« Aokigahara, la forêt des suicidés » par Gabriel Hernández et El Torres

Une histoire japonaise réalisée par des Espagnols dans la rubrique comics ? Aurais-je perdu la tête ? Pas encore, mais en attendant, cet album me permet de revenir sur l’ouverture des comics aux auteurs et artistes de tous pays, un phénomène qui ne date pas du fameux Brit Pack de la fin des années 80…

La vague anglaise qui déferla dans le milieu des comics US dans la seconde moitié des années 80 – Alan Moore en tête, bientôt suivi par Gaiman, Morrison & co – sembla être l’amorce d’une nouvelle ère, une ouverture au monde extérieur qui engendrerait des années plus tard des vagues italiennes (Dell’Otto, Bianchi, Burchielli…), françaises (Renaud, Briones, Coipel…), des pays de l’Est (Zezelj, Ribic, Granov, Guéra…), sans oublier des auteurs venus d’Amérique du Sud (Risso, les frères Bá et Moon…). Du côté de l’Espagne, on a récemment remarqué l’excellent Juan José Ryp et son style de malade mental ; il faudra désormais compter avec ses compatriotes Juan Antonio Torres – alias El Torres – et Gabriel Hernández qui ont notamment travaillé pour Image, Vertigo et même Marvel. La présence d’auteurs et d’artistes non américains au sein de la production des comics s’est donc aujourd’hui amplement développée, mais ce serait mal connaître les comics que de croire que cette ouverture et ces collaborations avec des artistes étrangers date de « Watchmen ». Pour ne citer que ces deux-là, dans des styles très différents, on n’oubliera pas l’Espagnol Sergio Aragonés qui fit les beaux jours de Mad dès les années 60, de même que le Philippin Alfredo Alcala qui transfigura « Conan » avec son encrage à la Gustave Doré dans les années 70. Mais avant les années 80 tout ceci n’était que sporadique, non pas une vague exponentielle comme celle que nous connaissons aujourd’hui. Dès lors, cela engendre la nécessité d’envisager le visage actuel des comics sous un autre angle, mettant à mal comme jamais ce satané raccourci faisant de la bande dessinée américaine celle des seuls super-mecs qui volent en slip… Il se trouve juste que des auteurs et des artistes, bénéficiant de l’action de labels comme Vertigo qui ont élargi grandement le champ des genres, peuvent désormais créer des œuvres qui – si elles existent bel et bien éditorialement par le biais des éditeurs américains – se portent sur d’autres narrations, d’autres univers, d’autres manières de raconter… « Aokigahara, la forêt des suicidés » d’El Torres et Gabriel Hernández est un magnifique exemple de ce phénomène…

 

Cet album raconte une sombre histoire d’amour et de mort inspirée d’une terrible réalité : au pied du Mont Fuji, au Japon, se trouve une forêt appelée Aokigahara. Cette forêt est un lieu spécifique où les Japonais se rendent pour mettre fin à leur jour ; une forêt du suicide, en somme… Terrible et effroyable réalité, oui, puisqu’on risque en traversant cet espace boisé et touffu de tomber nez à nez avec un pendu, des ossements, ou autres corps plus ou moins en état de putréfaction… Une forêt où « pour tout l’or du monde je ne poserai jamais un pied ! » avoue le scénariste. Lui aussi a ressenti un frisson lui parcourir toute l’échine, à la connaissance de ce lieu incroyable si chargé de mort… El Torres a d’ailleurs envisagé le projet d’« Aokigahara, la forêt des suicidés » avec un sérieux qui l’honore, inscrivant dans son récit tous les éléments réels qui existent à propos de cette forêt, et reprenant d’anciennes croyances et légendes japonaises attenantes aux fantômes, et plus particulièrement les Onryos. Des fantômes qui errent et hantent la forêt mais aussi l’âme de certains vivants… Dans le récit d’El Torres, c’est Masami, la petite amie japonaise d’Alan, qui va se suicider après leur rupture avant de revenir hanter le quotidien du jeune homme. Conçu comme un récit d’horreur, « Aokigahara, la forêt des suicidés » ne manque effectivement pas de nous angoisser et de nous faire trembler d’effroi… Mais le scénariste a une vision bien plus nuancée que la seule optique horrifique : à travers le destin de Masami, d’Alan et de ses proches, de la garde-forestière Ryoko (qui se révèle être une adepte shintoïste) et de son collègue cartésien, c’est bel et bien de solitude qu’il est question, ce que confirme El Torres dans sa postface. Solitude qui pousse à se suicider, solitude des vivants qui restent, solitude des fantômes qui errent… Les destins entremêlés des protagonistes expriment en effet le vide et le plein de chaque vie, sans nous laisser beaucoup d’illusions… Un sujet et une culture japonaise qu’El Torres a pris très à cœur puisqu’il a même eu l’ambition de calquer sa narration, son découpage, selon certains rythmes sacrés joués au tambour Taiko, jouant avec les symétries et les coups d’éclat.

 

Mais – au-delà de ce sujet et de cette réalité hallucinante – ce qui m’a tout de suite séduit dans cet album, c’est le dessin d’Hernández. Un trait magnifique, et un traité de la couleur qui ne l’est pas moins. Ici, l’artiste allie évanescence et matière, en concordance autour d’un encrage angulaire sans être rigide. Alors que son travail d’encres colorées acquiert les mêmes subtilités que l’aquarelle, que son traité chromatique tend vers la nuance des transparences dans des gammes majoritairement vertes, brunes et bleues, Hernández n’hésite pas à contrebalancer cette « légèreté » par des flashs de couleurs criardes, ou bien des blancs bruts comme appliqués au tip-ex, dans des juxtapositions de mouchetis, lavis et autres « accidents » très bien maîtrisés. Ces blancs sont souvent inscrits de manière franche et libre, apportant une vibration lumineuse qui prend corps, tandis que des touches de rouges semblent scander l’ensemble des planches, que ce soit par les vestes des garde-forestiers, les enseignes lumineuses de la ville… ou le sang. Il y a un double voyage, dans cette œuvre : le voyage effroyable à Aokigahara, et celui au cœur du style d’Hernández, fascinant, allié au rythme scénaristique sans faille d’El Torres. Certes, on pourrait rester sur sa faim lorsque l’histoire s’achève, mais cela n’incombe pas à une quelconque faille du scénariste : c’est bien le signe que celui-ci a réussi à nous embarquer si loin dans l’horreur fascinante de cette forêt et de la psyché des personnages – malgré nous, sans qu’on le voie, sans s’en rendre compte – que l’on en ressort un peu abasourdi, pas forcément indemne, comme si on avait laissé quelque chose derrière nous qui continue de nous appeler. Serait-ce là un ouvrage littéralement hanté ? Gulp !

L'un des fameux panneaux à l'orée de la forêt d'Aokigahara, tel que l'ont parfaitement retranscrit les auteurs dans l'album.

Cecil McKINLEY

« Aokigahara, la forêt des suicidés » par Gabriel Hernández et El Torres Éditions Atlantic BD (11,95€) – ISBN : 979-10-90-171-15-2

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