Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...La face « couchée » de Raoul Cauvin !
Considéré, à juste titre, comme l’un des chefs de file de la bande dessinée humoristique européenne, le prolifique et inventif scénariste Raoul Cauvin, est certainement aussi, aujourd’hui, l’un des derniers représentants de ce qu’on appelle encore l’école de Marcinelle : dont Jijé, Franquin, Morris, Peyo, Tillieux, Will et autres Roba faisaient partie.
Pour célébrer les 70 ans de ce pilier de l’hebdomadaire Spirou, les éditions Dupuis ont ressorti, dans une luxueuse collection intitulée « Les années d’or de Raoul Cauvin », quatre albums mythiques, et pour la plupart devenus introuvables, de cet auteur phare : « Les naufragés » (créés avec Claire Bretécher, en 1968), « Pauvre Lampil » (où Willy Lambil se met lui-même en scène, de 1973 à 1995), « Le vieux bleu » (pour François Walthéry, à partir de 1974) et « Les grandes amours contrariées » : première bande dessinée signée par Philippe Bercovici, alors que ce dernier avait à peine 15 ans, en 1979. Et de ces quatre albums, c’est certainement celui qui mérite le plus votre attention : à notre humble avis bien sûr ! En effet, outre le fait que cet album soit épuisé depuis perpette, il faut savoir que c’est avec cette série que le ton des amusantes histoires de Raoul Cauvin (trop souvent présenté complaisamment comme un auteur à l’humour gentil) s’est fait plus grave et plus intime, abordant des thèmes qu’on considérait alors comme tabous : l’amour, la souffrance, la mort…
A noter que ces quatre incunables sont réunis dans « L’homme aux 100 000 gags » : un superbe coffret complété d’une intéressante monographie, de 96 pages, due à Alain De Kuyssche (c’est d’ailleurs sous le « règne » de cet ancien rédacteur en chef de Spirou que Raoul Cauvin commença à se dévergonder avec des séries au ton plus adulte comme « Les grandes amours contrariées » ou « Les voraces »). On nous y raconte la carrière peu connue de cet auteur populaire, sympathique et discret : le scénariste des « Tuniques bleues », de « Cédric », de « Sammy », de « L’agent 212 », de « Pierre Tombal », des « Femmes en blanc », de « Cupidon » ou des « Psy » (pour ne citer que les séries les plus connues qu’il continue d’alimenter régulièrement de ses gags) préférant souvent s’effacer derrière ses créatures de papier !
Mais l’ouvrage vaut surtout par ses illustrations, ses reprises de travaux insolites (comme une nouvelle à l’humour noir assez étonnant) et par sa sélection d’histoires complètes dessinées par Eddy Ryssack, Charles Degotte, Guy Counhaye, Raymond Macherot, Antoinette Collin, Louis Salvérius, Berck, Serge Gennaux, Luc Mazel, Willy Lambil, Daniel Kox, Jacques Sandron, François Walthéry, Marc Wasterlain, Laudec, Glem, Arthur Piroton ou par Raoul Cauvin lui-même : son « Zotico » réalisé au début des années 1980 pour Robbedoes (l’équivalent flamand du journal de Spirou) démontre qu’il n’a rien à envier, graphiquement, à un Lewis Trondheim ou à un Joann Sfar, par exemple !
Il faut peut-être préciser que Raoul dessine toujours ses scénarios sous forme de story-board ! « Il n’y a pas d’exceptions. Mon seul problème avec cette méthode, c’est que je me trompe souvent dans les noms propres ; cela est arrivé dans, à peu près, toutes mes séries. Si le dessinateur ne contrôle pas, cela court même à la catastrophe ! Contrairement à ce que certains pensent, cette technique ne limite pas le dessinateur dans l’interprétation de sa propre mise en scène ! Je ne fais que des crobards, des croquis. Je ne demande pas au dessinateur de respecter l’endroit où je mets mon personnage dans la case : ça, je m’en fous éperdument.
D’ailleurs, il suffit de voir ce que je fais et ce que le dessinateur en fait : on comprend tout de suite que je ne le limite absolument pas. Tout ce que je lui demande, c’est de ne rien changer dans les dialogues sans m’en parler. Ils respectent mon travail et moi je respecte le leur. Il n’y a aucun problème sur ce plan-là ! » Mais alors, les dessinateurs n’interviennent donc jamais dans ses scénarios ? « Est-ce que moi, j’interviens dans leurs dessins, hein ? Je rigole, bien entendu ! En fait, cela arrive rarement ! Parfois, ils ne comprennent pas ce que je veux dire, alors on en discute. Toutefois, malgré « mon grand âge », je ne raconte pas encore n’importe quoi et cela n’arrive donc pas si souvent.»*
Bien entendu, on trouve, dans cet agréable ouvrage qui fait assez bien le tour de la riche carrière de ce lithographe publicitaire de formation (qui entra chez Dupuis par la petite porte, en dessinant les grilles de mots croisés et en lettrant les bandes de ses futurs collègues), bon nombre d’hommages dus à ses collaborateurs et amis ; et ces derniers le représentent souvent en plein travail : allongé sur son divan ! Il faut dire que dans toutes les interviews où on lui pose des questions sur sa technique de travail, le joyeux septuagénaire répond systématiquement qu’il utilise toujours ce style de canapé rempli de coussins ! Alors, mythe ou réalité ?
