Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Ricky, Lucien, Gillou et les autres… Margerin à Métal ! (première partie)
Frank Margerin est né à Paris en 1952. Après une enfance bercée par la BD franco-belge et le rock’n roll, sa première bande humoristique paraît dans les pages de Métal hurlant # 6 (mars 1976). D’abord sous scénarios de Jean-Pierre Dionnet, ses petites histoires vont rapidement prendre un parfum autobiographique, mélangeant ses passions rock et BD sur fond de banlieue, lorsqu’il se décide à écrire lui-même. Il enchaîne ensuite histoires sur histoires, de façon très régulière tout au long de la parution de Métal, apportant à la revue un aspect humoristique et une fraîcheur bienvenue dans la production SF habituelle. Cette interview a été réalisée le 11 janvier 2002 par téléphone et approuvée par l’artiste, à destination d’un livre américain sur Métal hurlant qui n’a, hélas, jamais pu voir le jour.
Un grand merci à Frank Margerin pour sa disponibilité et sa gentillesse. Merci également à Jean-Pierre Dionnet pour avoir facilité ce contact.
bdzoom.com : As-tu eu une formation particulière de dessin ou es-tu autodidacte ?
Frank Margerin : En fait, après la troisième, j’ai quitté le lycée pour rentrer dans une école d’art, appelée les Arts Appliqués, et j’ai reçu là -bas une formation de dessin tout ce qu’il y a de plus classique avec des matières comme la sculpture, le métal, mais je n’y ai absolument pas travaillé la bande dessinée. La BD était quelque chose d’assez mal vu. Pourtant, j’avais cette passion de la bande dessinée depuis mon plus jeune âge et j’ai toujours dessiné dans les marges de mes cahiers. J’ai donc fait cinq ans d’Arts Appliqués et, parallèlement à ces études artistiques, je faisais mes petits dessins style « bandes dessinées ». Ces études m’ont fait apprendre le dessin, la perspective, l’anatomie, toutes sortes de choses qui peuvent être utiles à la bande dessinée, mais ce n’était pas la narration, ni apprendre la bande dessinée…
bdzoom.com : Tu parlais tout à l’heure de tes influences BD, de ton amour pour cette littérature, est-ce pour les grands classiques ?
Frank Margerin : Mes influences ont commencé avec Le Journal de Mickey, la toute première revue que je lisais étant môme, puis après ce fut Pilote et Spirou. Donc mes premiers coups de cÅ“ur ont été pour « Tintin », « Astérix », « Spirou ». Et, petit à petit, je me suis intéressé aux bandes dessinées un peu plus modernes, dans les années 70, avec Pilote qui est devenu un journal plus adulte, à l’arrivée de Goscinny. Là , des gens comme Gotlib, Reiser, Mandryka m’ont donné le goût d’une autre bande dessinée, un peu plus adulte. Il y a aussi eu l’Underground américain qui m’a pas mal boosté, avec Crumb, Gilbert Shelton. Je me faisais envoyer les comics par ma sÅ“ur qui vivait à San Francisco dans les années 70. Ça a vraiment été le coup de cÅ“ur… Crumb est un de mes pères spirituels…
bdzoom.com : Quelles sont tes origines socioculturelles ?
Frank Margerin : Elles sont modestes et, en même temps, assez imprégnées du milieu artistique. Mon père est artiste peintre décorateur, il fait des trompes l’œil, des fresques pour des particuliers, des hôtels, etc… Parallèlement, il faisait de la peinture pour lui. Il a toujours vécu de son art. Ma mère avait la passion du dessin – elle était plutôt portraitiste -, mais était avant tout mère au foyer. Mes parents se sont d’ailleurs connus par le biais du dessin… Mon frère et ma sÅ“ur dessinent eux aussi. Mon frère fait des pochettes de disque pour une boîte qui s’appelle Fantasy Records. Ma sÅ“ur fait du dessin animé. Elle a travaillé pour Colossal Pictures et d’autres petits studios. Rien à voir avec Disney ! Ils vivent tous les deux à San Francisco…
bdzoom.com : Comment pourrais-tu qualifier ton style pour le public américain ?
Frank Margerin : Je dirais que c’est un mélange de tradition belge et d’autres choses… Je me sens assez proche de Franquin, pas vraiment pour son trait qui est plus vif que le mien… Ça pourrait être un mélange de Franquin, de Crumb et de Dubout… Je ne sais pas si tu vois ce que je veux dire ?!! Franquin pour le sens du gag, Dubout pour celui du détail et Crumb pour l’aspect social. C’est un cocktail d’un peu tout cela…
bdzoom.com : Il y a surtout ce côté tendresse… Parce que tout ce que tu racontes, c’est forcement du vécu. N’est-ce pas ?
