COMIC BOOK HEBDO n°100 (05/12/2009)

Cette semaine, votre chronique transatlantique fête son 100ème numéro. Eh oui, voilà déjà deux ans que vous dévorez tous ces petits mots qui ? mis bout à bout ? forment des phrases (oui, je sais, c’est fou !) sur ce monde passionnant qu’est le comic book.

Pour fêter ça, je me suis risqué au petit jeu du « et si vous ne devez en garder qu’un ? ». Difficile, de savoir quel article m’a le plus marqué… J’ai eu le plaisir de chroniquer tant d’œuvres sublimes, de parler de tant d’artistes brillants… Difficile ? Pas tant que ça. Certes, j’aime d’autres auteurs, d’autres comics, mais je crois que je n’ai pas hésité une seconde, ça a été comme une évidence. Voici donc la remise en ligne du Comic Book Hebdo n°8 (11/01/2008), agrémenté pour l’occasion d’une iconographie qu’il ne possédait pas à l’époque. Une œuvre qui donne envie de plonger dans les profondeurs de forêts fantastiques où le parfum hypnotique des framboises sauvages emplit l’air d’une infinie magie… Bonne lecture, mes petits lapins.

STARDUST : LE MYSTÈRE DE L’ÉTOILE (Panini Comics ; Vertigo Graphic Novel).

Eh oui, non seulement je ne chroniquerai qu’un seul livre cette semaine, mais en plus ce n’est même pas une bande dessinée ! Quoi ? De qu’est-ce ? Quoi qu’on-ce ? De qui se moque-t-on ? De personne, bien évidemment, puisque le présent ouvrage, s’il n’est pas une bande dessinée, n’en reste pas moins un magnifique livre signé par deux grands auteurs de comic books, une pure merveille, un exemple de plus des ramifications qu’offre la bande dessinée lorsqu’elle se love à d’autres expressions artistiques. Écrite par Neil Gaiman et illustrée par Charles Vess, Stardust a déjà dix ans… En France, 2007 aura été une belle année anniversaire pour cette œuvre puisqu’après la sortie en salle au mois d’octobre dernier de son adaptation cinématographique (réalisée par Matthew Vaughn, avec Charlie Cox, Claire Danes, Robert de Niro, Michelle Pfeiffer…), Stardust a eu droit à une très belle édition papier chez Panini Comics en novembre, sujet de cette chronique.
Stardust est une œuvre originale et merveilleuse, un conte pour adultes qui procure des moments de lecture inoubliables. Une œuvre marquante parce que belle et décalée, traversée par des sentiments intelligents, de belles profondeurs, ainsi qu’un humour anglais savoureux à souhait. Stardust, c’est « simplement » l’histoire d’amour entre un Terrien et une étoile. Rarement ce précepte historique d’amour entre êtres différents ou métamorphosés (qui a fondé la plupart des contes) n’avait été manié avec autant de malice et d’intensité que dans ce livre. S’en tenir à cette simple connaissance du sujet – très beau en soi et se suffisant à lui-même – suffit à aller en direction de l’ouvrage, car commencer à en raconter l’histoire semble finalement ostentatoire et superflu tant le récit offre d’émotions à préserver. Donc je vous proposerai plutôt – avant de tout de même parler de la présente édition et des magnifiques dessins de Charles Vess, par exemple – de revenir sur quelques éléments de la vie de Neil Gaiman afin de mieux comprendre à quel point Stardust est une œuvre logique et évidente dans la carrière de ce grand scénariste britannique, et pourquoi il n’est pas étonnant de la voir se réincarner du conte illustré au roman fantastique en passant par le cinéma.

