Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...PLUS DE LECTURES DU 30 NOVEMBRE 2009
Notre sélection de la semaine : ? Le Télescope ? par Paul Teng et Jean Van Hamme, ? George Sprott : 1894-1975 ? par Seth et ? Le Sourire du clown T.3 ? par Laurent Hirn et Luc Brunschwig
- ? Le Télescope ? par Paul Teng et Jean Van Hamme –
Éditions Casterman (15 Euros)
Á l’origine, cette histoire de cinq vieux copains un peu désabusés, qui ont trois cents ans à eux cinq, et qui vont dépenser le peu d’argent qu’ils ont pour une jeune de vingt ans, laquelle raffole des bijoux et des restaurants de luxe, est un projet de scénario pour un téléfilm. Ce dernier ne se tournera jamais mais deviendra un roman que Jean Van Hamme mettra sur papier, entre mai et juin 1992. Tiré à seulement 1900 exemplaires chez Le Cri, un petit éditeur bruxellois, dès l’année suivante, ce roman reste le plus gros bide du célèbre scénariste de « Largo Winch », « XIII » et autres « Thorgal » ! Mais même si c’est l’ouvrage qu’il a écrit qui s’est le moins vendu à ce jour, il a pris énormément de plaisir à écrire cette histoire plus intimiste que ses autres œuvres. En tout cas, on sent vraiment ce plaisir à la lecture de l’adaptation en bande dessinée de ce récit où, exceptionnellement, Van Hamme use de récitatifs assez long pour donner des renseignements sur les protagonistes : cinq potes soudés comme les doigts de la main, mais que tout le monde prend pour des ratés. Un flic, un comédien spécialisé dans les spots publicitaires, un restaurateur, un directeur d’agence bancaire et un écrivaillon spécialisé dans les biographies. En face de chez l’un d’eux, à portée de télescope, il y a la jolie Jo, vingt-cinq ans à tout casser, que nos cinq vieux libidineux observent avec l’objet susdit, lequel donne son nom à l’histoire. Peu avare de ses charmes, elle se montre volontiers à sa fenêtre en tenue très légère et finit, d’une certaine manière, par tomber amoureuse de ces cinq hommes fauchés mais profondément gentils. Á la fois drôle, tendre et délicieusement immorale, cette chronique amoureuse assez improbable est également bourrée de clins d’œil au 9e art… Quant aux dessins, ils sont dus au Hollandais Paul Teng, illustrateur (entre autres) de « L’Ordre impair » au Lombard : leur réalisme et leur expressivité étant un atout supplémentaire pour cette comédie de mœurs plutôt subversive !
- ? George Sprott : 1894-1975 ? par Seth –
Éditions Delcourt (35 Euros)
Alors qu’on attend fébrilement la suite de son « Clyde Fans » (dont le premier tome, « Le Commis voyageur », a été traduit dans la collection « Ecritures » de chez Casterman, en 2003), Seth nous propose une nouvelle fausse biographie d’un narcissique inconnu. Comme dans « Wimbledon Green » (au Seuil, en 2006), le très prisé cartooniste canadien anglophone a remis le nez dans ses carnets de croquis personnels pour nous livrer un immense livre-objet rempli d’innombrables vignettes quasi uniformes ; lesquelles tournent toutes autour de la recherche de l’identité d’un présentateur fictif d’une émission sur les explorations arctiques pour une chaîne de télévision canadienne locale, dans les années 1950 : nostalgie d’une époque dont l’auteur se délecte, à l’instar des travaux de Chris Ware (en particulier son « Acme Novelty », également traduit chez Delcourt, en 2007). Ce portrait satirique, plein d’humour mais aussi de tendresse (réalisé dans un style graphiste minimaliste), d’un homme grassouillet, pédant et fourbe, qui a été fasciné par le Grand Nord dans sa jeunesse, est mis en lumières par une suite de témoignages et d’anecdotes souvent contradictoires : l’un le présentant comme un oncle aimant ou comme un collègue attentionné, l’autre comme un père absent ou comme un égocentrique infidèle… Laissant habilement le lecteur seul juge, cet étonnant ouvrage peu déconcerter, mais il ravira tous ceux qui ont déjà apprécié les différentes bandes dessinées de Seth, dont le fabuleux « La Vie est belle malgré tout » que Delcourt vient de remettre à son catalogue dans une belle version fac-similé en bichromie. Á noter que « George Sprott : 1894-1975 » est paru à l’origine dans le magazine du New York Times, en 2007, à raison de vingt-cinq pages au format tabloïd, puis dans un livre où elles ont été « remasterisées » avec une cinquantaine de pages inédites supplémentaires chez Drawn & Quaterly, en mai 2009 : c’est ce dernier (avec la même maquette) qui a été fidèlement mis en langue française pour notre plus grand plaisir.
- ? Le Sourire du clown T.3 ? par Laurent Hirn et Luc Brunschwig
– Éditions Futuropolis (16 Euros)
Et voilà, enfin… diront certains lecteurs trop impatients, la conclusion haute en couleurs de cette superbe, émouvante et onirique chronique sociale sur la recrudescence de la violence dans les quartiers urbains. Le premier tome de cette peinture réaliste des banlieues françaises était sorti en 2005, à un moment plutôt opportun : l’actualité étant alors braquée sur les émeutes dans les cités. Après un deuxième tome qui a pris l’intrigue de départ à contre-pieds, en mettant en pleine lumière la personnalité complexe d’un prêtre pyromane et manipulateur, ce final se révèle tout aussi surprenant : la narration se nourrissant de flash-back bien placés qui nous permettent de mieux cerner les personnages, lesquels dégagent tous une énorme émotion (surtout le jeune Djin et les clowns Grocko et Glock). Son efficacité permet aussi de bien nous remettre dans l’ambiance de ce polar qui donne vraiment une autre image des banlieues, sans concessions, sans manichéisme et sans intellectualisme à outrance. Le scénariste Luc Brunschwig, en pleine possession de ces moyens narratifs et imaginatifs, réussit à rattacher tous les wagons de l’histoire et le dessin de l’Alsacien Laurent Hirn est de plus en plus somptueux : l’expression des visages et la véracité des décors de la cité étant sublimés par de très belles couleurs à l’aquarelle qui donnent, à cette œuvre empreinte de poésie, une véritable cohérence !
Gilles RATIER