« Le Loup des mers » par Riff Reb’s

Chef-d’œuvre de Jack London publié en 1904, « Le Loup des mers » (« The Sea Wolf ») est un formidable huis-clos maritime qui voit s’affronter un critique littéraire et un marin redoutable, aussi violent que cultivé. Riff Reb’s, déjà remarquable dans son adaptation d’« À bord de L’Étoile Matutine » (d’après l’ouvrage de Pierre Mac Orlan) en 2009, compose ici une œuvre encore plus imprégnée de sel, d’embruns marins et de répliques romanesques, éléments d’un voyage infernal introduit par une couverture subtilement inquiétante…

« Le Loup des mers » a pour principal protagoniste Humphrey Van Weyden, fils de bonne famille et critique littéraire réputé de San Francisco. Suite au naufrage de son bateau, il est recueilli à bord de la goélette Le Fantôme, en partance pour le Japon et armée pour la chasse aux phoques. Van Weyden découvre très vite le capitaine Loup Larsen, homme doté d’une force et d’une autorité supérieures, craint et haï de son propre équipage, mais l’être se révèle aussi étrangement cultivé…

Extrait : page 103, cases 5 à 7 (Soleil Prod.)

Ainsi débute un duel marin haletant, huis clos à ciel ouvert entre deux héros que tout sépare, qui se méprisent et s’admirent à la fois, et que la destinée porte au fil des pages vers un véritable voyage au bout de l’enfer. BDZoom a précédemment déjà évoqué cette forte adaptation graphique (lire l’article http://bdzoom.com/56035/bd-voyages/%C2%AB-le-loup-des-mers-%C2%BB-par-riff-reb%E2%80%99s-et-jack-london/ ), mais le sujet « couverture » méritait bien une seconde approche !

Croquis pour la couverture

Recherche de mise en couleurs

Crayonné pour la version finale de la couverture

Le 1er plat imaginé par Riff Reb’s compose avec les trois éléments phares du récit de London : l’homme (un marin), l’océan (et son navire en perdition) et la présence de diverses forces obscures. Nous retrouvons la plupart de ces éléments sur les couvertures ou affiches de films des adaptations successives : pour la bande dessinée, il s’agit du n°85 (1951) de la grande série de comics « Classics Illustrated » ; pour le 7e art et la télévision, citons « Le Vaisseau fantôme » (Michael Curtiz, 1941, où Edward G. Robinson joue le rôle de Loup Larsen), un téléfilm en 1993 voyant s’opposer les deux célèbres acteurs Charles Bronson et Christopher Reeve, ainsi qu’une dernier portage pour le petit écran en 2009 (avec Sebastien Koch ; trailer en VO visible sur http://www.youtube.com/watch?v=qgzE4Gt5hiM).

1ère édition (1904)

Affiche du film de Michael Curtiz (1941)

Jaquette du téléfilm produit en 2009

" Classics Illustrated " n°85 (1951)

La présente couverture se distingue notablement de ces précédents visuels en accentuant le caractère surhumain – divin ou maléfique – de Loup Larsen et en faisant de l’océan une marmite bouillonnante, un lieu fermé et voué à la mort dont aucun navire ni aucune âme ne pourra s’échapper. Ainsi en est-il de la triste goélette présentée sous le titre principal, le bateau étant réduit à un minuscule amas de planches et de gréement en train de sombrer, sous le regard maléfique de son capitaine en train de fumer son cigare, rictus sardonique en évidence… La position de Larsen, dont la silhouette démesurée – sur fond rougeoyant – est capable d’écarter d’une main les nuages noirs de la tempête (probablement responsable du naufrage), n’est pas sans rappeler une interprétation picturale résolument mythologique et fantasmagorique.

Il faut dire que, depuis l’époque d’Homère, arts et littératures auront fait de la mer un espace relativement hostile : comme en témoigne le sinueux voyage d’Ulysse, les repères s’y brouillent et tout devient possible, notamment la dérivation vers une altérité radicale. Au XVIIIème siècle, dans le champ de la « marine » (peinture maritime), la palette des émotions s’élargit et permet aux artistes de dresser l’inventaire des passions, en jouant sur la relation faussée entre les êtres et un paysage dynamisé, parfois immense et impitoyable. L’océan, tel Loup Larsen, ne garde pas trace de l’intervention humaine : c’est un paysage qu’on ne serait ni aménager, ni moraliser.

" Tempête et naufrage d'un vaisseau " , peinture sur toile de Claude Joseph Vernet (1770)

La représentation d’une scène de tempête est à l’évidence un motif contemplatif, dominé par le drame et la tragédie : la couverture selon Riff Reb’s fixe inconsciemment un parallèle graphique inversé du romantisme contenu dans le fameux tableau de Caspar David Friedrich, « Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages » (1818). De par sa posture au statut divin, Larsen – seul être « humain » représenté en couverture – tient autant de Neptune que du capitaine Nemo selon Jules Verne : être insaisissable, solitaire et secret, méprisant l’humanité mais de laquelle, pourtant, il conserve la culture, les livres et la philosophie, le Loup Larsen décrit par Jack London est en adéquation avec l’expression « vieux loup de mer ». Rappelons qu’outre la désignation d’un marin aguerri, cette dernière appellation correspond à la définition donnée par le Dictionnaire de l’Académie française en 1832 : « Marin à qui un séjour constant sur mer a fait perdre tout usage du monde ». Cette définition s’éloigne aussi de la grande famille des poissons, où le bar est appelé « loup » en Méditerranée, soit un carnassier qui chasse les poissons plus petits et s’attaque aussi aux crustacés.

