COMIC BOOK HEBDO n°78 (20/06/2009)

Cette semaine, retour sur un artiste singulier, remarquable, étonnant, unique : BEN TEMPLESMITH. Heureusement pour nous, les éditions Delcourt publient les ?uvres de ce jeune dessinateur australien, dont 30 JOURS DE NUIT, FELL et WORMWOOD. Petite visite guidée?

30 JOURS DE NUIT, une œuvre ténébreuse et diabolique…

Disons-le tout de suite, le concept de 30 Jours de Nuits est vraiment une sacrée #¥%??§?ø d’idée, apparemment simplissime mais à laquelle il fallait penser ! Comme vous devez le savoir même si vous ne logez pas en Transylvanie, les vampires craignent certains éléments qui peuvent leur être fatal : ail, croix, pieu en bois, balle d’argent, et bien sûr le moment fatidique où le soleil point à l’horizon, déchirant la nuit de ses feux assassins. Steve Niles a donc imaginé ce qui pourrait se passer si des vampires investissaient une petite ville arctique où le soleil ne se lève plus pendant le long mois d’hiver polaire : la sécurité absolue de se repaître de chair humaine dans un festin nocturne ininterrompu de 30 jours. Ça donne froid dans le dos, hein ? Car il n’y a pas que la température en dessous de zéro qui glace le sang dans cette histoire digne des très grands classiques de l’horreur. Steve Niles a su – avec un certain génie – construire un récit dont l’idée très particulière puise une force insensée dans le fait qu’elle est des plus évidentes, s’appuyant sur une mythologie dont les codes fondateurs sont ici creusés de manière originale dans leur quintessence. Un postulat rejoignant tellement notre réalité qu’une terreur sans nom se dresse à chaque image, nous hantant par la spécificité du contexte qui ne cesse de revenir à nous par tous les pores de la page. Ça fait très peur, quoi. Steve Niles s’est inspiré d’un fait d’actualité réel pour écrire son histoire. Non, je vous arrête tout de suite, il n’y a pas eu de massacres perpétrés par des vampires dans une bourgade nordique. Il s’agit d’un fait beaucoup plus anodin, mais dont les racines excitent l’imagination pour en tirer des hypothèses plus glaciales que festives. L’article qu’a lu Niles parlait de Barrow, la ville située la plus au nord des États-Unis, en Alaska, et dont le maire a interdit la vente d’alcool à cause du trop grand nombre de dépressifs survenant durant cette période nocturne de 30 jours consécutifs. Le décor est planté, plutôt sombre, assez angoissant : Barrow sera donc le théâtre des horreurs imaginées par Niles.
Pour mettre en images un tel récit, il fallait un artiste singulier, évitant les évidences et les dessins trop explicites dans leur souci de détail afin de laisser une grande part d’ombre dans l’expression de l’horreur. Les dessins de Templesmith font merveille dans cette expression puisqu’il réussissent à nous terroriser par la violence de ce que l’on voit tout autant que par les zones de flous, d’incertitude visuelle, d’ombres recelant d’horreur, de non-dits graphiques en contraste avec des éclats incandescents de couleurs vives qui nous sautent à la rétine. Les visages grimaçants, toutes dents pourrissantes dehors, de cette horde sauvage de vampires assoiffés d’hémoglobine et commettant les pires horreurs prennent toute leur force dans un traité graphique remarquable, entre approximation, exagération et dissection. Un grand moment de terreur ! Le moins qu’on puisse dire, c’est que la liberté de ton de cet artiste maniant avec brio l’art du clair-obscur est l’une des vraies bonnes révélations de ces dernières années, tranchant avec le style plus ancré dans une mouvance réaliste fantastique d’un bon nombre de dessinateurs actuels. Templesmith flirte plus du côté de Sam Keith, et c’est tant mieux !