Frank Margerin : En fait, j’ai réellement commencé à trouver mon style le jour où j’ai tapé dans mes souvenirs… Au début, je faisais un peu de science-fiction, parce que Métal était principalement un journal de science-fiction. J’avais un mal fou à faire de la SF, alors j’ai fait un peu de parodie d’histoires fantastiques [dans l’album « Tranches de Brie »]. Je faisais apparaître des petits martiens dans des ambiances banlieue, pavillons et gros nez – bérets… C’était un mélange un peu bizarre… C’est à l’arrivée de Philippe ManÅ“uvre à Métal hurlant – c’est lui qui a apporté cette touche rock’n roll au journal – que sont nés les personnages de Lucien, Gillou, Ricky…
bdzoom.com : Est-ce que ce sont des gens que tu connais ?
Frank Margerin : Pour ce qui concerne Lucien, non…
bdzoom.com : On a l’impression que c’est un peu toi…
Frank Margerin : Oui, c’est un peu moi quelque part. Pas physiquement, en tout cas…
Gillou, le blond à lunettes, c’est mon frère. Ricky, le gros nez – gros menton, est un vieux copain que je vois encore de temps en temps et qui, à l’époque, était mon meilleur ami… Voilà !
bdzoom.com : Tout cet univers urbain et banlieusard est-il basé sur tes souvenirs ?
Frank Margerin : Oui, mais ce n’est pas forcement du vécu. On avait effectivement un petit groupe de Rock avec les copains, Los Crados. Le nom du groupe Ricky Banlieue, que j’ai donné dans la BD, venait en fait d’un groupe de copains qui s’appelait Ricky Beaulieu et les Starters. Je leur ai fait un petit clin d’œil. Par contre, les personnages du groupe Ricky Banlieue ne sont pas ceux du vrai groupe… Quant à moi, j’avais un lien – je ne dirais pas lointain – disons que je n’étais pas totalement impliqué dans ce groupe de rock. C’est surtout que j’avais un combi Volkswagen… Donc, à chaque fois qu’il y avait un concert, on m’appelait pour trimballer le matos ! J’étais un peu le roadie de service… Ça m’a permis de m’intégrer. Et puis, j’ai commencé à faire les chÅ“urs et à petit à petit m’installer au sein du groupe, à y trouver ma place, mais je n’étais pas vraiment musicien au départ. C’est d’ailleurs pour cela que je pouvais observer d’autant mieux, en témoin…
bdzoom.com : Tu as un œil assez acerbe sur tout ce qui peut se passer dans ces endroits, comme sur les plages pendant les vacances de bord de mer (rires)…
Frank Margerin : Oui, oui (rires), je n’ai pas eu non plus de vacances « camping », et tous ces trucs. J’ai surtout observé…
bdzoom.com : Pour en revenir à ton expérience Rock, tu as participé au groupe Dennis’ Twist…
Frank Margerin : Effectivement ! Un jour, la direction de Métal hurlant a voulu faire une fête. Le journal commençait à prendre un peu d’ampleur, avec l’arrivée de ManÅ“uvre et sa nouvelle image rock. Donc, Philippe a eu envie de faire une soirée Métal hurlant avec un groupe composé de dessinateurs.Comme Denis Sire et moi avions eu une petite expérience avec le groupe Los Crados, ManÅ“uvre a dit que ce serait amusant de reformer le groupe. Seulement les autres musiciens du groupe avaient fait leur vie chacun de leur côté et n’avaient pas envie de remettre le couvert. Donc, il nous a trouvé des musiciens pro pour monter un groupe de fortune pour la soirée. Il a fait appel à Vincent Palmer et au batteur Dynamite du groupe Bijou, plus deux ou trois autres pros. La soirée s’est passée comme cela – on avait bien répété un peu avant – et cela nous a donné l’envie de recommencer ! On a un peu continué avec tous ces gens-là , mais ils avaient leurs carrières à poursuivre. Donc, à un moment, il a fallu former un groupe plus indépendant et nous avons crée le Dennis’ Twist, avec Vuillemin, Jean-Claude Denis, Dodo [du tandem Dodo et Ben Radis], Denis Sire…
bdzoom.com : La nouvelle génération de dessinateurs dont tu fais partie a su insuffler à Métal le deuxième coup de fouet dont il avait besoin. La première équipe s’était essoufflée, après des tensions, des cassures… Et là , soudain apparaissent de nouveaux talents qui font corps et qui créent un journal solide, y apportant un certain esprit de famille.
