COMIC BOOK HEBDO n°94 (24/10/2009)

Cette semaine, STRANGERS IN PARADISE de TERRY MOORE?

STRANGERS IN PARADISE tome 13 : FLEUR ET FLAMME (éditions Kymera).

Lorsqu’on aime beaucoup une série et que cette série offre une constante qualité artistique de la première à la dernière page, mieux, lorsqu’elle ne cesse de s’améliorer de page en page, dans un crescendo faisant qu’on attend le prochain volume avec l’excitation d’une midinette fébrile, eh bien on se dit qu’il est presque vain d’en reparler, qu’un copié-collé de l’article précédemment écrit sur l’œuvre est toujours vrai, qu’il n’y a pas à renier un seul mot, et que chaque article suivant ne pourra être qu’une paraphrase géante, une resucée de compliments… Car que pourrai-je vous dire ? Que Strangers in Paradise, c’est bien ? Eh bien oui, Strangers in Paradise c’est bien. Que Strangers in Paradise, c’est très très bien ? Oui oui, Strangers in Paradise c’est vraiment très très bien. Que c’est carrément classe, chouette, super, formid’, impec’, trop bath, que quand on y a goûté on est accro ? Que Terry Moore a réussi dans Strangers in Paradise quelque chose d’extraordinairement difficile à faire : exprimer avec une justesse absolue ce qui anime le plus profondément chaque être humain ? Que rarement un homme aura aussi bien compris et retranscrit ce que ressentent les femmes ? Que cette bande dessinée qui – de prime abord semble n’être qu’un road movie sentimental à l’eau de rose – est en fait une œuvre totalement libre, bifurquant dans des directions toujours inattendues, du drame au comique en passant par le mélo, la psychologie, le polar, l’écriture ou la chanson ? Oui, je pourrais vous dire tout ça. Mais aussi que Strangers in Paradise, échappant à toute étiquette, ne cesse de nous surprendre par son acuité, son talent, et surtout le redoutable sens de la narration et de la mise en pages de Terry Moore qui fait aussi de cette œuvre un magnifique laboratoire de la science du récit, en échos complémentaires: images, musique, mots, et même réalité de la page – de la feuille – en tant que matériau concret de l’espace investi par les images. Et il est toujours confondant de voir à quel point ce laboratoire expérimente de manière fluide, souple, ne se perdant pas dans des alambics qui éloigneraient l’expérience du propos. Tout ça est remarquablement écrit, dessiné, mis en pages, le rythme est monstrueusement réussi, grâce à un montage des images qui démontre à ceux qui en douteraient encore (mais il y a des borgnes même chez les aveugles) que Terry Moore est l’un des très grands narrateurs contemporains du comic book. Et sons sens du noir et blanc et de la composition en font de surcroît un artiste tout à fait intéressant, maniant les styles différents avec une assez grande finesse pour que l’ensemble reste homogène sans se désagréger par des coupures visuelles trop illustratives. Alors… ai-je été assez dithyrambique pour que vous compreniez à quel point Strangers in Paradise est une petite merveille, ou faut-il que je dithyrambe encore ?
Vous l’aurez voulu…

Encore une fois, dans ce volume 13, on pourra constater à chaque page de l’extrême talent avec lequel Moore a échafaudé son œuvre emblématique. À ce stade de l’histoire, l’intrigue se resserre de plus en plus autour de nos deux héroïnes chéries, et Moore continue à distiller les différentes facettes du drame avec une parcimonie et une efficacité qui forcent le respect ; tout ceci est remarquablement bien agencé, ne tombant jamais dans l’effet puzzle ou la narration parallèle systématique, mais restant dans une respiration qui lui est propre, pouvant s’accélérer, se figer, s’évaporer, ou se disloquer, même… On passe de l’un à l’autre des personnages et des événements dans une temporalité qui semble se lover autour d’une subjectivité bienveillante envers ces personnages et les lecteurs, mais qui se calque aussi sur le souffle de la vie, celui-là même qui fait que rien ne se passe jamais comme prévu, dans l’existence, et que tout peut être chamboulé en un instant, une fraction de vie. Oui, la narration de Moore semble être constituée par la vie elle-même, sans plan annoncé, respirant comme elle se doit de le faire, pouvant bifurquer brutalement vers d’autres horizons tout en continuant à structurer dans l’ombre une toile d’araignée qui place ses jalons avec méthode. La trame du récit est aussi passionnante que le propos, nous faisant dévorer l’ouvrage avec une voracité qui fait peur (quand je commence à lire Strangers in Paradise, je suis comme un fou à chaque bas de page, et je n’arrive pas à m’arrêter avant d’être arrivé au dernier mot, à la dernière image, non pas de la dernière page mais de la 4ème de couverture, dévorant même jusqu’aux chiffres du code barre, les mains tremblantes et la suée froide naissante le long des tempes…). Après la réédition du troisième volume de la série sorti il y a quelques mois afin de constituer petit à petit une vraie édition intégrale et homogène du chef-d’œuvre de Moore en français, les excellentes éditions Kymera sortent donc aujourd’hui le treizième tome de cette ample et si belle œuvre…