FELL, un polar sans concessions…

Âpre. Amer. Sombre. Rude. Incandescent. C’est Fell. De l’autre côté du pont, il y a Snowtown, une ville en proie aux constants sursauts de la noirceur humaine, cette violence sourde qui régit le quotidien d’êtres paumés à la recherche d’une issue, sans réel espoir. Une sûre et dure descente aux enfers, en contre-jour. Avec Fell, Warren Ellis nous offre l’un des meilleurs polars du moment, original tout autant que classique, un ouvrage qu’on lâche difficilement et qui reste longtemps en mémoire, suintant sa désespérance en demi teinte de manière persistante. Classique, Warren Ellis ? Jamais totalement, vous le savez, mais ici nous sommes bien loin des frasques de Transmetropolitan ou du gigantisme de The Authority, plus près d’œuvres telles que Desolation Jones, le fantastique en moins. Un Warren Ellis qui se dégage donc de sa hargne légendaire et providentielle pour se montrer plus sensible, plus mélancolique, nous laissant percevoir quelle blessure profonde, intime, fait de ce scénariste un créateur si révolté par tout ce qui se déglingue en ce bas monde. Ici la révolte est présente, elle est même centrale dans l’esprit de l’œuvre, mais elle se manifeste plus par un constat amer de la réalité que par une exacerbation des actes et des paroles. Amertume. Mais aussi le désir, et l’espoir, fragiles. Une profonde humanité se dégage de tout ça, et même si j’adore quand Ellis délire à fond la caisse, je crois que je ne l’aime jamais autant que lorsqu’il revient à lui dans un fondement sensible et lucide, perçant le secret des êtres par une narration extrêmement bien sentie et maîtrisée, alliant épiphanies et silences en contraste parfait avec l’émergence de moments intenses ou d’éclats subits.
Ce qui frappe en premier lorsqu’on a l’album en mains, c’est bien évidemment le dessin et les couleurs de Ben Templesmith. Si les couleurs sont en corrélation avec les atmosphères lourdes ou éthérées du polar, le dessin est par contre tout à fait étonnant et faussement décalé par rapport au propos. Un propos qui aurait naturellement trouvé visage dans un dessin réaliste et sombre, implacable. Ici c’est tout le contraire. Le dessin est simple et frôle le grotesque assumé. Templesmith ne dessine pas de manière naïve, comme on pourrait le penser de prime abord, mais bien de manière outrancière, voire expressionniste, ne se souciant que peu des normes à « respecter ». L’exercice est périlleux mais fonctionne finalement à merveille puisque déformations et exagérations physiques, faciès caricaturaux, perspectives réinterprétées et simplifications cartoonesques ne nous extirpent jamais de ce quotidien ancré dans la réalité qu’est le récit d’Ellis. Mieux, cette expérience du réel interprété nous saute peut-être plus à la figure et nous touche de manière plus forte que si le dessin avait été réaliste. La réussite de ce genre d’alchimie est assez rare pour qu’on la remarque et l’encense.
Le cheveu court et blond platine, l’inspecteur Fell apprend à vivre et à travailler dans un nouvel environnement qui le happe littéralement corps et âme. Nous suivons son parcours chaotique au fil de ses enquêtes, de ses pérégrinations au sein d’une faune inquiétante ou désemparée, où le sordide surgit d’une ombre qu’on n’attendait pas. Il y a dans Fell tous les archétypes du roman noir : flic obtus mais désabusé, commissaire dépassé par les événements, serveuse et fiancée du café du coin, salopards endurcis, tension et ambiance. Mais Ellis réussit à transcender le genre tout en le respectant à la lettre, créant ainsi un formidable hommage à toute une mythologie moderne, se le réappropriant dans l’élaboration d’un véritable univers contemporain qui se révèle néanmoins universel et intemporel. Bref, c’est de toute beauté, intelligent, profond, tragique, souvent poignant. Il est frappant de constater à quel point la violence que subissent ou traversent les héros se transforme dans leur nécessité de respirer en une teinte d’une douceur douloureuse qui ne manque jamais de nous étreindre dans notre sensibilité la plus cachée, sans sensiblerie ni cliché.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette œuvre en clair-obscur où les couleurs absolument magnifiques de Templesmith, oscillant entre les bruns et les bleus dans un mouvement d’atmosphères redoutablement efficace, expriment génialement les profondeurs et les passages d’ombre à lumière, avec çà et là des incandescences et des fluorescences électriques. C’est en tous points magnifique. Si vous aimez les vrais polars, jetez-vous sur Fell. Si vous aimez simplement la bande dessinée, Fell vous fera aimer le polar.