Bien sûr, je culpabilise de vous relancer sur le sujet tant j’ai déjà été pénible à vous dire combien Gaiman est génial dans nombre de mes articles… Tant pis, il me faut bien en reparler, au moins pour celles et ceux qui ne le connaissent pas encore. Gaiman est assurément l’un des plus grands auteurs de comics depuis maintenant 20 ans. Son œuvre la plus emblématique est bien sûr The Sandman, création unique, hypnotique, insurpassable sur bien des points, sur le fond comme sur la forme, véritable chef-d’œuvre de la bande dessinée mondiale contemporaine. Mais avant d’être scénariste, ce surprenant britannique est avant tout écrivain. Non pas un écrivain monolithique, mais un auteur talentueux et ouvert, profondément inventif. C’est un homme au regard changeant mais intègre, à la fois enfantin, perspicace, perdu, triste ou pétillant. Il écoute parler avec une grande ouverture, reste attentif aux petites choses importantes de la vie, et parle sans avoir peur des regards. Enfin (et ce n’est pas la moindre des qualités), cet homme aime les chats comme Dickens et Baudelaire aimaient les chats : passionnément. Il faut voir comme sa bouche se courbe et ses yeux s’allument lorsqu’on prononce le mot « cat » devant lui. Rien que pour ça, Neil Gaiman est un honnête homme. Cette remarque féline est tout sauf une digression, puisqu’à la fin de l’album qui nous intéresse, sous la photo de Gaiman en train d’écrire aux côtés d’une jolie chatte blanche, vous pourrez lire ces phrases délicieuses : « Neil Gaiman a écrit Stardust au stylo plume (…) Sur la photo ci-dessus, il prend des notes sous la dictée de Princess, qui affirme que toute l’histoire est entièrement vraie, et qu’elle la tient de son arrière-arrière-grand-mère, le chat domestique de la famille Thorn. Mais la version de Princess change tous les jours. Quiconque croit ce qu’un chat lui raconte n’a que ce qu’il mérite. » Mais revenons en arrière comme prévu… On y va ?

Neil Gaiman est né à Portchester (Angleterre) le 10 novembre 1960. En partie grâce à sa mère, il acquit très tôt le goût de la lecture et de l’écriture, puisqu’il écrivit son premier poème avant même d’avoir quatre ans (!). Son enfance, il la passa à lire de longues journées sous une table, s’ouvrant petit à petit à des auteurs d’œuvres classiques ou fantastiques comme Lewis, Shakespeare, Branch Cabell ou Tolkien. En 1967, un ami de son père lui prêta une boîte remplie de comic books américains : Batman, Superman, Hulk, Spider-Man… Ces bandes dessinées impressionnèrent fortement le jeune Neil, et ces visions modernes de surhommes hauts en couleurs, mélangées à ses lectures d’œuvres littéraires traversées par les mythes fantastiques du vieux continent, furent déterminantes pour le monde créatif du futur auteur (c’est même là le terreau essentiel, la clé de tout, pour ainsi dire). Il arpentera ensuite les bibliothèques scolaires où il lira avec avidité les livres d’Edgar Wallace et bien sûr de Gilbert Keith Chesterton qui le marquera profondément. À 15 ans, il répond au conseiller d’orientation de son école qu’il veut « écrire des comic books américains ». La réponse négative de ce dernier aura pour effet un écoeurement tel que Gaiman ne lira plus de comics pendant neuf ans. Il lira en revanche les livres de SF de Zelazny, Moorcock ou Delany, entre autres… Puis il y aura le journalisme, les articles sur la musique et le cinéma, pour enfin revenir à la bande dessinée en découvrant le Swamp Thing repris par Alan Moore. La suite nous la connaissons : Dave McKean, Karen Berger, Vertigo, Sandman, etc… Il n’est pas nécessaire de creuser plus loin afin de comprendre combien la littérature fantastique, la mythologie des contes, l’invention des romans de science-fiction ont pétri très tôt l’esprit de Gaiman, de manière indélébile – depuis presque toujours. Stardust est une pure émanation de ce passé imaginatif et littéraire de Gaiman, une perle qui le suit peut-être inconsciemment depuis qu’il est haut comme trois pommes et un chat.
Le fait que Stardust ait fait l’objet d’une adaptation cinématographique n’est pas une surprise. Depuis très longtemps, Neil Gaiman est passionné par toutes les formes de créations artistiques, mélangeant avec bonheur les genres, les univers, faisant s’entrechoquer différents médiums dans des rencontres où sons, images, formes et mots se répondent. Correspondances et adaptations se succèdent… En 1996 paraît son roman Neverwhere, qui sera aussi une série télévisée en six parties diffusée sur la BBC. En 2005, il écrit le scénario de Mirrormask, premier film de Dave McKean, compagnon artistique de toujours et presque indissociable de Gaiman. Le livre pour enfants qu’il réalisa avec ce même compère (The Wolves in the Walls) a été adapté au théâtre en 2006 par le National Theatre of Scotland. Signalons aussi l’écriture d’un scénario pour la série Babylon V ou bien l’adaptation anglaise des dialogues de Princesse Mononoke d’Hayao Miyazaki. Il a aussi co-écrit le scénario du film Beowulf (de Zemeckis, sorti récemment en France) et les adaptations de ses œuvres pour le grand écran (Stardust, mais aussi Coraline). Mais Gaiman ne s’arrête pas là. Il a sorti plusieurs disques où il lit et adapte certains de ses textes, passant de l’écrit à la parole avec une certaine jouissance, parfois accompagné de musique comme celle du groupe The Flash Girls pour qui il a écrit des paroles de chansons (il en a aussi écrites pour Alice Cooper, et est très ami avec Tori Amos). D’ailleurs, son dernier livre, Fragile Things, sort à la fois en format papier et audio. Gaiman a aussi réalisé un faux documentaire sur John Bolton, et écrit des textes inspirés des sculptures de Lisa Snelling. Mais quand est-ce qu’il dort, cet homme-là ? Gaiman ne cesse de jeter des ponts entre les arts, et Stardust représente à la perfection ces possibles passages, étant elle-même une œuvre du passage entre réel et fiction, ciel et Terre, littérature, dessin et cinéma.

