Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...Le devoir de transmission selon François Schuiten : première partie
Deux actualités du 9e art nous permettent de consacrer un « Coin du patrimoine » à François Schuiten, ceci afin d’explorer les débuts de sa déjà longue carrière en bande dessinée. La première est la parution du somptueux tirage de luxe de l’intégrale de La Théorie du grain de sable chez Casterman et la seconde concerne ses dispositions pour transmettre son œuvre : faire don de 80% de ses planches originales, de son vivant, à la Fondation Roi Baudouin et à la Maison Autrique en Belgique, ainsi qu’au festival d’Angoulême et à la Bibliothèque Nationale de France ; ceci pour ne pas voir son travail éparpillé et perdu quand il disparaîtra.
Devant le manque de politique de conservation de ce patrimoine, la charge des droits de succession et l’inflation du marché de l’art, le coauteur des « Cités obscures » s’est interrogé, depuis plusieurs années, sur l’avenir des œuvres dans le domaine de la bande dessinée. C’est ce qui l’a amené à faire une donation d’une grande partie de ses originaux pour que la plupart de ses ouvrages puissent être conservés intégralement et republiés dans des décennies, si l’intérêt s’en fait encore sentir.
Le dessinateur et scénographe belge François Schuiten (prononcer [skœj.tən]) est né à Bruxelles, le 26 avril 1956, dans une famille d’architectes. Son père, Robert Schuiten, était un architecte et peintre très en vue de la capitale belge, dans les années 1950-1960(1) : « J’étais immergé dans les propos liés à l’architecture ; mon futur beau-père était ingénieur-architecte, les amis de mon frère étaient architectes et, du petit-déjeuner au dîner, toutes les conversations tournaient autour de ce sujet, incluant l’inévitable conflit des générations et le regard différent que portait notamment mon frère, de façon militante, lors des années 1968… »(2)
L’exigence artistique du père le pousse à donner, à ses enfants, une culture artistique complète, qui rejette cependant la bande dessinée : « Parallèlement, mon frère Luc, plus âgé de quinze ans, m’a fait partager son amour pour la BD. Il avait découvert le journal de Tintin au moment de La Marque jaune d’Edgar P. Jacobs, lors de cette intense période de créativité des journaux Tintin et Spirou. Il avait vécu cet extraordinaire moment et m’avait communiqué ses sensations. En ce sens, il était mon second père… Grâce à mon frère, j’ai appris à regarder de bonnes bandes dessinées, dont Le Fantôme espagnol de Willy Vandersteen, « Corentin » de Paul Cuvelier
et, bien sûr, « Spirou et Fantasio » d’André Franquin. J’avais déjà un mouvement immédiat qui me portait vers les beaux livres de BD, les albums toilés du Lombard. Très vite, en même temps que l’histoire proprement dite, j’ai aimé l’objet-livre. »(2)
Luc Schuiten, qui deviendra lui aussi un architecte visionnaire et écrira quelques scénarios pour son jeune frère, l’initie aussi à d’autres classiques franco-belges comme « Lucky Luke » ou « Tintin ».
