Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« L’Homme de l’année » T1 (« 1917 : Le Soldat inconnu ») par Mr Fab, Jean-Pierre Pécau, Fred Duval et Fred Blanchard
Nouvelle série historique conceptuelle initiée par Delcourt en ce début 2013, « L’Homme de l’année » repose sur un concept simple : chaque album consistera à retracer un événement ayant marqué notre mémoire collective, ce parcours s’effectuant à travers la destinée d’anonymes incarnant leur époque. Signé par Fred Duval, Jean-Pierre Pécau et Mr Fab, le premier volume (« 1917 : le soldat inconnu ») nous entraîne successivement dans la poussière de l’Afrique coloniale, dans le cauchemar des tranchées puis, en 1920, lors des cérémonies officielles liées à l’inhumation du soldat inconnu sous l’Arc-de-Triomphe. La collection, dirigée par Fred Blanchard (qui nous fait le plaisir d’un long entretien exclusif à cet article) abordera dans les tomes suivants la bataille de Waterloo, l’affaire Dreyfus, la découverte des Amériques, la mort du Che Guevara et celle de Jeanne d’Arc.
« L’Homme de l’année » T1 (« 1917 : Le Soldat inconnu ») raconte l’itinérance de deux hommes, Boubacar N’Doré et Joseph, son maître dans les plantations de Côte d’Ivoire : deux destins à jamais liés par l’Histoire et la sauvagerie de la Grande Guerre. La 1ère de couverture dévoile le terrain ravagé et désolé des tranchées : outre quelques piquets déchiquetés et le maillage des fils barbelés, c’est la mort qui semble s’être emparée de ce sinistre décor, comme peuvent en attester les trois cadavres de militaires allemands (la défaite, bien qu’encore lointaine en 1917, est « en marche »), abandonnés à moitié enterrés au premier plan. Sous un soleil crépusculaire, embrasant toute l’image telle une ultime explosion, apparaît la silhouette sombre et solitaire d’un soldat d’origine africaine. L’homme est-il en reconnaissance dans un secteur déserté du front ? Est-il l’unique survivant d’une énième attaque aussi meurtrière qu’inutile ? Est-il le fantôme symbolisant le sacrifice de milliers de combattants issus des colonies et venus se battre pour une cause qui n’était pas la leur ? La réponse à ces questions est sans doute multiple, tant cette silhouette « anonyme » (on renverra bien sur au titre « le soldat inconnu ») apparaît comme paradoxale, aussi héroïque que fragile, essentielle que déjà vouée à un destin incertain et, en un mot, vecteur d’humanité dans un cadre parfaitement inhumain. Silhouette de mort et «ombre qui marche » annoncée, l’homme – exclusif – de l’année 1917 ne semble de fait pas destiné à atteindre l’année 1918…
Inspiré tout à la fois par divers documents historiques et par certaines affiches de films (de guerre) célèbres tels « Apocalypse Now » (F. F. Coppola, 1979), « L’Empire du soleil » et « Il faut sauver le soldat Ryan » (S. Spielberg, 1987 et 1998), le visuel confronte directement à notre regard une date et une silhouette : ces deux éléments sont non seulement placés en en-tête ou au centre de la composition mais aussi dirigés vers l’œil du lecteur. Ce détail fait prendre beaucoup de sens à l’ensemble du visuel, dans la mesure où, pour la trame scénaristique de cette nouvelle collection (voir le site dédié : http://lhommedelannee.fr), la frontière demeure assez mince entre le récit historique traditionnel et le genre uchronique ; ici, il s’agira donc de redéfinir un pan de l’Histoire sans chercher à la modifier outre mesure, mais en inscrivant une part de romanesque quantifiée dans le traditionnel « devoir de mémoire » lié au thème abordé. La couverture ne dévoile pas un héros de bande dessinée mais un homme, combattant semi-anonyme dont le destin est déjà tracé puisque, la mention « soldat inconnu » oblige, ni son nom, ni ses origines, ni la réflexion exacte de ses actes ne seront préservés.
En avril 1917 débutera l’offensive du Chemin des Dames, deux mois de combats meurtriers (200 000 tués ou disparus du coté français) qui entraineront un grand nombre de mutineries. Parmi les combattants, Guillaume Apollinaire dont nous reprendront quelques vers avant de céder la parole à Fred Blanchard :
« Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence
J’ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout
Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout ou plutôt je commence à être partout
C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir
[...] Je lègue à l’avenir l’histoire [...] »
(« Merveilles de la guerre », in « Calligrammes », 1918)
Fred Blanchard, bonjour : pour commencer, expliquez nous comment vous vous retrouvez à diriger cette nouvelle collection initiée chez Delcourt ?
