Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Silas Corey » T1 (« Le Réseau Aquila 1/2 ») par Pierre Alary et Fabien Nury
On sait que l’art de l’espionnage est né avec les premiers conflits entre cités dès l’Antiquité : mais, agent 007 et Jason Bourne obligent, on conçoit habituellement et plus spécifiquement les arcanes des services secrets autour d’un contexte contemporain de guerre, froide ou technologique. Avec leur nouvelle série, Fabien Nury (encensé pour le scénario de son « Il était une fois en France ») et Pierre Alary (également très apprécié pour « Belladone », aussi une agente très spéciale !) se distinguent en mettant en scène avec habileté un nouveau héros immergé dans les coulisses de la 1ère Guerre mondiale. Son nom est Corey, « Silas Corey »…
Si Victor Sackville – héros créé en 1985 par François Rivière et Francis Carin pour Le Lombard – est encore un agent britannique actif dès 1916, Silas Corey est de son coté un ancien agent des services de renseignement français, reconverti en détective privé quand il est démobilisé. Dans le premier album (« Le Réseau Aquila ½ »), l’action débute en 1917 : Georges Clémenceau s’y livre à une guerre politique sans merci contre Joseph Caillaux, alors président du conseil. Et c’est au milieu de cette querelle que va être plongé le plus habile et le plus corruptible des agents : Corey est chargé d’enquêter à propos de l’inquiétante disparition d’un journaliste Å“uvrant pour le journal L’Homme enchaîné (média appartenant à Clémenceau). Ce journaliste détiendrait une preuve de la trahison de Caillaux, lié à une industrielle et marchandes d’armes allemande…
Afin d’être rigoureusement exact d’un point de vue historique, précisons qu’en avril et mai 1917 (date à laquelle débute ce récit), Clémenceau est alors redevenu sénateur (depuis 1909), partisan de la fameuse « Union sacrée ». Il regagnera le 16 novembre 1917 la présidence du conseil face à Caillaux, partisan d’une paix de compromis mais accusé d’intriguer contre la France en faveur de l’Allemagne. Caillaux n’est pas, comme dit dans l’album, président du conseil en 1917 (il ne le fut qu’entre juin 1911 et janvier 1912) ; dans ce rôle important se sont succédé Alexandre Ribot (mars à septembre 1917) et Paul Painlevé (sept. à nov. 1917) sous le gouvernement de Raymond Poincaré (février 1913 à février 1920). Précisons enfin, pour démêler le vrai du faux et pour être complet, que Caillaux, impliqué indirectement dans l’assassinat retentissant du directeur du Figaro par sa femme (16 mars 1914) finira arrêté le 14 janvier 1918 pour « intelligence avec l’ennemi », puis jugé et condamné en février 1920 (amnistié en 1925).
En couverture du tome 1, outre la dynamique silhouette en pied du héros, c’est d’abord une époque qui nous est présentée, en un réseau d’indices visuels concordants : la 1ère Guerre mondiale en toile de fond (poilus, barbelés et avion biplan) côtoie la France issue de la Belle Époque. Paris, capitale de l’Art nouveau (voir la typographie du titre) est aussi le théâtre d’un monde d’ombres et de lumières (silhouette féminine adoptant la coupe à la garçonne, ombre atmosphérique digne de « Fantômas », personnage créé en 1911). Initialement, la première version « finalisée » de cette couverture permettait à quelques symboles (Tour Eiffel, timbre à l’effigie de Marianne) de jouer – dans ce contexte d’espionnage – des identités et valeurs nationales. Ceux-ci seront remplacés à terme par des détails plus significatifs de l’univers antagoniste : Croix de fer et sinistre usine d’armement allemande. On devinera donc assez vite en Silas Corey tout à la fois un émule d’Arsène Lupin (héros des romans de Maurice Leblanc depuis 1905), un détective privé vaguement anglo-saxon à la manière d’Harry Dickson et bien sûr un personnage librement inspiré par la saga légendaire initiée par Ian Fleming après 1953. On pourra aussi penser à Silas Corey comme un possible membre des « Brigades du Tigre », surnom de la police mobile initiée par Clémenceau dès 1907 : le terme Brigades du Tigre est une invention – demeurée fameuse – du scénariste Claude Dessailly pour la série diffusée de 1974 à 1983 sur l’ORTF puis sur Antenne 2. Pour l’anecdote, c’est Fabien Nury (accompagné de Xavier Dorison) qui signera en 2006 l’efficace scénario du film de Jérôme Cornuau inspiré de cette dernière série.
L’habit déchiré et l’allure distinguée mais sévère de Corey indiquent en outre sa maitrise de l’art du combat à la canne, pratique n’empêchant pas une certaine fragilité du personnage, qui reste visuellement dominée sur cette couverture à la fois par une femme (espionne ?) et l’ombre du mal.
Pour le 1er plat du second tome (« Le Réseau Aquila 2/2 »), le contexte de la guerre (barbelés frontaliers toujours présents) s’efface au profit d’une action plus intense : Corey vise une cible hors-champ avec un pistolet de type Ruby, fabriqué en série à partir de 1915 pour équiper toute l’infanterie française. Autour de lui, de sinistres silhouettes équipées de masques à gaz (la première attaque chimique est déclenchée par l’armée allemande en avril 1915 à Ypres) et de fusils à lunettes semblent agir sur les toits de la capitale, tandis que véhicule et biplan amorcent un duel mécanique. Tout l’enjeu est là : la Guerre sera-t-elle gagnée dans les tranchées ou sur le champ des arcanes politiques, de manière industrielle ou économique, par l’usage de moyens légitimes ou d’opérations terroristes ? La couleur bleutée, complémentaire du rouge et du blanc de la première couverture, ré-ancre le diptyque dans l’Histoire patriotique et le thriller « à la française » : quand les Aigles (aquila, en latin) attaquent, des Ardennes à Paris, le contre-espionnage entre en action. N’est pas Mata Hari qui veut !
