« Tony Chu » T4 (« Flambé ! ») par Rob Guillory et John Layman

Alors que leur nom originel fut « funnies », les comics n’ont plus grand-chose de rigolo depuis ces dernières décennies où l’avènement de l’âge adulte rime avec noirceur, réalisme et violence. Les comics de nature foncièrement comique n’envahissent pas vraiment les rayons des librairies, largement supplantés par les super-héros, le polar et la SF qui donnent dans la surenchère d’émotions fortes. C’est dans ce contexte que j’ai malheureusement loupé l’édition française en cours de « Tony Chu », du moins jusqu’à présent, et la découverte est… savoureuse !

Au-delà de mon rapide constat d’ouverture, les choses sont bien sûr plus nuancées, et heureusement l’humour n’a pas totalement disparu des comics. Mais dans la majorité des cas, il s’agit plus de « pincées d’humour » au sein d’un genre sérieux plutôt que d’une franche bande dessinée humoristique. « Tony Chu », elle, est résolument une œuvre comique en ce sens que le postulat de départ est lui-même absurde et loufoque, que tout y est exagéré, qu’aucune bêtise – même la plus énorme – n’est écartée du moment qu’elle pousse au rire, les deux auteurs revendiquant ouvertement le droit au délire. Et c’est réussi : rares sont les pages où l’on ne rit pas, que ce soit à cause de ce qui est dit, fait, dessiné ou sous-entendu. C’est souvent idiot, édifiant, parfois consternant, mais tout ceci est si assumé et malin que notre offuscation se fait admirative : c’est bon, de lire des conneries si intelligemment mises en scène ! Avec « Tony Chu », Layman et Guillory ont fait mouche, car leur audace décomplexée n’a d’égale que la fraîcheur qu’apporte leur création dans le monde très sombre des comics contemporains. Oui, une fraîcheur véritable, car contre toute attente nous avons enfin affaire ici à un humour qui n’est pas cynique et à la mode, à une bonne grosse rigolade où même l’angoisse devient ridicule. Ça fait du bien…

 

Créer une série sur un thème culinaire était déjà en soi un challenge (ou une folie ?). Mais lorsque la nourriture devient un thème aussi proéminent et décliné à toutes les sauces que celui imposé par Layman, alors tout est possible ! Dans l’univers de « Tony Chu », tout tourne autour de la bouffe. Une pandémie de grippe aviaire a entraîné une prohibition du poulet. L’agence de maintien de l’ordre la plus puissante de la planète est la RAS : Répression des Aliments & Stupéfiants (!!!). Certains personnages ont des dons très étranges liés à la nourriture. En tête d’affiche, Tony Chu est un cibopathe, c’est-à-dire qu’il peut tout connaître d’un aliment dès lors qu’il le goûte (et, par extension, autre chose que des aliments, comme un bout de cadavre pour découvrir comment est morte la victime, ou des déjections… hum-hum !). La petite amie de Tony, Amelia Mintz, est saboscrivneuse : ses critiques culinaires ont le pouvoir de « faire goûter » le plat à ses lecteurs par leur puissance d’évocation. Daniel Migdalo, lui, est un voresophe, capable de dons médiumniques seulement lorsqu’il ingère une masse de bouffe considérable. Et n’oublions pas Poyo, le super-coq belliqueux devenu une icône depuis la grippe aviaire et dont chaque apparition est auréolée du folklore du catch mexicain. D’autres individus peu recommandables sont aussi cibopathes, comme le fourbe Mason Savoy ou l’inquiétant Vampire… Heureusement, la thématique alimentaire ne s’applique pas à tous les personnages, et quelques seconds rôles épatants échappent à ces dons bizarres sans pour autant ramener un peu de raison dans tout ce délire (on dirait que tout le monde a un pète au casque, dans cette série !). Car que dire de John Colby, l’équipier de Chu, qui est plutôt instable et salement taquin ? Ou d’Olive, la fille de Tony Chu, complètement enfermée dans ses complexes d’adolescente et son mépris du père ? Ou encore d’Antonelle – alias Toni – Chu, la sœur de Tony, aussi souriante qu’insupportable ? Sans oublier l’inénarrable Applebee, le directeur du R.A.S. qui semble tout faire pour que son agent Chu périsse en service, lui proposant donc les missions les plus dangereuses pour se débarrasser de lui… Tout ce « beau » petit monde s’agite devant nous, et c’est souvent consternant et débile, pour notre plus grand plaisir !

 

Ce quatrième volume n’est pas moins hilarant que les précédents, et c’est tant mieux. Le contexte est totalement improbable, et il sera question une nouvelle fois de la prohibition du poulet, mais aussi des inquiétantes lettres de feu apparues dans le ciel sans qu’on en connaisse l’origine, d’une station spatiale en sursis, d’un carnage à la cantine d’un campus, de recettes tueuses, de bébés conçus en apesanteur, du mystérieux fruit gallsaberry, ou de secte anti-poulet… Bref, un sacré foutoir donnant lieu aux situations les plus cocasses, graveleuses, indignes, pathétiques ou décalées. Layman et Guillory ne s’interdisent rien, faisant feu de tout bois, véritables snipers du rire qui explorent le comique sous toutes ses formes : vannes et jeux de mots, comique visuel ou de situation, absurde, second degré, parodie, etc. Un éventail qui empêche la série de s’enfoncer dans un rire unilatéral et qui lui donne la capacité de surprendre régulièrement le lecteur par ses dérapages inattendus. D’où un immense plaisir de lecture, ne sachant jamais vers quel délire chaque situation peut évoluer… Quant aux dessins de Guillory, ils m’ont séduit alors que je ne suis pas forcément fan de ce genre de graphisme ; le bougre est talentueux, et son plaisir est si palpable qu’on adhère sans rechigner ni bouder son plaisir. Bravo ! Voici donc un comic que je vous conseille si vous avez envie de rire sans modération, car ses qualités ne vous mèneront jamais à l’indigestion. La profession ne s’y est pas trompé, puisque « Tony Chu » a connu un succès fulgurant dès sa sortie aux États-Unis, et a déjà raflé un Harvey et deux Eisner Awards. Miam !

Cecil McKINLEY

« Tony Chu » T4 (« Flambé ! ») par Rob Guillory et John Layman

Éditions Delcourt (14,95€) – ISBN : 978-2-7560-3252-8

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