F.B. : Je suis effectivement le discret directeur de collection, qui conçois et supervise la réalisation de toutes (ou quasiment toutes) les couvertures du label Série B. Celles de « L’Homme de l’année » ne font pas exception.
Cela tient en grande partie au fait que j’ai une suivi une formation de graphiste à la base, étant passé par la très exigeante École Met de Penninghen (aussi connue sous le nom d’ESAG), ce qui me permet d’occuper le poste officieux de directeur artistique en plus de mon rôle officiel de directeur de collection pour le label Série B.
La promo de l’ESAG dont je suis issu comprenait dans ses rangs des artistes et amis aussi divers que Jean Lecointre, Soledad Bravi ou Claudio Carpi… Ceci pour vous expliquer que j’ai eu une formation artistique de haut vol, même si j’applique principalement ses enseignements dans ce qu’on appelle communément le « Mainstream » ou, comme les petits camarades de la « Nouvelle BD » se plaisent sournoisement à l’appeler, la « BD Commerciale »…
Comment la couverture a été pensée, imaginée ?
F.B. : « L’Homme de l’Année » est la nouvelle « série concept » du label Série B. A ce titre, il fallait impérativement la démarquer de la précédente, « JOUR J », et de son identité graphique forte inspirée de la presse magazine d’actualités type LIFE, Paris Match ou même L’Express (typo rouge et blanche percutante, limite anxiogène dans chaque cas). Toutefois, je voulais lui garder un côté magazine, journal… et comme je savais qu’elle allait explorer plus rapidement que « Jour J » (très marquée XXème siècle à ses débuts et à laquelle le côté brut d’une typo en caractère « bâton » façon LIFE correspondait très bien) des périodes historiques très éloignées, j’ai opté cette fois pour un look et une typographie plus proches de l’idée que l’on se fait d’un livre d’histoire ou d’un journal très sérieux type Le Monde ou Wall Street Journal, d’où la typo avec empattements (type « Garamond ») et les bandeaux évoquant de vieux papiers jaunis par le temps.
Une fois que j’avais le principe, restait à élaborer le visuel.
Un mot à propos de votre précieuse collaboration avec Manchu ?
F.B. : J’ai tout de suite su que j’allais encore une fois m’adjoindre les services de Manchu [pseudonyme de Philippe Bouchet] pour les illustrations de couverture.
La raison est simple : Pour « vendre » de l’Histoire avec un grand « H » en bande dessinée, rien de mieux selon moi qu’une illustration de couverture qui ait un look de peinture d’histoire ! CQFD.
Ce qui est aussi très chouette avec Manchu, c’est qu’on se connait maintenant très bien et qu’aucun problème d’ego ne vient parasiter notre collaboration… Ce qui est parfois le cas avec des dessinateurs quand ils sont en charge des couvertures de leurs albums, ce que je peux comprendre au demeurant.
L’autre avantage d’avoir un cover artist comme Manchu sur une série concept, c’est qu’on arrivera plus facilement à unifier ce genre de série (fondamentalement composée d’one-shots aux styles parfois forts différents) au travers de ses couvertures. Attention toutefois à ne pas verser dans l’excès inverse et au final donner l’impression que tous les albums se ressemblent… C’est là une alchimie délicate : il faut savoir doser les ingrédients avec précision !
Après, il faut aussi savoir composer avec les forces et les faiblesses de son cover artist et essayer de les adapter à un concept d’illustration qui symbolisera au mieux la série que l’on veut présenter / imposer au public au travers de la couverture. Dans le cas de Manchu, il a une petite faiblesse, ce sont les personnages, il le reconnaît aisément lui-même ! Je ne concevrai jamais une couverture devant être réalisée par Manchu dans laquelle on aura un personnage en gros plan, ce serait un risque trop grand à courir pour lui comme pour moi… Par contre, il est extrêmement fort pour les véhicules, les décors, les ambiances… Et les personnages quand ils sont au second plan !
Ses forces et ses faiblesses ont donc dès le début orienté mes réflexions sur le design des couvertures et elles ont fini par me faire voir la lumière : puisque « L’Homme de l’Année » parle d’anonymes ayant symbolisé leur époque, quel intérêt de présenter ces personnages en gros plan sur les couvertures ? Aucun ! Au contraire, en les laissant au second plan, un peu dans l’ombre, on donne envie au lecteur d’en savoir plus sur eux…
Et on en profite au passage pour casser les codes de la bande dessinée franco-belge qui présente facilement des personnages en gros plan sur les couvertures et ainsi sortir du lot !