Frank Margerin : Il y a effectivement eu une dynamique à cette époque-là . D’un petit journal assez marginal qui commençait à s’imposer, on est passé à la revue branchée de l’époque. C’était surtout grâce à Dionnet, qui savait choisir ses auteurs et qui a su trouver des artistes de tous horizons pour faire un truc pas trop ciblé. Il y énormément de gens qui sont passés dans Métal hurlant, qui n’y sont pas forcement restés, l’équipe de Bazooka Production, Kent Hutchinson [du groupe Starshooter], Caro… Lorsque nous arrivions dans un festival, nous étions un peu à part. À l’époque, il y avait une ambiance un peu boy-scout dans la BD. On a un peu remué tout ça ! C’est vrai qu’on n’était pas toujours bien vus ; on était un peu les enfants terribles de la bande dessinée…
bdzoom.com : Il semble qu’il y ait eu un échange d’idées entre toi et Druillet pour le spécial humour [Métal n°46 bis]. Tu as fait une couverture parodiant Druillet et il t’a pris une idée pour son histoire courte de Lone Sloane avec des gros nez !
Frank Margerin : Je ne me souvenais pas de ça. En fait, j’ai fait la couverture sans concertation avec Druillet. Il y avait eu une couverture de Métal hurlant faite par lui, avec son style [Métal hurlant n°15], et je m’étais mis à en faire une parodie dans le style SF, tout en gardant ses éléments. Il y avait des espèces de ronds que j’ai transformés en oreilles de Mickey, et dedans, j’ai fait un Å“uf sur le plat et toutes sortes de trucs idiots… C’était effectivement du « gros nez » vu à travers Druillet… J’avais fait cela pour casser le côté un peu sérieux de la SF.
bdzoom.com : Tu as collaboré à « Coup dur à Stalingrad », la grande histoire réalisée par tout le staff d’artistes de Métal n°50. Quels sont tes souvenirs à ce sujet ?
Frank Margerin : J’ai fait la dernière page… C’était une sorte de tac-au-tac géant. On avait la planche du type d’avant pour se guider et chacun improvisait… C’était amusant, mais comme on n’a pas fait l’histoire ensemble, chacun travaillant dans son coin, on n’a pas eu le sentiment de participer à une Å“uvre… C’était un peu bizarre… On faisait comme si c’était un jeu. J’avais complètement oublié cette collaboration !
bdzoom.com : Tu as même posé en slip pour Métal n°60 !
Frank Margerin : Ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux… Je revois effectivement ce superbe slip en Nylon… (rires).
bdzoom.com : On devine une forte cohésion au sein du journal. Comment se passait la collaboration avec Dionnet et Manœuvre ?
Frank Margerin : Ils faisaient un peu de paternalisme, car ils avaient très peur qu’on aille faire nos petites BD ailleurs. Donc, ils avaient tendance à insister sur ce côté famille. Ils jouaient vraiment la carte corporatiste : « nous ne sommes pas comme les autres et il ne faut pas aller ailleurs ». Ils entretenaient aussi une sorte de rivalité avec les autres maisons d’édition, et même avec leurs auteurs ; ils n’aimaient pas trop qu’on soit copains avec les dessinateurs de Pilote, de Fluide glacial ou de L’Écho des Savanes… C’était débile à ce point-là  ! C’était surtout dû à ManÅ“uvre, Dionnet était un petit peu plus ouvert. ManÅ“uvre était parfois très sectaire et très exclusif… Il était en plus très lunatique ; il pouvait très facilement piquer des colères. Parfois, il essayait même de monter les auteurs les uns contre les autres. Il nous disait de temps en temps : « et, fais gaffe. Il y a untel qui commence à cartonner avec sa série », du genre il te pique des lecteurs… Tout cela pour créer une rivalité… On savait très bien que ce n’était pas vrai. Les succès des uns ne font pas les échecs des autres. À un moment, on a eu le sentiment d’être abandonné. Dionnet et ManÅ“uvre étaient tellement branchés sur leur émission télé qu’on avait le sentiment que le journal tournait tout seul…
à suivre…
Jean DEPELLEY
Pour illustrer cet article, de nombreux dessins et planches ont été honteusement scannés, sans aucun scrupule, dans la belle monographie « Margerin » publiée aux éditions Mosquito, en 1995. Due à l’enthousiasme de Michel Jans, Jean-François Douvry, Gilles Ratier et Serge Tisseron, elle est, hélas, épuisée depuis bien longtemps…
Un mot ! Excellent !
;o)
Merci de votre commentaire ! La rencontre a été passionnante. L’auteur est digne de son Å“uvre, je vous l’assure ! La deuxième partie, la semaine prochaine devrait vous plaire.
Excellent !! On retrouve bien toute la gentillesse et la disponibilité de Frank.
Bravo pour les docs aussi !
J’ai un petit scoop rigolo concernant Frank et des images à vous transmettre.
Amitiés
J-Luc (Mandrake le magicien) ecran.magique@gmail.com
Intéressant et sympa, comme toujours avec Frank. Assez édifiant sur l’enfant du rock antipathique.
Philippe ManÅ“uvre a fait un boulot énorme dans Métal, ne pas l’oublier, mais il supporte difficilement la critique (pour un critique , nobody’s perfect !