Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial 75 ans de Spirou : « Spirou et Fantasio » T35 (« Qui arrêtera Cyanure ? ») par Janry et Tome
Nouvelle approche mensuelle – par les couvertures – des 75 ans de Spirou : dans le 35ème album de la série « Spirou & Fantasio », la troisième réalisation du duo Tome et Janry, « Qui arrêtera Cyanure ? », ramène les héros dans un village qu’ils connaissent bien : Champignac-en Cambrousse. Le village est bien agité car, étrangement, tous les appareils électroniques semblent doués de vie. Et, pour une fois, le Comte n’y est pour rien : le coupable se nomme Caténaire, le chef de gare, dont l’ultime création a pour nom Cyanure, une femme androïde qui projette de dominer le monde grâce à une armée de robots…
Afin d’illustrer ce scénario purement hollywoodien, en adéquation avec les grands romans d’anticipation (dont l’inévitable « Les Robots » d’Isaac Asimov en 1950), les auteurs ne vont pas hésiter à parodier dès la couverture l’ensemble des thèmes forts, liés aux grands films d’action et de science-fiction des années 1980. Citons comme références « Blade Runner » (R. Scott, 1982) où Harrison Ford traque des robots à visage humain, « Terminator » (J. Cameron, 1984), où l’assassin cybernétique cherche à annihiler les germes d’une résistance humaine du futur, et « Runaway, l’évadé du futur » (M. Crichton, 1984, adapté de son propre roman), où le héros est un policier spécialisé dans les interventions sur les « déviants », les robots déréglés qui mettent en péril leur entourage. Plus largement, le thème de la création « mécanique » douée de vie renverra naturellement à Pinocchio, Frankenstein, au Golem ou… au robot féminin Maria dans Metropolis (F. Lang, 1927). Tome et Janry feront en outre assez directement référence à ce dernier film dans un album postérieur (« Le Réveil du Z », 1986).
Si l’aventure « Qui arrêtera Cyanure ? » fut prépubliée dans Spirou du n°2372 au n° 2393, elle ne fit pas à l’époque l’objet de couvertures particulières (outre le dessin du n° 2373). Le visuel adopté pour la couverture de l’album finalisé est donc une création à part entière : cette dernière est un décalque parodique de la célèbre couverture créée par Morris pour « Lucky Luke et Phil Defer » (Dupuis, 1956), couverture déjà analysée (cf. http://couverturedebd.over-blog.com/article-25246676.html). Hasard ou coïncidence, en 1981, cette image clé esthétiquement parlant se retrouve sous une autre forme dans l’affiche imaginée par le designer américain Bill Gold pour le douzième film de la saga James Bond : « Rien que pour vos yeux » (J. Glen 1981), où Roger Moore hésite à viser la silhouette sexy de la jeune Carole Bouquet. Dans ce duel orchestré entre gents masculine et féminine, Spirou et Fantasio sont particulièrement décontenancés : à l’inverse, l’écureuil Spip comme le curieux automate nommé Télésphore (également création robotique de Caténaire), dont l’objectif est le seul à viser la silhouette au premier plan, semblent moins effrayés. A la question posée par le titre, les (anti)héros – cernés par les bras menaçants d’une armée de robots composés d’écrans et de yeux inquiétants (Big Brother is watching you !) -, semblent donc apporter une réponse évidente : « personne ! ».
Notons que lors de la parution initiale de l’album, la partie supérieure de la typographie du titre (non encadré) était en rose (point d’interrogation compris) ; il ne s’unifiera (couleur blanche) qu’à partir de la deuxième édition de l’album, en 1993, en correspondance avec la nouvelle charte graphique de présentation de tous les titres de la collection.
Placés à l’arrière plan d’une arène sans autres décors que des robots téléguidés par une intelligence artificielle supérieure, Spirou et Fantasio s’effrayent d’une question qui les dépasse : comment gérer une présence féminine alors que, depuis leurs naissances, ces héros masculins, en digne représentants de la bande dessinée franco-belge, n’ont jamais franchement été placés face à une « femme forte », et même à priori (arme oblige) une « femme fatale »… Malicieusement, la couverture donne à voir aux lecteurs une situation nouvelle mais appelée à devenir archétypale dans les années 1980 et 1990. Ceci notamment via le cinéma américain, mais l’on peut aussi songer aux rôles de femme d’action dans les films « Alien » (dès 1979), « Thelma et Louise » (1991) ou « Nikita » (Luc Besson, 1990). Le visuel fait voir une double menace (l’érotisme galbée et venimeux de la bien nommée Cyanure ; son fusil à pompe) mais camoufle l’essentiel (son visage et son caractère non-humain) : seule la lecture de l’album dévoilera donc une autre référence à la plus fameuses des icônes hollywoodiennes… L’accroc au bas de la jambe gauche de Cyanure instaure le genre Aventure-Action mais connote une possible vulnérabilité du personnage, dont rien n’indique par ailleurs qu’il s’agit d’un androïde.
Maître ou créature, robot, animal ou humain, réel ou virtuel, la couverture pose comme enjeu le poids du héros au sein de sa propre aventure : cette problématique ne quittera guère Tome et Janry, qui pousseront leur raisonnement et leur expérimentation scénaristique jusqu’au bout, avec leur ultime album, « Machine qui rêve » (1998). Les mêmes auteurs signeront un « Petit Spirou » (« Tu ne s’ras jamais grand ! » – éditions Dupuis) en 2003, au visuel également très ressemblant. L’album « Qui arrêtera Cyanure ? » sera adapté une première fois en dessin animé en 1992 dans la série « Spirou », dont Cyanure deviendra un personnage récurent. Enfin, le personnage Cyanure sera reemployé dans « Panique mécanique », un jeu vidéo édité en 1995 pour les consoles Gameboy (Nintendo).
A instar du visuel de Morris pour Lucky Luke, Tome et Janry contournent les codes dans une image polyphonique : image au dynamisme figé (le déclenchement de la violence ou de l’action dans l’instant qui suivra), image interactive (le jeu de regard avec le lecteur est impliqué dans un point de fuite qu’il ne peut éviter), image impossible (le trucage digne de Méliès sur la profondeur de champ, le fait d’être physiquement dans et en dehors du cadre en tant que lecteur), la couverture revêt toute sa connotation symbolique dans le fait de nous positionner quelque part derrière la couverture-écran… dans la ligne de mire.
Philippe TOMBLAINE
« Spirou et Fantasio » T35 (« Qui arrêtera Cyanure ? ») par Janry et Tome
Dupuis, 1ère édition en 1985 (10,60 €) – ISBN : 978-2800100241
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