Il n’y a pas que la vieille passion de Gaiman pour la littérature fantastique qui transparaît dans Stardust. Un autre élément, symptomatique de la fidélité de Gaiman pour certains artistes avec qui il a déjà travaillé (Dave McKean ou Jill Thompson, par exemple), est l’un des points forts de Stardust. Car venons-en à Charles Vess, l’impeccable dessinateur de cette « histoire d’amour au royaume de Faerie ». Gaiman et Vess ont en effet déjà collaboré sur plusieurs projets. En 1990, Gaiman écrit le scénario de Books of Magic, une mini-série en quatre parties respectivement dessinées par John Bolton, Scott Hampton, Paul Johnson et… Charles Vess. Les deux hommes se sont retrouvés plusieurs fois sur The Sandman, pour des épisodes qui restent comme étant parmi les meilleurs de cette série. En 1990, dans The Sandman #19, Charles Vess dessine le fameux Songe d’une Nuit d’Été d’après Shakespeare, un épisode brillantissime, drôle, étonnant, fascinant, qui propulse The Sandman dans le cercle fermé des bandes dessinées dignes d’intérêt pour l’intelligentsia littéraire. Il faut dire que l’exercice est gonflé tout autant que génialement articulé, et Gaiman impose avec une évidence folle son immense talent de conteur à la narration sans faille, profonde, à la justesse d’intention remarquable. Mais j’ai envie de dire aussi que malheureusement c’est Shakespeare qui a commencé à ramener des prix à The Sandman alors que dès les premières pages de cette œuvre on ne peut qu’être estomaqué par le très haut niveau de ce qu’on lit, Shakespeare ou non (et je dis ça alors que Shakespeare est un auteur que je chéris depuis mes 15 ans). Après ce coup d’éclat, Vess ne reviendra sur la série qu’en 1994, dans The Sandman #62 (The Kindly Ones 6), où il dessinera de sublimes images en grisés subtils et puissants, renouant avec une tradition de l’illustration qui flirte avec un certain romantisme noir : ce travail de texte illustré constitue les prémisses de la collaboration de Gaiman et Vess sur Stardust, se découvrant complémentaires dans cet exercice plus ardu qu’il n’y paraît. Enfin, Vess sera celui qui aura l’honneur redoutable de dessiner le dernier des 75 épisodes de The Sandman, paru en mars 1996. Ce dernier épisode, intitulé The tempest, est une nouvelle incursion dans l’œuvre et la vie de Shakespeare, bouclant ainsi la boucle entre Gaiman, Vess et le génial tragédien : par Shakespeare il vint, par Shakespeare il s’en retourna.

