Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Markheim » par Philippe Marcelé et Rodolphe
Marcelé est un artiste rare, trop discret, et Rodolphe un scénariste souvent bien inspiré. Entre 1998 et 2006, ils avaient réalisé ensemble cinq tomes de leur série « Gothic » au Téméraire puis chez Delcourt. Aujourd’hui, le duo revient chez Mosquito pour nous proposer un récit complet étrange et atypique, en grisés rehaussés de noir et de blanc, superbes, dont l’atmosphère mystérieuse happe le lecteur jusqu’aux confins de la réalité…
« Markheim »… Un mot qui sonne comme le titre d’un conte d’Edgar Poe, à moins que ce ne soit un hommage plus ou moins inconscient du scénariste à ce personnage homonyme de Stevenson en proie à une terrible dualité intérieure… Quoi qu’il en soit, ici, Markheim est une ville d’Europe de l’Est, dans un pays indéterminé, à une époque qui l’est tout autant. On sait juste qu’un immense conflit armé est sur le point de se déclencher, dans des ambiances de début de 20ème siècle. Mais tout reste diffus, flou, tout comme Ans, le héros de l’histoire que nous suivons dès son retour à Markheim. Ans ne semble pas être bien sûr de savoir qui il est et ce qu’il fait là , mais accepte de se laisser porter par les liens, les connaissances… Dès les premières pages, nous sentons que quelque chose ne va pas, que notre immersion dans cette ville se fait sous de drôles d’auspices, et que notre « guide » semble être le plus perdu de tous… Ouvrir cet album, c’est accepter de ne pas comprendre forcément les choses, et de se laisser aller dans les méandres et les étrangetés qui viennent nous cueillir çà et là , nous entraînant au cÅ“ur même du récit, sans recul.
Ans est apparemment un agent, et la seule chose dont il soit sûr, c’est qu’il a une mission à remplir. Nous suivons ses déambulations, et les moments de volupté qu’il trouve auprès d’une jeune femme qui s’est entichée de lui. Mais Ans fait d’étranges rêves où un vieillard semble lui faire signe… Un vieillard qui lui même est troublé par des songes venus de loin… Deux êtres, deux âges, deux mondes qui s’interpénètrent sans se comprendre, remettant en cause la réalité de qui arrive. Sommes-nous au cÅ“ur d’une faille temporelle, d’une brèche entre les dimensions, les époques ? Sommes-nous dans le rêve ou dans la réalité ? Nous sommes ici même et dans un ailleurs constant, où la réalité est poreuse. Pour mettre cette étrangeté en images, Marcelé a choisi une esthétique bien particulière, basée sur des fonds grisés qui donnent une vraie matière à l’ensemble, une tessiture. Sur ces gris qu’il dégrade parfois afin de nuancer les valeurs, Marcelé entreprend une composition des lumières par des hachures ou/et des masses au traité libre, plus ou moins épaisses selon l’effet recherché. Autant peints que dessinés, ces rehauts lumineux donnent souvent lieu à de superbes images où la lumière semble être gravée. Les noirs, eux, apparaissent souvent par masses opaques, outre les traits de dessin ; belle complémentarité avec les hachures de lumière et la matière de fond grisé : mine de rien, voilà trois procédés pas forcément faciles à faire vibrer ensemble, ce que Marcelé a réussi haut la main et mieux que ça, puisque le résultat visuel est tout simplement sublime, envoûtant…
J’ai toujours aimé le dessin de Marcelé. Je l’avais découvert avec l’album « Lolla » chez Dargaud, « Les Capahuchos » et surtout l’impressionnant « Le Signe du taureau » dans Circus, dans les années 80. Je me souviens avoir été fortement marqué par ce style incroyable, très charnel et très bizarre, sombre, cru et subtil à la fois. Un trait souple et vénéneux qui m’avait fait grande impression, où la représentation de la chair semblait primordiale pour exacerber sur le papier les tensions entre éros et thanatos. Il y a une sorte d’érotisme fantastique, chez Marcelé, qui lui permet aussi d’exprimer un trait et un style plus proches de la peinture, de la gravure, que du dessin BD. On sent ses obsessions, à travers les figures qui reviennent tout au long de ses Å“uvres. Voilà bien longtemps qu’on n’avait pas eu le plaisir de voir du Marcelé, dont cet album amorce un très joli retour grâce aussi au beau scénario de « SF archaïque » de Rodolphe. De là à espérer que les deux hommes aient envie de créer ensemble d’autres récits de cette trempe à l’avenir… Ce serait chouette !
Cecil McKINLEY
« Markheim » par Philippe Marcelé et Rodolphe
Éditions Mosquito (15,00€) – ISBN : 978-2-3528-3085-6
Marcelé est un dessinateur trop rare et trop talentueux pour laisser passer quelque chose dessiné par lui.
bien d’accord !