« C’est tout à fait véridique car c’est le seul endroit où je peux m’étendre, fermer les yeux et créer une histoire amusante. Sur ce divan, je suis tranquille, et même si quelquefois cela dérape car je m’y endors, neuf fois sur dix, c’est vraiment pour y travailler. Une fois allongé, je peux quand même noter les idées qui me viennent car j’ai toujours, sur le ventre, un carnet et un crayon. Disons que le plus gros du boulot se fait là . Cela fait rire tout le monde, mais à partir du moment où je me lève, je n’ai plus qu’à écrire mes scénarios sur mon bureau. »
Par contre, on regrettera que, dans ce bel ouvrage qu’est « L’homme aux 100 000 gags », une seule page de son unique et superbe collaboration avec René Follet (pour en savoir plus sur ce talentueux dessinateur dont les éditions Hibou viennent de publier le 3ème indispensable opus des « Zingari », voir notre « Coin du patrimoine René Follet », soit retenue : en effet, ces dix planches des « Vieux » (publiées en 1985, dans le n°2450 de Spirou) méritaient d’être reprises intégralement ici car elles prouvent que Raoul Cauvin est, avant tout, un remarquable conteur d’histoires ; et même dans le registre réaliste, contrairement à ce qu’il prétend : « Je préfère écrire des histoires courtes ! Quand on commence un 44 planches, il faut tenir les gens en haleine tout le long, alors qu’avec un gag on met le mot « fin » très vite. De toutes façons, en ce qui me concerne, ce qui marche le mieux, ce sont les gags en peu de planches. Bien sûr, je vous parle d’humour pas de bandes dessinées réalistes : ce que je ne sais absolument pas faire ! Je ne parviens pas à traiter ce genre de sujets comme un Van Hamme ou un Greg. Je ne suis pas assez fort pour cela, aussi je me cantonne dans un genre où je me sens plus à l’aise. ».
Outre ce court récit avec René Follet, quelques pages parodiques pour le « Jess Long » d’Arthur Piroton à partir de 1985 (à quand une intégrale de cette excellente série policière qui bénéficia d’excellents scénarios de Maurice Tillieux ?), et peut-être aussi, dans une moindre mesure, la trop méconnue série « Taxi-girl » où Laudec (le papa graphique de « Cédric »), assisté de Michel Chantraine, expérimentait, lui aussi, une brève incursion dans le domaine semi réaliste (de 1992 à 1996, dans Spirou), Raoul Cauvin a également commis deux albums historiques avec Robert Lebersorg : l’un en 1970, pour Samedi Jeunesse, une revue qui proposait, tous les mois, une bande dessinée complète en noir et blanc sur du papier bon marché (il s’agissait de « Luc de Tarente », une histoire sur les Croisades) et l’autre, « Fontenoy », publiée en couleurs aux éditions des Archers, en 1987. « Nous avions été très mal payés : pourtant, le travail du dessinateur était énorme. Je ne recommencerai plus jamais cela parce que je me suis documenté sur des dizaines de bouquins, j’ai pris ce que je croyais être la sève de tout cela, et malgré tout, il y a des historiens qui me sont tombés dessus, ergotant sur l’existence d’un moulin à l’endroit et à l’époque de la bataille. C’était vraiment très difficile de raconter une bataille heure par heure tout en essayant de mettre un fil conducteur : on ne m’y reprendra pas deux fois ! Ceci dit, la documentation est aussi très importante pour une série comme « Les tuniques bleues », et là , je ne peux pas m’en passer. Pour mes autres histoires, je me passe de ces bouquins avec des références : si je fais un « Pierre Tombal », par exemple, je n’ai pas besoin de documentation ; le jour où j’en aurai besoin, si j’ai à la chercher, je ne pourrai plus écrire un seul scénario !!! »
Mais nous sommes persuadés que ce ne sera pas pour demain la veille ! Car celui qui devint même (pour rire) le rédacteur en chef de quelques numéros de Spirou (une occasion d’être mis en bandes dessinées par Zidrou et Olivier Saive dans « La vie trépidante de Raoul Cauvin », en 1996) continue, toujours avec le même entrain et la même énergie, d’explorer de nouveaux univers ! Pour fêter comme il se doit son anniversaire, son hebdomadaire favori vient aussi de publier un numéro qui lui est entièrement consacré (le n°3676 de septembre 2008), avec le début d’un véritable vaudeville en bande dessinée, doublé d’une fable comique sur la différence : de l’humour « vache » que Raoul Cauvin nous a concocté avec le dessinateur David De Thuin…, et on ne l’attendait vraiment pas sur ce terrain-là ! « La complainte du taureau-vache », premier one-shot de la collection « Coup de foudre », sortira en album le 9 janvier 2009… Chez Dupuis, bien entendu !
Alors, en attendant, bon anniversaire Raoul, et continue à nous ravir, et éventuellement à nous faire rire, pendant encore 70 ans, au moins !
Gilles RATIER, avec Laurent TURPIN aux manettes
* Les déclarations de Raoul Cauvin entre guillemets proviennent de l’interview que ce dernier m’avait accordé pour mon livre sur les scénaristes : « Avant la case » (toujours disponible aux éditions Sangam : http://sangam.space-blogs.com).