Il serait peut-être temps de vous parler du livre, non ?
Comme dans chaque livre de Gaiman, ce qui frappe en premier est ce subtil mélange de tradition malicieusement revisitée et d’humour amenant un recul remarqué par rapport aux drames ou passions en train de se dérouler. Une chose très spécifique et très difficile à définir, qui rend les récits de Gaiman si particuliers, si décalés. Il aurait pu se « contenter » de la beauté de son histoire, car comme je vous l’ai déjà dit, un homme tombant amoureux d’une étoile est déjà un postulat hautement poétique qui eut suffit. Et si humour il doit y avoir, on l’imagine plutôt mignon ou féérique. Mais Gaiman s’amuse à prendre ses propres inventions à contre-pied, pour y insuffler angoisse ou dérision, mais jamais comme nous aurions penser qu’il puisse le faire. Ainsi, la scène décrivant la chute de l’étoile sur Terre, moment ô combien solennel et prometteur de descriptions métaphysiques ou fantastiques, devient chez lui un instant propice où le surnaturel n’échappe pas aux réalités les plus terre à terre du quotidien, parfois jusqu’à l’absurde ou le grotesque.
Pour en juger, voici l’extrait où l’étoile tombe :
« D’abord de la taille de la lune, la chose lumineuse devint très vite infiniment plus grosse. (…) Et là… Il y eut un claquement sec, net comme un coup de feu, et la lumière qui avait inondé la carrière disparut. Enfin presque. Une faible lueur persistait au cœur des noisetiers, comme si un minuscule nuage d’étoiles s’y trouvait. C’est alors que s’éleva une voix, une voix claire et féminine qui dit ?Ouch’, puis ?Merde’, puis ?Ouch’ encore une fois. Et à partir de là, ce fut, dans la clairière, le silence absolu. »
Le fait que l’étoile soit une femme parlant sans ambages et se cassant une jambe dans la chute (ce qui la fera boiter tout le long de l’histoire) démythifie complètement ce qu’on était « en droit » d’attendre, rendant la figure céleste bien plus touchante que par n’importe quel autre procédé.

Outre cet humour souvent ravageur, nous retrouvons avec plaisir les inventions et autres espiègleries chères à Gaiman : « … de cette absence d’expression trompeuse de la paroi rocheuse qu’on-croit-pouvoir-gravir-mais-qu’on-redescendrait-bien-finalement-mais-on-est-à-mi-chemin-et-c’est-trop-tard-maintenant. » ou bien « Les moutons des Hempstock étaient réputés, à des lieues à la ronde, pour leur longue laine épaisse, leurs cornes recourbées et leurs sabots pointus, sans parler de leur intelligence (pour des moutons). » Et puis il y a toujours de très belles phrases où le talent de Gaiman, tout en subtilité et avec une fine acuité, fait merveille dans la simplicité : « Elles étaient cinq jeunes filles et avaient choisi, pour pépier, le plus vieux des pommiers. Les unes étaient assises côte à côte, adossées à son tronc, les autres sur ses branches. Et quand la bise de mai soufflait, les fleurs roses s’envolaient, retombant en flocons sur leurs cheveux et leurs jupes. La lumière de l’après-midi tachetait d’or et d’argent le vert des feuilles du verger. »
Enfin, sans parler des mots, de très belles idées traversent le récit, comme ces bateaux naviguant dans les cieux, image forte s’il en est et reprise autrement par Gaiman dans 1602. La lecture d’un ouvrage de Gaiman est toujours étonnante et rafraîchissante, donnant l’impression de redécouvrir une certaine liberté de ton néanmoins inscrite dans une grande tradition littéraire.

On ne peut finir sans parler des illustrations de Charles Vess, d’une très grande beauté, habitées par un travail d’aquarelle remarquable. Les qualités chromatiques de ce grand dessinateur ne sont plus à démontrer depuis longtemps, et c’est avec une belle sensibilité qu’il œuvre ici, maniant différentes directions graphiques dans une grande cohérence d’ensemble. Parfois dans la plus pure tradition de l’illustration anglaise aquarellée, d’autres fois dans des choses beaucoup plus graphiques ou bien dans l’évanescence de couleurs peintes, Vess exprime à merveille toutes les subtilités du récit de Gaiman.

Le résultat de tout ceci ? Vous l’avez compris : Stardust se doit de figurer dans votre bibliothèque, entre Shakespeare et un livre sur les chats.

Cecil McKINLEY

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