Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Dans les griffes de la Vipère » par Yoann et Fabien Vehlmann
75 ans et 53 albums déjà parus dans la série principale ! Spirou, éternel héros espiègle apparu en 1938, ne fait décidément pas son âge. Repris en mains depuis 2010 par le duo Vehlmann et Yoann (après le « test » de l’album parallèle « Les Géants pétrifiés » en 2006), le groom emblème des éditions Dupuis se retrouve cette fois-ci « Dans les griffes de la Vipère ». Spirou, piégé sur une île du Pacifique, est en effet réduit à l’état d’objet marchandising culte par un richissime collectionneur fou du personnage et de son univers. Et, derrière une couverture multiréférentielle, voici deux auteurs eux-mêmes en train de nous entrainer un peu plus loin avec eux dans le monde fascinant de Spirou et Fantasio…
Ce nouvel album de la saga se positionne d’emblée derrière un titre connotant un théorique danger – inhérent au récit d’aventure – mais de manière amusé : l’hydre reptilienne à la fois industrielle, terroriste et mafieuse que peut suggérer la Vipère (équivalente aux termes « Octopussy » ou « organisation Spectre » pour 007…) est rendue tout à fait ridicule par l’adjonction de l’expression « dans les griffes »… dont les serpents sont bien sûr dépourvus ! Soigneusement choisi, le titre renverra par contre à tout un pan de la bande dessinée franco-belge issue des années 1950 et 1960, dont « Dans les griffes du dragon noir » (5ème histoire des Aventures de Buck Danny par Jean-Michel Charlier et Victor Hubinon, 1951), « Dans les griffes de la main blanche » (73ème histoire de la série Tif et Tondu par Will et Stephen Desberg, 1986) et « La Griffe noire » (5ème album de la série Alix par Jacques Martin, 1959) sont les titres les plus évocateurs. Rajoutons à cette liste deux titres cinématographiques : « Dans les griffes de la momie » (J. Gilling, 1967) et « Jack Burton dans les griffes du mandarin » (J. carpenter, 1986) et nous aurons finalement la synthèse la plus complète du genre : soit un héros opposé à une sombre machination dans un décor aussi exotique que potentiellement dangereux.
Comme à l’accoutumée pour les albums signés Vehlmann et Yoann, les couleurs bleu, blanc et rouge/ocre sont très présentes : si la couleur rouge distingue la fougue du héros (Alix étant par exemple aussi habillé de rouge sur le visuel de « La Griffe noire » comme dans toute sa propre série), on ne s’empêchera pas d’y voir une flamme venant perpétuellement rallumer le feu vital du récit initiatique et aventureux. Habillé fashion (tenue identique à celle de Prince sur la pochette du single « U Got the Look » (1987)), prêt à siroter un cocktail devant une voiture sportive et luxueuse (la célèbre Turbotraction créée en 1954 par Franquin) et plus généralement devant un cadre ensoleillé et touristique, Spirou adopte ici une pause qui vient surprendre le lecteur. La posture -semi-bondienne – autant que le cadre sonnent toutefois faux si l’on observe ce visuel en détail : le visage fermé de Spirou, l’absence de toute autre présence humaine, l’hostilité sourde connotée par l’alignement de plantes cactées et par l’orientation de la pointe du V de la villa futuriste (design de Fred Blanchard) nous indiquent que le paradis des apparences n’est sans doute qu’un enfer, ambiance que le titre de l’album vient englober.
L’édition luxe de cet album adopte un visuel plus dynamique montrant Spirou en train de fuir, blessé et en sueur. Les troncs des deux palmiers au premier plan esquissent la lettre « V »… On sait du reste l’importance particulière que revêtent déjà dans la saga Spirou et Fantasio les lettres « S » et « Z » : le « S » s’y oppose de manière incessante au « Z », l’un étant en quelque sorte la valeur négative de l’autre. Au « S », significatif de la ligne courbe et riante, répond un « Z » beaucoup plus directif et déjà quasi totalitaire. Ce « S », nous le retrouvons consécutivement et directement avec les noms de Spirou (qui, comme chacun sait, signifie à la fois « écureuil » et « espiègle/facétieux » en langue wallonne), Spip (écureuil rencontré le 8 juin 1939 dans un épisode intitulé « L’Héritage de Bill Money ») et Seccotine (reporter du journal Moustique qui apparaitra en 1953 dans la série), puis par un effet phonétique proche de l’allitération dans les noms Fantasio et Marsupilami. A l’inverse, Zio, Zabaglione, Zantafio ou Zorglub sont des noms constitutifs du mal et de l’antagonisme notoire. Tome et Janry avaient introduit à leur tour un personnage en « V » et « Z » (Vito Cortizone, imaginé en 1987 et qui devrait réapparaitre dans le 54ème album fin 2013) avant que Vehlmann (« V » !) ne réinitialise successivement des Zorkons, une face cachée du Z et donc une Vipère.
Le V, symbole de vitesse, de liberté et de potentiel électrique, est aussi le chemin du verbe et de la parole d’origine divine. On le constate d’une certaine manière en regardant la ligne courant dans les deux sens verticaux, au centre de la composition, entre le visage fermé de Spirou et le bandeau supérieur où figurent les noms des auteurs et la mention « Les Aventures de Spirou et Fantasio » : ce dialogue discret semble dès lors repousser sur le côté gauche un titre qui exclue précisément l’échange au profit de l’aliénation et de l’absence de mouvement. Notons d’ailleurs que, sur une précédente maquette de la couverture, le titre (à l’origine, Dans les griffes de la Viper) figurait encore – par erreur – aux côtés du nom des auteurs. Spirou ne semblera donc avoir pour tout échappatoire que le ciel ou l’eau (mer), éléments de liberté encore à atteindre puisque que figurants au-delà de ces « barrières visuelles » formées par les cactus ou les murs de briques de la villa. Autre option : l’automobile, mais les roues encore orientées du côté gauche (inverse au sens de narration habituel) laissent peu d’espoir.
« Dans les griffes de la Vipère » présente donc aux lecteurs de 2013 une saine réflexion sur le concept héroïque. A l’instar de la relecture de James Bond dans « Skyfall » (S. Mendès, 2012), Fabien Vehlmann et Yoann apportent ici une nouvelle forme d’attachement envers le personnage, plus réflexive et auto-référentielle que jamais. Mais 75 ans d’existence méritaient bien un tel apport…
Philippe TOMBLAINE
« Dans les griffes de la Vipère » par Yoann et Fabien Vehlmann
Dupuis (10, 60 €) – ISBN : 978-2-800-154343