COMIC BOOK HEBDO n°61 (14/02/2009)

Cette semaine : L’ENCYCLOPÉDIE VERTIGO…

L’ENCYCLOPÉDIE VERTIGO (Semic)

Voici un ouvrage tout simplement in-con-tour-na-ble, signé Alex Irvine… Un événement, un livre indispensable que tout vrai amateur de comics se doit d’avoir dans sa bibliothèque, une bible constituant une formidable source d’informations pour celles et ceux qui aimeraient découvrir l’univers de Vertigo, mais aussi pour les professionnels qui auraient besoin de vérifier les dates de parutions de tel ou tel comic. Au-delà de l’importance du livre en lui-même, son édition comble un manque qui commençait à devenir évident (voire gênant) au vu de l’expansion des titres issus du label Vertigo maintenant disponibles en France. L’édition de cette Encyclopédie Vertigo est donc plus qu’une bonne idée, mieux qu’une belle surprise : c’est purement et simplement un acte éditorial primordial pour la connaissance et l’histoire des comics. Non non, je n’exagère pas, ce n’est pas dans mes habitudes. En effet, le label Vertigo (créé en 1993 par Karen Berger au sein de DC Comics) a transformé la face des comics – rien que ça, madame. De grandes œuvres et de prestigieux auteurs édités sous ce label figurent aujourd’hui parmi les plus grands classiques contemporains de la bande dessinée anglophone (et non pas américaine, la nuance est importante), participant à une évolution notable des mentalités du milieu éditorial, de la critique et du lectorat, changeant la donne en termes même d’identité des comics. Au début des années 90, le monde des comics était en plein chambardement; il fallait se remettre en question, car l’hégémonie Marvel-DC commençait à s’effriter dangereusement… et puis il y eut Jim Lee, McFarlane, Image, et tous les bouleversements qu’on connaît. Grâce à Karen Berger, non seulement DC Comics ne resta pas bloqué dans une enclave archaïque de super-gus costumés un peu trop enfermés dans leur superbe historique, mais en plus Vertigo ouvrit une brèche essentielle en offrant un réel espace à une forte production qui existait et témoignait de l’évolution du genre sans pour autant avoir les moyens d’être éditée à cause de sa nature semblant échapper à toute lignée éditoriale économiquement forte. Et effectivement, lorsqu’on regarde l’ensemble du catalogue Vertigo, on peine à trouver un adjectif global; c’est même un argument identitaire fort et répété plusieurs fois dans l’ouvrage : Vertigo est une nébuleuse qu’on ne peut cataloguer. Néanmoins, on peut en avoir un sentiment assez synthétique et tout à fait cohérent à ce propos…

Certes, il est bien difficile de parler et de définir Vertigo en une phrase, en une seule idée. On peut expliquer la chose sous plusieurs angles, en se servant d’éléments disparates mais complémentaires, mais il semblera toujours manquer quelque chose. Ce n’est pas grave ; ce quelque chose viendra avec la lecture. On pourrait définir Vertigo de manière pragmatique, en expliquant comment la rencontre entre Karen Berger et Alan Moore, puis Neil Gaiman ou Grant Morrison, par exemple, fut déterminante dans la naissance du projet, annonçant en même temps l’émergence forte de la « vague britannique » aux États-Unis. On pourrait aussi dire que les six séries formant le « noyau initial » (The Sandman, John Constantine : Hellblazer, Shade, The Changing Man, Doom Patrol, Animal Man et Swamp Thing) reflètent déjà ce que sera l’esprit Vertigo : l’édition de séries plutôt étranges et intelligentes, ne mettant pas forcément en scène des super-héros, explorant des thèmes rarement abordés avec une telle créativité, dans un esprit aussi particulier. Bah oui, y a pas qu’Superman, dans la vie. La bande dessinée américaine avait beaucoup à apprendre des Britanniques, et devait se rendre compte que des créateurs importants étaient en train d’émerger, proposant d’autres visions, d’autres histoires… Vertigo sera en quelque sorte le laboratoire, le champ du possible, afin de concrétiser cete réalité. Alors que les surenchères graphiques et scénaristiques un peu vaines et avides de succès par le biais du spectaculaire semblaient finalement boucher l’horizon par une banalisation de l’extraordinaire (finissant même par blaser un certain lectorat), la création du label Vertigo engendra au contraire une réelle ouverture vers l’imaginaire par des séries paradoxalement plus « réalistes » que les univers super-héroïques. D’un coup, la fantaisie reprenait de la valeur. D’un coup, l’inspiration et la créativité, l’implication artistique et intellectuelle de l’auteur, de l’artiste, voulaient à nouveau dire quelque chose. Oui: on nous proposait enfin autre chose. Cette ouverture sur un certain réalisme fantastique où l’imaginaire dépeignait mieux que jamais les facettes de notre réalité était autant salvatrice que nécessaire. On pourrait dire également que Vertigo a été une vraie pépinière de talents où nombre de chef-d’œuvres ont vu le jour, mais en même temps que le label a bénéficié de l’aura d’œuvres emblématiques antérieures à sa création, comme Swamp Thing ou V for Vendetta
On pourrait encore dire beaucoup de choses, mais lorsque l’on feuillette cette encyclopédie et que l’on prend en considération l’ensemble des œuvres du label, on ne peut que constater que Vertigo possède une cohérence évidente, une homogénéité indéfinissable constituée d’univers disparates se rejoignant en une qualité d’esprit et d’intention portée par le même souffle. Que ces œuvres soient policières, fantastiques, horrifiques, merveilleuses, guerrières, psychologiques, historiques ou de science-fiction, tous les comics Vertigo explorent leur(s) thème(s) selon un angle particulier, original, créatif… différent. Plus profond. Plus libre. Plus vrai et intéressant et beau que bien des publications… Cette cohérence d’esprit, ce courage, cette acuité et cette intuition, cette révolution, ce tournant dans l’histoire des comics, ce passage à l’âge adulte, nous le devons à Karen Berger. Celle-là même qui s’est tant impliquée pour qu’un chef-d’œuvre tel que le Sandman de Gaiman puisse exister ; Sandman qui est devenu la pierre angulaire de Vertigo. Rien que pour ça, chère Karen, je vous embrasse sur les deux joues (bah oui, pas plus, ma chérie va lire l’article).