Mais la grande découverte qui ne cessera jamais d’influencer son travail, ce sera « Little Nemo in Slumberland » de Winsor McCay : « Je me rappelle avoir acheté l’édition française chez Pierre Horay, en économisant. J’avoue que ce livre m’a complètement explosé. Je rêvais de faire la même chose. Tout m’attirait : l’univers bien entendu, le dessin, mais encore l’incroyable format du livre, son toilage… »(3)
En 1968, François fréquente la même école – le collège Don Bosco – qu’un jeune Français expatrié à Bruxelles, fils d’un haut fonctionnaire français travaillant à l’Europe : Benoît Peeters : « Il était petit et moi plutôt grand, nous étions donc hors-norme et cela a dû aussi nous rapprocher. Nous avons conçu ensemble un journal, dont nous étions presque les seuls intervenants. On travaillait ensemble sur tous les aspects du projet, et ce qui est très amusant, c’est que l’on travaille aujourd’hui comme on le faisait déjà à l’époque : c’est-à-dire en envisageant d’abord les choses de concert, puis l’un les écrivait et l’autre les dessinait. L’idée de l’article était discutée à deux, le plus souvent comme une bonne farce concoctée par deux garnements. Nous nous amusions et rêvions ensemble, il y avait entre nous une dynamique profonde qui laissait les autres intervenants un peu sur le côté. »(2)
Ce journal s’appelait Go et cultivait l’impertinence. C’est aussi à la même époque que notre auteur en herbe commence à faire ses premiers essais bédéesques : « En fait, j’ai voulu faire de la bande dessinée très jeune. Pour mes premières vraies tentatives, j’avais douze ans et je n’ai pas arrêté depuis ! Je me souviens de toutes ces soirées passées à dessiner à perte de vue, le plus souvent avec l’un ou l’autre ami ? Ces premiers travaux, je les réalisais pour apprendre, sans autre perspective que de me qualifier. Ils ont un semblant de professionnalisme avec d’énormes défauts : c’est très curieux. »(2)
Le jeune François illustre aussi les poèmes romantiques d’un ami de son âge qu’il relie en un seul et unique exemplaire : « Je les cartonnais et les mettais en page. Nous voulions réaliser LE bel objet. Et dans ce même ordre de réalisation, je constituais des recueils uniques de BD tirées de journaux, aboutissant à des albums que je trouvais plus beaux que les vrais, car j’avais remarqué la qualité supérieure des couleurs des journaux par rapport aux albums. Plaisir de fabrication du livre, donc : un intérêt qui perdure aujourd’hui. »
Comme pour beaucoup de ses futurs confrères, notre dessinateur rencontre quelques grands anciens afin de mieux s’initier à l’art qu’il souhaite pratiquer : « Nous avons rencontré Guy Bara, l’auteur de « Max l’explorateur ». Jean Roba, lui, n’a pas pu nous recevoir… Quelques années plus tard, j’ai été reçu par Maurice Tillieux qui m’a délivré de très bons conseils. Grand moment avec un drôle de personnage… J’étais allé chez lui. Il m’avait accueilli fort simplement, sans détour. Il avait même réparé ma bicyclette et j’étais reparti avec un dessin qu’il m’avait offert. »(3) « Devant résoudre tous les problèmes à la fois, scénario et dessin, je bénéficiais heureusement des conseils de mon frère et d’un homme qui a beaucoup compté pour moi : Claude Monfort, un remarquable animateur de dessin animé qui m’a énormément appris sur le mouvement des corps. »(2)
Toujours est-il que François n’a que seize ans lorsque ses planches sont publiées pour la première fois dans le n° 704 de l’édition belge de Pilote, daté du 3 mai 1973, alors que la famille de Benoît Peeters quitte Bruxelles pour s’installer en région parisienne. Il s’agit de Mutation, une histoire courte où le jeune illustrateur emploie, déjà, la technique des hachures. Par la suite, il développera ce style de dessin appartenant à la tradition de la gravure, comme dans les illustrations des livres de Jules Verne chez Hetzel, dans de nombreux albums : « Je crois que j’aimais bien, déjà, tout ce qui permet de voyager dans une image, de rêver, de se perdre. Je pense d’ailleurs que le rapport entre ces illustrations de romans et la bande dessinée est très naturel. Ce sont de petits mondes dans lesquels on peut d’attarder. Dans le même ordre d’idées, j’aimais beaucoup les images au lavis de Paul Cuvelier, dans les premiers « Corentin », cette variété de gris, ces jeux sur la lumière et sur la profondeur. Chez Jacobs, j’aimais aussi la minutie, le sens du détail. »(4) « Mon récit était entièrement réalisé au bic, de façon très laborieuse, car je dessinais chaque case sur un papier séparé et, après l’avoir modifiée maintes fois, je la collais sur la planche. »(2)
Un deuxième récit, scénarisé par son frère Luc, est accepté par Pilote, mais n’a jamais paru, car le journal disparaît, faute de rentabilité aux yeux de la rédaction parisienne.