Il est vrai que les affiches des films de guerre présentent à l’accoutumée d’héroïques soldats qui ne sont pourtant qu’un jouet de l’Histoire. Votre couverture a-t-elle cherché à se désolidariser de ce qui fut longtemps une solide tradition visuelle ?
F.B. : C’est en effet à ce moment-là de mes réflexions que m’est revenue en mémoire l’affiche de « Saving Private Ryan » (« Il faut sauver le soldat Ryan », 1998) de Spielberg. Le soldat que l’on devait sauver, réduit à l’état de silhouette sur l’affiche du film, conservait ainsi tout son mystère. De plus, sa taille minuscule à l’échelle du visuel et des visages qui flottaient dans le ciel au-dessus de lui conférait une fragilité qui justifiait la course contre la montre qui allait s’engager dans le film pour le retrouver à temps.
Bref, le souvenir de cette affiche me conforta dans le fait que je tenais là mon principe de couverture pour « L’Homme de l’Année : 1917 » !
Je le trouvais tellement simple et adapté à l’idée même de la série que je décidais de l’utiliser de manière systématique : chaque couverture présenterait un personnage de même taille, dans une pose neutre, isolé dans un décor qui serait chargé de restituer le contexte historique dans lequel se déroule l’album.
Je commençais donc à dessiner des roughs pour chaque couverture, histoire de voir si l’ensemble serait cohérent mais aussi percutant. L’adjonction d’une date qui faisait office de titre et contribuait à identifier plus aisément la période à laquelle se déroulait l’album finalisa l’ensemble. L’accueil auprès de Guy Delcourt et du service marketing me conforta dans ma démarche… On pouvait donc passer à la réalisation de l’illustration principale !
Comment elle a été réalisée ?
F.B. : C’est la partie la plus simple ! Je fournis un rough à Manchu. Il m’envoie divers crayonnés jusqu’à ce qu’on cale les éléments. Une fois que c’est fait je lui donne le feu vert pour passer à l’éxé’. Une fois la peinture achevée, elle part au scan.
Je récupère le scan et retouche certaines parties de l’illustration sur « Photoshop » afin d’optimiser les contrastes, la lumière, etc… L’important ici étant qu’il faut garder en mémoire que l’illustration doit au final être au même niveau de lisibilité et d’impact que les éléments typographiques de la couverture.
Il est à noter que cette première couverture de « L’Homme de l’Année : 1917 » est l’une des rares illustrations sur lesquelles je n’ai effectué aucun travail de retouche numérique. De plus, le personnage a été crayonné par Mr Fab (histoire de saisir à la perfection le physique et l’allure générale du héros) puis intégré à l’illustration par Manchu.
Le visuel montrant un héros – à la fois solaire et crépusculaire – attire invariablement une mine de références. Sans parler d’un décor hanté par la mort et dominé par une sinistre couleur rougeâtre. Quelles étaient les symboliques désirées ?
F.B. : Concernant les couleurs de la couverture : le ciel est rouge car qui dit 14-18 dit massacre, donc sang versé. L’idée était aussi d’évoquer les origines africaines du héros au travers d’un soleil bas et démesuré dans lequel il se découpe… Sa silhouette le réduit déjà presque à l’état de fantôme, de souvenir. Le soleil forme un cercle qui n’est pas sans évoquer l’auréole des saints : c’est logique quand on pense au sacrifice de tous ces soldats et de leur « canonisation républicaine » au travers de la symbolique du soldat inconnu.
Enfin, une harmonie de couleurs à dominante rouge, blanche et noire, il n’y a à mon avis rien de mieux pour capter l’attention du public. Il suffit de repenser aux drapeaux nazis ou japonais de la Seconde Guerre mondiale (eux aussi agrémentés d’un cercle !) pour finir de se convaincre de la force visuelle et dramatique de cette combinaison de couleurs ô combien anxiogène. C’est ce que j’avais déjà fait sur la première couverture de « JOUR J » pour capter l’attention du public : j’ai réutilisé cette formule sans hésitation sur ce premier tome de « L’Homme de l’Année ».
Pour en revenir au cercle, cette forme était l’une des obsessions de Roman Cieslewicz, l’un de mes professeurs à l’ESAG et grand affichiste français d’origine polonaise (avec tout ce que cela implique de haute culture graphique et picturale)… Il faut croire que son enseignement m’a marqué durablement…
Philippe Tomblaine
« L’Homme de l’année » T1 (« 1917 : Le Soldat inconnu ») par Mr Fab, Jean-Pierre Pécau, Fred Duval et Fred Blanchard
Delcourt (14, 20 €) – ISBN : 978-2-7560-2918-4