Laissons la parole aux deux auteurs…
Quelles étaient pour vous les intentions de départ concernant ces visuels ?
Fabien Nury : Présenter un héros, façon Arsène Lupin ou James Bond, dans le cadre « Belle époque » / 1ère Guerre mondiale ». D’où la piste « composite », avec pose avantageuse du personnage, et éléments d’ambiances et d’intrigue en arrière-plan.
Les références de ces couv’ sont liées aux composites des années affiches de cinéma vintage, surtout les illustrations des années 1960 : les premiers James Bond, « Les douze salopards » (R. Aldrich, 1967), etc. On peut aussi penser à d’anciennes affiches mettant en scène Arsène Lupin, et Pierre a de nombreuses autres références en tête, j’en suis sûr !
Le titre générique, dans un cas comme celui-ci, est forcément le nom du personnage, et le titre du cycle est dans la lignée des titres de roman policier ou d’espionnage. « Le réseau Aquila » pourrait être le titre d’un roman de Robert Ludlum ou de Ken Follett, non ?
Le travail de la pose du héros était fondamental, sur les deux couv’, et (Pierre confirmera, je pense…) complexe : c’est à la fois un dandy et un homme d’action. Il doit être menaçant, visiblement expert en violence, tout en restant distancié, ironique et « classe ». D’où le jeu avec la canne dans le T1, et la pose « duel à l’ancienne » dans le T2.
Comment signifier finalement le double choix de l’époque et d’une présence inquiétante des forces antagonistes ?
Fabien Nury : Les éléments « menaçants » étant pléthore dans l’album, il n’y avait que l’embarras du choix. Silhouettes de soldats, bâtiments des impressionnantes industries Zarkoff, silhouette d’Aquila, etc. Pour info, le nom Zarkoff est dérivé de celui de Basil Zaharoff, authentique marchand d’armes du début du 20ème siècle.
Les éléments « romantiques / Belle Epoque » devaient être plus finement intégrés : c’est le profil de Marthe Richer, les enluminures légères, le fonds de journaux d’époque… C’est aussi ce qui entraîne le choix de typo du titre. Pour tout ce qui est composite, Pierre (après avoir fait des dizaines de recherches) a travaillé en étroite collaboration avec Christian Blondel, directeur artistique des éditions Glénat, et aussi affichiste de cinéma.
Le travail a d’abord été fait sur le 1, qui fixe le « système ». Puis, comme nous souhaitions accentuer l’aspect diptyque, il fallait intégrer la couv’ du 2, en 4ème de l’album… Et donc, la finaliser rapidement. Le principe général a donc été adapté, avec une autre pose, une autre couleur de fond et différents éléments iconiques (silhouettes des tueurs, avion et crash de voiture, masque à gaz…) directement liés aux situations du 2.
Pierre Alary : L’idée était, comme l’a souligné Fabien, de rester dans le composite et la pose, la « silhouette qui parle », la silhouette comme icône, dans l’idée des James Bond. Sans aller aussi loin (ni aussi bien…), nous souhaitions trouver « la » silhouette, celle qui, même en ombre (en silhouette donc) était reconnaissable.
La dessus, nous voulions une couverture « classe » et « graphique », et surtout sobre… Éviter la sempiternelle composition « pyramidale », bourrée de couleurs jusqu’à la gueule. On s’est donc fixé très tôt sur un fond uni. Après, j’ai effectivement passé énormément de temps a chercher une pose un tant soit peu iconique (voir la sélection de dessins) puis, petit a petit, j’ai inséré cette pose dans des informations de décors qui pourraient permettre aux lecteurs de tout de suite situer l’époque, avec très peu d’éléments. La aussi, il y eut beaucoup de propositions et variations.
A titre d’exemple, cette « croix de fer » sur la couv’… LA sempiternelle « croix de fer » dès qu’il s’agit de combat avec des Allemands, tellement « cliché » ! On a discuté là -dessus, justement parce que c’est un cliché : on l’a trop vue, à toute les sauces, elle est toujjouuurrss là !! Mais… mais… ça reste un élément graphique majeur. Au delà de ce qu’elle représente, ça reste une très belle « forme », un très bel élément de composition, et un symbole, qui, à lui seul, résume des centaines de dessins (on sait qu’il y a des milliers de soldats, l’aviation, l’infanterie etc.. entièrement résumés dans ce symbole). Alors, hop, on va dire que le cliché tue le cliché… Je prends…
Un mot sur le choix des couleurs ?
Pierre Alary : Nous souhaitions être sobre dans la composition mais aussi dans les couleurs. Il fallait donc trouver le bon code couleur. Le fait du diptyque nous a un peu « facilité » la tache : 2 couleurs pour le tome 1, 2 couleurs pour le tome 2.
Pour les références, je suis donc resté dans les grands affichistes (entre autres talents évidemment) des 60′s /70′s … Bob Peak, Mc Ginnis, Gruau…. Tout cela donc, en tenant compte de tous les impératifs discutés avec Fabien.
Merci !
Philippe TOMBLAINE
« Silas Corey » T1 (« Le Réseau Aquila 1/2 ») et T2 (« Le Réseau Aquila 2/2 ») par Pierre Alary et Fabien Nury
Glénat (14, 95 €) – ISBN : 978-2-7234-8392-6 et ISBN : 978-2723483933