Par ailleurs, on sent que, côté influences, François Schuiten a pris ses distances par rapport aux magazines Tintin et Spirou et qu’il adhère plutôt, désormais, à l’esprit de ce journal Pilote, alors que son grand frère achetait également les mensuels Hara-Kiri et Charlie : « J’avais été émerveillé par les « Philémon » de Fred. Et puis, bien sûr, j’ai été passionné par Philippe Druillet, dès les premières planches qui sont parues. Mais j’aimais aussi Jean-Claude Mézières, Jean Giraud, Gotlib et pas mal d’autres… »(4) « Je considérais Pilote comme le magazine le plus intéressant. Le journal avait alors une édition belge et une rédaction à Bruxelles ; je leur ai proposé mon histoire et, curieusement, ils l’ont acceptée immédiatement. C’était un récit de cinq pages et ça leur convenait bien ? Je n’oublierais jamais ce qu’ils m’ont dit en me qualifiant de plus jeune auteur de toute l’équipe ! »(2)
Par ailleurs, toujours en quête de publication, le jeune dessinateur montre aussi son travail chez Spirou : « Ils m’avaient proposé de faire une « Histoire de l’Oncle Paul ». Ce que j’avais accepté parce que je croyais que c’était un passage obligé : j’avais lu que beaucoup d’auteurs que j’appréciais avaient débuté de cette manière. Le rédacteur en chef de l’époque, Thierry Martens, m’avait donné un scénario sur les jeux du cirque à Rome. Un scénario qui m’a très vite consterné. Il y avait notamment une scène où j’étais supposé dessiner des éléphants marchant sur une corde. Je téléphone au scénariste (Octave Joly) qui me dit, sans se démonter, que si la corde ne me plaît pas, je n’ai qu’à les dessiner sur une barre de bois ! Ce qui était aussi ridicule. J’ai dessiné ces éléphants sur leur barre de bois sans y croire une seule seconde. J’ai d’ailleurs déchiré les planches tellement j’en étais mécontent. Mais cette courte expérience a constitué un choc, entre autres parce que j’avais adoré « Les Histoires de l’Oncle Paul » étant enfant ; je les croyais très instructives. Brusquement, je découvrais que cela pouvait être fait avec une totale désinvolture. Et surtout, je me rendais compte que je n’arrivais pas à dessiner une histoire qui ne m’intéressait pas profondément, une histoire à laquelle je ne croyais pas. »(4)
Entre-temps, en 1975, François Schuiten entre dans la section bande dessinée de l’Institut Saint-Luc animée par Claude Renard : « J’étais alors en latin-maths, mais ces études m’ennuyaient… Je rêvais de pouvoir dessiner et j’ai fortement influencé l’avis de mes parents pour intégrer rapidement une section où le dessin aurait une plus grande place. »(3) « Reçu à l’examen d’entrée par Claude Renard, j’ai été perçu avec une sorte d’inquiétude, puisque j’avais déjà publié. On pensait que j’étais sûr de moi, ce qui n’était pas le cas. Mon premier contact avec Claude fut donc assez distant ; mais, très vite, il s’est avéré que nous étions sur la même longueur d’onde ; et le professeur s’est mis à dessiner avec l’un de ses élèves. Dans le jury de cette fin de première année, il fut donc à la fois juge et partie. Claude a été, pour moi, un formidable catalyseur et il est devenu un de mes grands amis. »(2)
Entre 1977-1980, François a collaboré aux trois volumes du collectif 9ème Rêve d’où émergèrent les principaux artisans du renouveau de la bande dessinée belge avec trois histoires courtes (les sept planches de Flipper trip au n°1 de janvier 1977 et les cinq de La Chambre - réalisées avec Claude Renard – au n°2 de janvier 1979 et de L’Épopée de Filimor Von Katseff - scénario de Luc Schuiten – au n°3 de janvier 1980) : « Claude Renard voulait marquer sa différence avec les grandes maisons d’éditions belges (Dupuis, Lombard et Casterman), en impulsant une bande dessinée basée sur la recherche et l’expérimentation. L’idée était qu’il fallait pousser le média le plus loin possible dans sa différence. Nous cherchions tous azimuts, à grand renfort de hors cases et de textes décalés. Toute cette effervescence apparaissait comme élitiste et prétentieuse aux yeux des professionnels belges. Cet aspect esthétique leur semblait être l’apanage de jeunes bourgeois jouant à l’avant-garde nombriliste…»