Si vous tenez absolument à ce que le critique parle de l’histoire de l’album qu’il chronique afin de justifier le rôle qu’on peut attendre de lui, alors je vais vous en toucher deux mots, mais pas plus, mes petits lapins chéris, car la découverte et la lecture de chaque volume de Strangers in Paradise est un moment qu’il faut laisser le plus vierge possible. C’est une lecture intime, elle nous regarde, et si l’on a hâte d’en savoir toujours plus, on déteste qu’on vienne fourrer son gros nez malhabile dans cet espace qui ne regarde que chaque lecteur, avec Francine, et Katchoo. On aime retrouver nos deux amies, car au fil des lectures elles sont devenues de plus en plus proches, mais attention à ne pas trop s’immiscer entre elles et nous, entre elles et vous. Pas touche. Halte là. Non mais. Je vous dirai donc simplement que l’étau policier et judiciaire semble se resserrer de plus en plus autour de notre chère Katchoo. Mais quelle effrontée ! Quelle dingue ! L’impulsion incarnée… Nous découvrirons aussi que Tambi Baker veille sur sa demi-sœur avec une bienveillance troublante… Francine s’est fiancée à Brad et va bientôt se marier avec lui, rompant du même coup avec sa vie d’avant, celle avec Katchoo… De son côté, Katchoo essaye d’apprendre à vivre sans Francine, et y arrive (c’est vrai, ce mensonge ?). Elle habite désormais avec Casey, et compte bien reprendre la peinture. Nos deux amoureuses seraient-elles en train de se perdre définitivement ? Le drame abominable qui va frapper Francine va-t-il changer le cours des choses ? J’en ai déjà trop dit. Comme d’habitude, Terry Moore dissèque avec une invraisemblable acuité tous les petits mécanismes affectifs qui font de nous ce que nous sommes, c’est-à-dire des êtres menés par le cœur quoi qu’il arrive et quoi qu’on pense, avec les merveilles et les horreurs que cela implique… Toujours juste, jamais gnan-gnan ou baignant dans les clichés qui tendent pourtant les bras, Moore réussit une alchimie parfaite de la chronique amoureuse et de l’autopsie de l’âme humaine. Et encore une fois, cet auteur et artiste complet et accompli réussit à transcender son propos dans une science de la narration absolument phénoménale, faisant se rencontrer le dessin, le texte, l’image et la prose se mélangeant puis se séparant selon un rythme diaboliquement mis en scène, entrecoupées de paroles de chansons, de documents écrits ou picturaux; quelques pages de bande dessinée et beaucoup d’émotions… C’est tout simplement magnifique. À noter dans cet album (mais les hommages et références de Moore dans cette œuvre sont nombreux, comme précédemment pour Eisner ou Crumb) un passage hilarant où l’univers de Strangers in Paradise accueille celui de Blanche Neige et les sept nains le temps d’une projection cinématographique. Moore se lâche comme il sait si bien le faire, et nous offre une parodie jouissive où les nains sont tout sauf politiquement corrects… Pour cette séquence, Moore a simplifié son trait, l’a rendu plus rond, en enlevant toute fioriture. Cela me fait furieusement penser au dessin du génial Wallace Wood lorsqu’il dessinait ses parodies de contes : le même processus graphique s’installait, sorte d’exercice de style libérateur et sans ambages. Ceci n’est qu’une des belles surprises qui vous attendent dans ce nouvel opus que je vous conseille et vous conseillerai toujours de lire et de relire. Alors je le fais. Et je le refais.

Cecil McKINLEY

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