êtres, plus je tournai les pages vite, avide de savoir ce qui va se passer, dévorant chaque image et chaque mot, jusqu’à devoir me freiner moi-même afin d’apprécier cette œuvre dans le bon temps de lecture. Pas trop vite. Mais intensément. Bien sûr qu’il y avait encore tout à dire sur Strangers in Paradise. Car c’est bel et bien un chef-d’œuvre. Ce qui est même fou, c’est que ce n’est pas une œuvre où il y aurait des coups de théâtre ou des événements si énormes qu’on ait alors une chose bien déterminée à chroniquer, nous permettant d’aller au-delà du contexte général pour se porter sur « ce qu’il y a de nouveau ». Non. Ce sont toujours les « aventures » de Francine et Katchoo, et, certes, il se passe toujours quelque chose, mais comme dans l’ensemble de l’œuvre, de manière constante, dans une cohérence et une justesse ciselée avec une belle intelligence, sensible. Oui, c’est ça qui est fou. C’est qu’il soit plus facile d’être excité en parlant de la continuité de Strangers in Paradise qu’en chroniquant une œuvre secouée par des séismes profonds et des coups de théâtre sensés ébouriffer le lecteur et révolutionner la texture de la série. Pourquoi je vous raconte ma vie, comme ça, tout de go, alors que je devrais déjà avoir fini cet article ? Parce qu’à l’heure où il faut se borner à écrire concis et efficace sur le web, la qualité, la sincérité, la force d’une œuvre comme Strangers in Paradise apporte ce genre de souffle, de liberté, d’envie de dire « ouais, et alors ? », ou « bah quoi, on est là pour quoi, pour faire comme il faut faire, ou pour réellement exister et écrire et partager ? ». Car où sont passés les sentiments ? Qui a stipulé que les gens ne veulent lire sur le net que des articles concis et précis, informatifs, qu’ils ne lisent pas tout si c’est trop long ? Et comment qu’y font, ceux qu’en veulent toujours plus, comment qu’y font, dis, ceux qui ne lisent plus JUSTEMENT parce qu’ils en ont marre, de la norme aseptisée ? Pourtant, Strangers in Paradise semble si classique… Oui. Dans le sens le plus beau du terme.

Acte nombriliste caché ? Point du tout. Ça vous fait une belle jambe, de savoir ce que moi j’ai ressenti en lisant cet album. L’important, là-dedans, c’est de ne retenir qu’une chose : il y a des œuvres qui ont un tel potentiel, une telle beauté, qu’elles sont capables de vous toucher avec la même grâce et la même profondeur que les éléments les plus hauts de la Vie. Rarement en lisant un album, un livre, un roman, une pièce de théâtre, un poème, une bande dessinée, on aura accédé avec tant de justesse à un portrait aussi subtil de l’âme humaine, dans un confondant sens de la réalité du quotidien. Strangers in Paradise révèle l’être dans un élan humaniste mais lucide, sans jamais perdre de vue l’humour, l’invention, les digressions et l’expérimentation. Ainsi, comme je l’ai dit plus haut, cette introduction super-héroïque où Francine se transforme en « Fantasme Pourpre » et Katchoo en « La Féline », dessiné par Jim Lee, Josh Wiesenfeld et James Rochelle, est une délicieuse audace, appliquant tous les codes graphiques et narratifs du récit de super-héros pour notre plus grand plaisir. Comme d’habitude lorsqu’il insère des hommages et expérimente la nature même du genre en bande dessinée, Moore profite de cet épisode super-héroïque pour opérer de subtils passages entre le sépia, la couleur et le noir et blanc, s’offrant le luxe d’avoir une petite réflexion sur la technique et la symbolique de la couleur et du monochrome par le biais de dialogues aussi ludiques que malins. Mais il n’y a pas que cela, évidemment, puisque Moore continue d’ouvrir les ramifications créatrices avec la musique, l’écriture, la peinture… Moore s’amuse de lui-même et de la bande dessinée en ayant assez de recul et de science pour ne pas tomber dans la parodie appuyée ou l’exercice de style, mêlant différentes intentions avec mesure, construisant son récit comme un puzzle à plusieurs strates. C’est toujours passionnant, bien dessiné, charmant, drôle, culotté, poignant, terrible, subtil, outrancier, malin, et tant d’autres choses encore… Ce tome 4 revient sur le moment où Francine et Katchoo ont déménagé ensemble chez Margie. C’est le moment où Francine cherche un boulot et à perdre du poids, se pose des questions sur son identité sexuelle et les limites entre amitié et amour. Elle se cherche beaucoup. C’est aussi le moment où Katchoo doit se remettre à peindre, à s’affirmer, à avancer dans son art, tout en gérant des histoires de cœur assez floues mais pleines de non-dits et de rudesse. Francine et Katchoo se charrient, apprennent à se connaître, se testent, essayent, se plantent, mais réussissent à trouver malgré tout la véritable essence des choses, ce qui les meut de manière fondamentale, sans forcément en comprendre l’intégralité de la nature, mais en acceptant que la direction engendrée par cela soit celle à prendre et à vivre, là, maintenant. C’est vraiment classe, tout ça. Avec la sortie de ce tome 4, les éditions Kymera continuent elles aussi de compléter le puzzle de l’édition intégrale de cette œuvre dont on ne trouvait malheureusement plus les premiers volumes. Les quatre premiers sont donc désormais disponibles, et le tome 14 est annoncé. Espérons que ce ne soit pas dans trop longtemps, car Strangers in Paradise est une drogue dure.

Cecil McKINLEY

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