WORMWOOD : du grand guignol décalé…

C’est toujours très énervant de penser que Ben Templesmith n’a que 30 ans quand on voit les images géniales qu’il nous sort, dans un style qui n’appartient qu’à lui, au point qu’on pourrait dire qu’il y a une Templesmith touch. L’énervement passé, on ne peut que se réjouir de lire et de regarder ce que fait ce dessinateur incroyable, dans un délire de clair-obscur où les couleurs deviennent lumières. Subtil travail où l’informatique transcende le matériau original avec un beau culot. Le résultat de la cuisine graphique de Templesmith est souvent à couper le souffle, offrant des visions proches d’un Ashley Wood qui aurait avalé des néons. Le style assez caricatural de Templesmith en fait un dessinateur un peu à part dans le milieu des comics (il n’est pas le seul, bien sûr, mais il a une réelle originalité qui va plus loin que l’originalité : il y a de la substance, derrière, un vrai univers, proche du grand guignol). Ses visages exagérés, ses corps simplifiés, ses perspectives réinterprétées, lui donnent accès à d’autres narrations, à d’autres récits où le délire est possible. Certes, le génie graphique ne fait pas tout, mais avec Wormwood, Ben Templesmith (qui signe aussi le scénario) a visiblement été bien inspiré, et ces premiers épisodes sont tout simplement savoureux à lire… C’est drôle, horrible, décalé, bête et intelligent à la fois, bref, c’est bien chouette !
Dans Wormwood, Templesmith continue d’explorer ce qui lui a pour l’instant souri et réussi : l’horreur décalée tendant vers l’humour noir. Wormwood est un ver (oui, un vrai ver) doué de parole et d’un sacré caractère. Ce ver a investi le corps d’un cadavre qu’il trimballe à sa guise, ou plutôt qu’il « pilote » ce corps humain putréfié, ce qui lui permet d’être « incarné » au sein de notre monde humain. Wormwood a une sale gueule, avec son ver dans l’orbite droite, mais il a une classe folle. C’est un zombie gentleman qui se bat du bon côté de la barrière, combattant les attaques de démons belliqueux et sans aucun scrupule. Des scrupules, ça tombe bien, Wormwood n’en a pas tant que ça. Accompagné de Monsieur Pendulum (un vieillard-robot surpuissant mais sans organes génitaux), de Medusa (la strip-teaseuse tenancière du bar « La Ruelle Sombre », ouvert aux âmes en peine) et protégé par Phébée (son assistante revêche), il affronte l’adversité avec un sacré aplomb, voire une certaine légèreté. Lui qui est gaulé comme un petit homme chétif, sa détermination et son assurance font mouche (et nous font souvent rire) avec d’autant plus d’efficacité. L’album se compose de deux récits, l’un introduisant le personnage et le contexte dans un récit court, et une aventure plus longue en quatre chapitres. Le tout est assez délirant. La première histoire nous montre comment un barman qui fait pipi dans le robinet de bière infeste des clients qui deviennent des corps envahis de tentacules, et le second récit nous apprend comment Wormwood va venir à bout d’une invasion de démons qui se servent du corps des personnes prenant un médicament améliorant les prouesses sexuelles pour enfanter ses légions d’envahisseurs dévastateurs… Le goût prononcé de Templesmith pour l’absurde rend ces histoires jouissives par le décalage qu’elles proposent au sein d’un genre très difficile à transmuter – du moins à faire évoluer sans tomber dans des panneaux difficilement évitables. Oui, c’est aussi drôle qu’horrible, et l’incandescence visuelle toute en nuances qui traverse une nouvelle fois l’œuvre de ce talentueux artiste australien ne cesse de nous émerveiller par sa beauté impeccable. La classe, quoi…

Cecil McKINLEY

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