" Le voyageur au-dessus de la mer de nuages " par Caspar David Friedrich (1818)

Croquis de Loup Larsen par Riff Reb's

Laissons là notre analyse car nous avons saisi l’essentiel : avec ce « Loup des mers », London trace sur mer le portrait d’un siècle dont il a déjà décelé le terrible destin. Sans créateur et sans morale, sans certitude ni espérance, l’homme court à sa perte. Deux Guerres mondiales sans précédents concluront ce sinistre présage dans les trente années qui suivront la parution du livre de London. Des ténèbres, il faut avoir conscience que l’homme est, et sera vraisemblablement toujours, un loup pour l’homme…

Complémentaire de cet article, Riff Reb’s nous fait le plaisir de compléter cette approche analytique de la couverture en répondant à une interview dédiée :

Pouvez-vous nous rappeler ce qui vous a conduit à choisir cet ouvrage ?

« Après « À Bord de l’Étoile Matutine » en 2009, ce n’est pas cet ouvrage de London que j’avais en tête, mais « Le Vagabond des étoiles », son dernier roman (paru en 1915). Et, suite à un gros travail de défrichage qui correspond à ma manière de travailler sur une adaptation, je me suis aperçu que, pour différentes raisons, j’aurai beaucoup de mal à en faire une bonne bande dessinée.
Or, dans mes lectures transversales sur l’art de l’écriture de Jack London, j’ai lu un descriptif et une analyse de l’un de ses romans qui m’avait échappé jusque là : « Le Loup des Mers ».
J’ai immédiatement eu la sensation que c’était ce livre que je devais faire.
Sensation confirmée par la lecture du roman lui-même.
Le pourquoi de ce choix ne s’explique pas uniquement par le raisonnement, il y a la puissance du ressenti que chacun d’entre nous peut avoir devant une œuvre d’art. Malgré tout, cet huis-clos en pleine mer, la confrontation de deux types humains, et le merveilleux mixage de philosophie et d’aventure ont été une matière idéale pour m’exprimer dans la recréation du texte et dans l’illustration purement graphique.
»

À quelle étape de l’album la couverture est-elle choisie et réalisée ?

« La couverture d’un album est, pour moi, toujours un exercice difficile, car très différent de la forme narrative qui est la principale obsession du conteur.
L’idée peut survenir à tout moment… et parfois pas du tout, ce qui était le cas pour « À Bord de l’Étoile Matutine » !
Pour cet album, j’avais toutefois en tête l’illustration de couverture bien avant de démarrer l’adaptation, et avant même de faire le moindre croquis de Loup Larsen, en gros dès que j’ai reposé le roman de London ayant terminé sa première lecture.
L’image s’est imposée à moi.
Deux croquis, pour fixer l’idée, ont été fait dans la foulée et la réalisation définitive en toute fin d’album, donc plus d’un an après
. »

Comment se démarquer des couvertures ou affiches préexistantes ?

« Ce genre de question ne me préoccupe plus du tout. Tellement de livres ont été faits, tellement de maquettes aussi, qu’on peut considérer qu’il n’y a plus rien à inventer. Il faut juste que l’illustration et la maquette s’associent harmonieusement et que l’ensemble ait une certaine force de frappe. Je veux dire par là une forme d’évidence plus proche de la signalétique que de la peinture, en se méfiant du second degré. »

Couverture du sketch book (carnet d'esquisses offert avec la première édition de l'album)

Quels projets ou roughs avant d’arriver au concept finalisé ?

« Pour cet album, deux croquis, comme dit plus haut, puis en liaison avec Didier Gonord, le maquettiste, un rough bricolé sur ordinateur pour équilibrer
avec la présence des titres. Une fois tout le monde d’accord, et notamment feu vert donné par la direction artistique (Clotilde Vu pour la collection Noctambule), je me jette sur mon encre et mon papier puis vers la mise en couleur informatique…
»

Loup Larsen est immédiatement représenté dès le visuel de couverture comme un Diable ou un Dieu maléfique : comment, dès lors, arriver à en faire un protagoniste quelque peu en empathie avec le lecteur ?

« Je ne vois pas en quoi l’empathie serait un enjeu dans la conception d’une œuvre d’art quelconque. La chose s’impose ou pas. En tout cas, l’empathie n’est pas dans le caractère de Loup Larsen. Comme Popeye, il est lui et c’est tout ce qu’il est, qu’on l’aime ou pas, ce n’est pas son problème.
De même pour Dieu ou Diable, vu qu’il ne croit pas plus en l’un qu’en l’autre.
Loup Larsen est un personnage dangereux, parce que charismatique et fascinant. Et la sympathie que nous pouvons ressentir pour lui est, de mon point de vue, proche du syndrome de Stockholm, c’est à dire l’affection qu’on peut ressentir envers son bourreau. Et ce qui le rend sympathique malgré lui, c’est sans doute qu’il nous assène quelques vérités que notre « bien-pensance » nécessaire nous empêche de formuler.
»

Philippe TOMBLAINE
http://couverturedebd.over-blog.com/

« Le Loup des mers » par Riff Reb’s

Éditions Soleil (17, 95 €) - ISBN : 978-2-302-02435-9

Galerie

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