Comme il a la chance d’avoir un grand atelier dans sa maison, François est régulièrement rejoint par quatre ou cinq autres amis étudiants qui venaient dessiner et refaire le monde avec lui, parfois pendant des nuits entières : « Franquin, qui témoignait d’un regard plus ouvert et beaucoup plus attentif, m’a notamment conseillé de travailler en noir et blanc, me disant que tout était là. C’est lui qui a rédigé une magnifique préface au premier 9ème Rêve. Avec beaucoup de gentillesse, il avait écrit : « il faudra malgré tout apprendre à prendre le lecteur par la main ». Cette belle formule était en même temps la plus poétique et la plus juste, car elle prenait en compte toute notre énergie créatrice. Cette énergie qui a donné, par la suite, naissance aux Philippe Berthet, Antonio Cossu, Alain Goffin, Andreas, Benoît Sokal, Yves Swolfs et les autres. Tous ces auteurs sont issus de ce mouvement créatif impulsé par Claude Renard, on ne le dira jamais assez. Cette dynamique concernait aussi, et c’était nouveau, des dessinatrices talentueuses comme Chantal De Spiegeleer ou Séraphine. Cette expression féminine de la bande dessinée a participé profondément à l’image novatrice de Saint-Luc.»(2)
C’est pendant ces années d’études, où il travaille énormément, que François Schuiten, en collaboration avec son frère Luc, publie ses premiers récits dans Métal hurlant, à partir du n° 13 de janvier 1977 (avec Carapaces) : « À Saint-Luc, nous étions épatés par ce journal que nous avions découvert très vite. On percevait qu’il se passait quelque chose et c’était comme un pont vers la bande dessinée française, car nous ne nous reconnaissions plus dans la BD belge. Métal hurlant ouvrait une porte à chaque numéro avec Moebius, Philippe Druillet, Jacques Tardi, Nicole Claveloux ou Jean-Michel Nicollet et leurs histoires surprenantes aux techniques diversifiées. On rêvait d’y être publiés. Claude Renard nous avait demandé un exercice avec cette contrainte d’inclure de la photo dans nos pages. Cette particularité avait servi de moteur et, sur un projet de mon frère Luc, Carapaces a pris forme. En présentant nos planches à Jean-Pierre Dionnet et Philippe Manoeuvre qui avaient un œil connaisseur et rapide, nous avons eu droit au numéro rôdé : « C’est OK ! OK aussi pour les States, etc. » !!! Il avait fallu six mois de travail pour faire ces huit planches, qui collaient bien à l’esprit Métal, et ils m’ont demandé la suite.
J’ai embrayé avec La Débandade, une histoire plutôt poétique, qui reste une de mes préférées [huit pages publiées dans le n° 23 de novembre 1977]. »(2)
Avec La Crevasse (huit pages au n° 43 d’août 1979), L’Échantillon (quatre planches au n° 47 de janvier 1980), Le Tailleur de brume (quatorze pages au n° 53 de juillet 1980) et des pages et illustrations supplémentaires reliant les histoires entre-elles, ces récits sont recueillis, en 1981, dans l’album Carapaces : « Le livre qui fut édité avec ces nouvelles est inégal, mais je n’ai pas de rejet pour ces premiers pas ! »(3)
Ce sera le premier des trois formant le cycle des « Terres creuses » – avec Zara et Nogegon – aux Humanoïdes associés , et qui seront réédités chez Casterman (avec, en supplément la reprise en couleurs de L’Épopée de Filimor Von Katseff publié dans le 9ème Rêve n° 3 : « Au départ, nous voulions l’appeler Les Débandades, ce qui était un mauvais titre. C’est Philippe Manoeuvre, là encore très malin, qui nous a répondu : « Non, le bon titre, c’est Carapaces ». Il avait raison. Comme pour Le Rail, d’ailleurs, dont le titre initial était L’Échangeur. Les deux compères nous ont dit : « Le Rail, voilà le titre ! ». Les rédacteurs en chef ont une vue plus juste sur ce terrain. »(2)
Gilles RATIER
(1) À ce sujet, nous ne pouvons que vous conseiller de consulter le passionnant Schuiten Filiation de Philippe Marion, publié chez Versant Sud, en 2009.
(2) Extraits d’une interview de François Schuiten par Michel Jans et Jean-François Douvry parue dans Schuiten & Peeters : autour des Cités obscures, aux éditions Mosquito, en 1994.
(3) Extraits d’une interview de François Schuiten par Christian Marmonnier parue dans le n° 14 des DBD : Les Dossiers de la Bande Dessinée, aux éditions BFB, en 2002.
(4) Extraits d’une interview de François Schuiten par Benoît Peeters parue dans The Book of Schuiten, aux éditions Casterman, en 2004.
Monsieur Schuiten sait trés bien dessiner, surtout au crayon. Merci pour ce bel article
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