Pour définir Vertigo, on pourrait aussi simplement citer des noms qui parlent d’eux-mêmes : Gaiman et Moore, évidemment, mais aussi Grant Morrison, Dave McKean, Brian K. Vaughan, Warren Ellis, Matt Wagner, Kent Williams, Garth Ennis, Brian Azzarello et Eduardo Risso, Brian Wood, Steve Dillon, Jon J Muth, n’en jetez plus, le podium s’écroule… Et à part Swamp Thing et Sandman, que dire à l’évocation d’œuvres aussi remarquables que The Filth, Black Orchid, Preacher, Pride of Baghdad, DMZ, Blood, Transmetropolitan, Sandman Mystery Theatre, Stardust, Y The Last Man, The Invisibles, Hellblazer, Doom Patrol, 100 Bullets, American Splendor, Fables, Mr Punch, The Fountain, etc., etc… Pas mal, comme vous dites… Mais outre les séries et les auteurs que l’on connaît bien en France, cette encyclopédie permet aussi de découvrir des œuvres et des univers encore inédits ici-bas et qui donnent rudement envie que les choses évoluent encore plus vite afin de pouvoir lire ces créations de tout premier ordre. Ainsi, au sein des quelques 200 titres du catalogue Vertigo, nous avons le plaisir de retrouver le nom d’un immense artiste trop rare d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique (mais quand même désespérément absent du paysage éditorial français, seul le petit éditeur Sorhenn Grafiks a édité deux albums de Metropol en 2000 et 2001) : j’ai nommé Ted McKeever. Vertigo a publié plusieurs mini-séries de cet artiste étrange et fascinant, et vraiment on se dit que mince alors, qu’est-ce qu’on aimerait voir ça publié ici : The Extremist, Faith, Junk Culture, ou Toxic Gumbo… Ça fait dix ans que je m’esquinte à parler de McKeever autour de moi, et ce n’est pas maintenant que je vais m’arrêter, nom de d’là… Cette encyclopédie attise la curiosité et la passion, nous rendant envieux de voir être publiées des œuvres telles que The Dreaming, It’s a Bird…, Enigma, Heavy Liquid, Moonshadow, Chiaroscuro ou encore Terminal City

Le voyage est complexe et les cheminements infinis, lorsque l’on parcourt les titres présents, leurs fiches, leur notices, et cela rend le plaisir de compulser ou de lire cet ouvrage suprêmement agréable, nous poussant à explorer et découvrir le caractère et la spécificité de chaque série. Car contrairement à la maison-mère, Vertigo ne possède pas d’univers commun à tous ses héros. Certes, des grandes œuvres mythiques ont donné lieu à des spin-off (le plus célèbre reste encore Sandman, avec des déclinaisons de son univers assez nombreuses et intéressantes), mais chaque création reste unique et ne cherche pas à tisser des liens avec les autres titres pour instaurer une « cohérence générale » qui n’a pas lieu d’être. Cette encyclopédie est donc structurée par ordre alphabétique de titre des œuvres, en deux parties : la première se penche en détail sur les œuvres les plus emblématiques de Vertigo, avec une fiche signalétique (dates, numéros, créateurs et artistes), une présentation générale, une notice sur les personnages principaux et un résumé de l’histoire. Pour les œuvres les plus importantes, nous trouverons aussi des rubriques sur les lieux et les moments clés, des informations sur les recueils et les publications parallèles, et parfois des notes de création dévoilant le « dessous des œuvres ». Le tout est richement illustré par les images les plus représentatives des séries et des graphic novels, donnant une bonne idée de ce qui est évoqué. La seconde partie, ayant pour titre « La Gazette », nous propose des fiches plus succinctes mais claires et efficaces sur 120 titres moins connus ou moins emblématiques issus du célèbre Label : une seconde partie tout sauf accessoire ou de second ordre, puisque nombre de petits bijoux s’y trouvent, ne demandant qu’à être (re)découverts. On reconnaît une bonne encyclopédie à sa capacité de répondre à l’attente de lecteurs très différents, proposant des éléments et des informations sur plusieurs niveaux d’intentions et d’informations. L’Encyclopédie Vertigo de chez Semic est une vraie réussite, car elle répondra aux attentes, aux questions et à la curiosité des amateurs, novices, aficionados ou spécialistes par le recensement, l’analyse, la présentation et l’iconographie mises en œuvre dans un contexte graphique et une visibilité des plus efficaces. Bien plus qu’une simple suite de fiches compilées, cette encyclopédie ressemblerait plutôt à un étrange champ regorgeant de merveilles aux charmes délicieusement vénéneux où nous serions sans cesse tentés – au gré des découvertes – de cueillir telle orchidée, telle asphodèle… et d’en tirer toute l’ivresse du parfum.
Pour couronner le tout, la couverture est géniale, c’est normal, elle est signée Dave McKean ; l’avant-propos est décalé et malin, c’est normal, il est signé Neil Gaiman ; et l’introduction est épatante, c’est normal, c’est Karen Berger qui la signe.

Cecil McKINLEY

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