Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Pieds bandés » par Li Kunwu
Les éditions Kana viennent de publier « Les Pieds bandés », deuxième album traduit en français du dessinateur chinois, Li Kunwu. Nous avons pu le découvrir en France avec « Une vie chinoise », une autobiographie de 700 pages publiée en trois tomes en 2009 et 2010. Ce récit passionnant en noir et blanc, à travers l’histoire d’un enfant puis d’un homme, raconte aussi la grande Histoire, celle de la Chine devenue maoïste et qui, dans les décennies suivantes, passe progressivement à l’économie de marché, quand la carte de crédit supplante la carte du parti …
« Les Pieds bandés » est un one-shot dans lequel Li Kunwu parle d’une tradition qui perdure en Chine entre le Xème siècle et le début du XXème siècle. Cette coutume qui engendre pour les femmes des années de souffrances est abolie définitivement en 1949 avec la création de la République Populaire.
Dans la préface de l’album, Li Kunwu écrit : « Parmi toutes les histoires que j’ai dessinées, c’est « Les Pieds bandés » dont je suis le plus satisfait. »
Pour nourrir le récit, Li Kunwu puise dans son enfance et se rappelle la nourrice, Chunxiu, qui a partagé durant quelques années la vie de sa famille à partir de 1959 et qui racontait à l’enfant qu’il était de vieilles légendes et coutumes chinoises. C’est donc la triste vie de Chunxiu qu’il raconte, mais c’est aussi le destin de millions de femmes soumises à la forte pression sociale, à l’esthétique en vigueur (exigean( une femme aux petits pieds pour être belle et désirable) et aux époux qu’elles ne pouvaient pas quitter.
La première planche de l’album, muette, composée de six vignettes verticales, est pourtant très éloquente : l’on y découvre une jeune fille immobile, assise sur une chaise, dont les yeux sont baissés et les pieds entourés de bandelettes. Pas besoin de mots pour lire la détresse et la souffrance de cette fille qui ne pourra plus jamais courir. Arrive alors Chunxi, une fillette vive aux cheveux tressés qui, découvrant brutalement la douleur subie par son amie, s’enfuit vers le marché. L’immobilité et le silence font alors place au grouillement de la vie et de la ville, au bruit et à la joie. Et le lecteur respire aussi. Chunxi court, joue, pêche des écrevisses dans la rivière. Elle ne sait pas encore qu’elle vit là ses derniers instants de liberté.
Quelques jours plus tard, la mère de Chunxi fait appel à une « spécialiste » qui procèdera au bandage des pieds de sa fille. Sans cela, Chunxi ne pourra jamais faire un beau mariage et restera condamnée à une vie misérable. C’est ainsi que la petite fille qui aimait tant courir se retrouve comme son amie Arong, contrainte à l’immobilité et mutilée à jamais.
Dix ans plus tard, Chunxi est devenue une belle jeune fille dont les pieds « si jolis sont de vrais lotus d’or ». Sa beauté est célèbre dans son village et l’avenir semble radieux. Mais nous sommes dans les années 1912, la révolution est là , travaillant brutalement à « l’élimination des symboles et des mauvaises pratiques aristocratiques ». Les hommes doivent couper leurs nattes et les femmes ôter leurs bandages. La vie de la belle Chunxi se brise alors …
Cet album, magistralement maîtrisé sur le plan graphique, est intense. Li Kunwu fait à la fois œuvre d’ethnologue en décrivant et expliquant très précisément les techniques employées pour obtenir des pieds capables d’entrer dans des chaussures brodées de 7,5 centimètres, et la manière dont les femmes, qui ont-elles-mêmes subi cette terrible mutilation, ont perpétué la tradition. Mais Li Kunwu est aussi un artiste sensible, pratiquant un noir et blanc très subtil, sachant montrer sobrement la douleur infligée aux petites filles et dire l’intime, sans avoir recours à des images choc. De nombreuses planches et vignettes, muettes comme la scène d’ouverture, en disent plus que de longs discours. Le récit, émaillé aussi d’évocations très vivantes de la vie quotidienne ordinaire, raconte, dans la seconde partie, les grands mouvements de l’Histoire chinoise, avec des scènes de rues saisissantes montrant le peuple et la Révolution en marche.
Magnifique et passionnant !
Catherine GENTILE
« Les Pieds bandés » par Li Kunwu
Éditions Kana (15 €) – ISBN 978 2 5050 1691 5
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