Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Terra Formars » T1 par Yu Sasuga et Ken-Ichi Tachibana
La science-fiction était un genre en vogue à la fin du siècle dernier. Aujourd’hui, ce thème est tombé en désuétude. C’est sûrement la faute aux gouvernements qui abandonnent les uns après les autres leurs ambitieux programmes spatiaux. À quoi rêve un jeune aujourd’hui ? La colonisation de la lune est un vague souvenir. Celle de Mars n’arrivera sûrement pas du vivant des lecteurs actuels. Pourtant, c’est la transformation de la planète rouge en un lieu habitable par les colons humains, la « terra formation », qui sert de base à ce nouveau manga spatial édité chez Kazé manga.
Tous les scientifiques sont d’accord sur ce point, il faudrait plusieurs centaines d’années avant que Mars puisse être habitable. C’est un travail de longue haleine qui demande beaucoup d’organisation et de prévisions. Ce manga, « Terra Formars », situe ce début de colonisation par l’homme autour de l’année 2599, soit dans 25 générations. Le principe est simple, il faut en premier rendre l’air respirable et le sol cultivable. Grâce à des lichens envoyés depuis la Terre et, surtout, des cafards pour aider à leur propagation rapide, le processus de terra formation est passé dans sa phase terminale. Bien évidemment, avant que les premiers colons civils n’arrivent, il faut rendre à cette planète un aspect attractif. C’est pourquoi un groupe de volontaires tirés des prisons terriennes est envoyé sur mars avec comme mission d’exterminer les blattes qui y pullulent. Ce dont ils ne se doutaient pas, c’est que ces animaux ont muté. Ils ont pris une forme humanoïde tout en gardant leur caractéristique propre d’insecte. Surtout leur force, leurs dextérités, leur vitesse et leur capacité d’adaptation à un environnement hostile. Aucun humain ne peut faire face à un cafard géant ! Du coup, ces astronautes subissent un traitement leur apportant également une mutation en insecte, mais est-ce que cela sera suffisant pour nettoyer la planète ? Ce projet, n’est-ce pas le début d’un complot à plus grande échelle ? Qui représente le bien ? Qui représente le mal ? Tant de questions qui seront abordées dans ce premier volume.
Contrairement à ce que pense le guide japonais « Kono Manga ga Sugoi », « Terra Formars » est loin d’être le manga de l’année, du moins pour moi. Son scénario se situe au niveau d’un film de série Z. De l’horreur, du combat, des situations improbables et quelques bons sentiments. Mais pour les amateurs du genre, prêt à prendre au second degré cette histoire, c’est un excellent manga. Impossible de croire un seul instant que ce qui s’y passe puisse un jour arriver. Pourtant, l’histoire nous embarque dans une succession de combats extrêmement bien orchestrés, malgré la supériorité évidente des cafards humanoïdes. Le complot se dévoile petit à petit, ainsi que les origines des différents protagonistes qui, il faut bien le dire, ne font pas long feu. Pas la peine de s’attacher à ces rebuts de l’humanité, on comprend très rapidement qu’ils sont déjà condamnés. Les différentes nations terriennes sont représentées. Ce qui est amusant, c’est de constater avec quel stéréotype le dessinateur Ken-Ichi Tachibana représente chaque ethnie. Les Américains ont un menton proéminent et un nez carré, alors que les Japonais ressemblent plus à des Européens tels qu’ils sont dessinés dans les bandes dessinées franco-belges réalistes. Ils n’ont aucun des stéréotypes graphiques caractéristiques des Asiatiques montrés en occident. Comme quoi, la vision de l’autre peut être très subjective. Au final, qu’est-ce qui ressemble le plus à un humain qu’un autre humain, quelque soit son pays d’origine ?
L’histoire de « Terra Formars » joue à fond sur la peur, souvent irrationnelle, que nous pouvons avoir face aux insectes et à l’inconnu. Bien évidemment, il y a une grosse différence entre le cafard rampant dans la cuisine et l’être humanoïde ayant les caractéristiques de cette vermine. Surtout lorsqu’il fait face à un humain qu’il peut tuer en quelques secondes. Les rôles sont ici inversés et la peur de la mutation couramment évoquée dans la littérature ou les films prend ici une nouvelle tournure. On est loin de « La Métamorphose » de Kafka ou de « L’île du Docteur Moreau » de H. G. Wells, même si dans ce dernier les mutations étaient également le fait de l’homme. Ici c’est la terreur qui prend le pas sur le rationnel. C’est une sorte de huis clos ou l’enfermement se trouve à des milliers de kilomètres de la terre, sur une planète hostile. Et si justement ces monstres arrivaient à sortir de leur environnement pour pénètre le nôtre ? Telle peut être la crainte du lecteur. Les rôles sont ici inversés, ce sont les humains qui se font écraser comme des insectes. Et c’est par des insectes qu’il a lui-même envoyés sur Mars pour assouvir ses propres besoins, face à la surpopulation que connaît la Terre devenu une sorte de fourmilière. Ironique n’est-ce pas ?
À noter que le dessinateur Ken-Ichi Tachibana n’est pas un inconnu. Une de ses oeuvres a déjà été publiée en France : « l’Affaire Sugaya ». Ce n’est pas Kazé manga qui a sorti ce titre l’année dernière, mais Delcourt/Akata. Comme c’est un documentaire sur une des plus grosses erreurs judiciaires du Japon moderne, cela colle plus dans leur ligne éditoriale, plus réaliste et présentant volontiers un livre de chronique sociale. À l’époque, j’avais trouvé que « le dessin de Kenichi Tachibana est un peu figé et particulièrement froid. Il est, malgré tout, clair et très lisible. » Ici, c’est également le cas, son style convient parfaitement à une histoire de science-fiction tournant plutôt mal. Il reste réaliste, ce qui donne une autre dimension à ce récit. Même si la violence est omniprésente, on a peu de compassion pour ces morts pourtant extrêmement détaillés du point de vue graphique. Un peu comme si l’on assistait à une reconstitution de faits dépassant l’entendement.
« Terra Formars » ne respecte aucun principe scientifique connu. On n’est pas ici dans la science-fiction classique ou l’auteur cherche à expliquer l’invraisemblable grâce à de réelles avancées scientifiques actuelles. Les théories de la colonisation de Mars existent pourtant, elles reposent, en effet, sur l’envoi de plantes pour dépolluer l’air ambiant. Mais des cafards ne peuvent en aucun cas muter en quelques centaines d’années. Qu’importe, la véracité des évènements, c’est leur enchaînement de manière divertissante qui compte. Il faut prendre ce manga pour ce qui est, avec une bonne dose d’abstractions. Une fois en condition, les amateurs d’action spatiale avec une pointe de violence gratuite apprécieront forcément cette série qui renouvelle un genre quelque peut oublié.
« Terra Formars » T1 par Yu Sasuga et Ken-Ichi Tachibana
Éditions Kazé manga (7,99 €) – ISBN : 9782820306159