« KRAZY & IGNATZ » DE GEORGE HERRIMAN

Dans cette magnifique édition de Krazy & Ignatz de George Herriman, réalisée par Fantagraphics,.on retrouve toutes les planches du dimanche de Krazy Kat de 1935 à 1944, publiées précédemment en cinq albums au prix de 95 $ ou de 114 euros chez Album. Excellente réédition en noir et blanc ces cinq premiers albums (1929-1934) éditée toujours par Fantagraphics au prix de 75 $ ou de 95 euros.

« Poésie » est le mot le plus employé par tous les spécialistes pour tenter de définir l’œuvre de l’ex-boulanger de la Nouvelle-Orléans, George Herriman, auteur de plusieurs bandes dessinées, jusqu’à sa plus belle création, Krazy Kat. Curieuse histoire, étrange scénario d’une extrême simplicité : Krazy Kat, une petite chatte (il pourrait même s’agir d’un mâle, le sexe n’étant jamais affirmé), rêve de revoir sa souris adorée, Ignatz Mouse. Mais celle-ci se moque bien des sentiments qu’on lui porte et, exaspérée de ces monstrations, ne trouve rien d’autre à faire que de lui jeter à la face… une brique ! Quelle idée surprenante. Le justicier, c’est le bon bouledogue, Offisa Bull Pupp, qui, épris secrètement de la petite chatte, tente désespérément de la défendre. Son rôle de policier et son caractère égal et même obtus lui permet, dès qu’il en est possible, d’incarcérer la souris.

Le chat apparaît tout d’abord dans The Dingbat Family. Sur le premier panel, en juin 1910, dans le New York Journal de Heast (pour qui il a déjà publié un certain nombre de bandes dessinées), The Kat était assis sur une bûche, solitaire, au milieu d’un vaste espace désert et se lamentait de ne rien posséder, ni chance, ni fortune, ni but, ni situation. Le second reprenait le même scénario, mais cette fois le décor avait changé. Et la chatte tentait de se réconforter, se persuadant des sentiments réels qu’on – mais rien ne nous dit de qui il s’agit – ressent pour elle. Bientôt, le strip, mettant en scène le chat et un chien, composé de petites vignettes, est placé sous la planche dominicale de The Dingbat Family (qui prend aussi le nom de The Family Upstairs et qui disparaîtra en janvier 1916, remplacé par le Baron Bean). Les deux histoires parallèles conservent toujours d’étroites relations. S’ajoute aux deux compagnons une souris dont le chat n’apprécie d’abord pas du tout l’attitude ; elle le traite, le 17 août 1910, de « Krazy Kat », d’où le titre de la série. Durant quelques semaines, en juillet 1911, la bande remplace The Family Upstairs puis, à son retour, reprend son rôle de bande complémentaire. Hearst, avec qui Herriman avait signé un contrat à vie par l’intermédiaire du K.F.S., grand admirateur de ce créateur, décide de donner à son histoire son autonomie. Krazy Kat devient une bande quotidienne à partir d’octobre 1913. Dès le 23 avril 1916, elle s’augmente de planches du dimanche. Krazy, Ignatz et Pupp sont alors relogés dans la contré de Coconino, et la série prend son aspect définitif.
Chaque planche réitère inlassablement le même conte et, pourtant, ne crée jamais l’ennui.

L’imagination de George Herriman retient notre surprise. Le créateur, en élaborant des relations entre une souris et un chat sous la menace d’une brique, produit une allégorie complexe et extravagante de l’amour. On y voit aussi parfois la représentation du conflit entre l’être individuel et la société.

L’existence de Krazy se résume à recevoir une brique sur la tête, celle d’Ignatz à la lancer et celle du bouledogue à faire cesser ce jeu. Si Ignatz ne trouve pas de brique, il la remplacera par un melon, une boule de neige, un pavé, un morceau de bois… Inlassablement, il élabore des plans pour lancer ces objets. Et Krazy trouvera toujours un moyen pour l’interpréter comme une marque d’affection, un message d’amour. Comme un poète, on la voit souvent une guitare à la main, chantant des mélodies oniriques. Officer Pupp est tout d’abord un simple citoyen. Bientôt il entre dans la police et devient le représentant de la loi et du maintien de l’ordre de Coconino Country’s. Coconino se trouve réellement en Arizona, région des Navajos, célèbre grâce au Grand Canyon, au Painted Desert et à Monument Valley – rappelons-nous des films de John Ford, avec John Wayne. La particularité de l’univers de Herriman consiste en un perpétuel mouvement des éléments de son décor. Les cactus, les arbres de Josué, les rochers, la configuration des villes, avec leurs chalets de bois, leurs réverbères, apparaissent et disparaissent simultanément d’une vignette à l’autre. Là vivent, outre nos trois protagonistes, Mock Duck, Gooseberry Sprig the Duck Duke, the Krazy Katbird, Don Kiyote et Sancho Pansy, Bum Bill Bee, le Dr Y Zowl, Mimi Kiskidee, Walter Cephus Austridge, Mrs Kwakk Wakk, Mrs Ignatz Mouse et the Mouse boys, Milton, Marshall, Irving, Kollin Kelly, le marchand de briques…

Si l’on distingue, au début des années dix aux États-Unis, deux courants essentiels dans la bande dessinée, l’un caractérisé par la drôlerie du style et de l’histoire, l’autre d’une tournure plus intellectuelle, cherchant à développer les potentialités formelles et narratives du genre (parfois dit spéculatif), Herriman ferait partie du second. Il est d’ailleurs l’auteur des illustrations des poèmes nonsensiques de Don Marquis. Aussi la série intéresse-t-elle les intellectuels, mais demeure un échec sur le plan commercial et populaire, considérée comme trop hermétique et difficile d’accès. C’est donc bien grâce à l’admiration et à l’opiniâtreté de Hearst pour Herriman, dont il prend systématiquement la défense, qu’elle sera publiée jusqu’à sa mort, le 26 avril 1944. D’ailleurs, bien que d’autre quotidiens, par l’intermédiaire du K.F.S., proposent la bande dessinée, personne ne sera susceptible d’en prendre la succession.
Une caractéristique – et pas des moindres – de cette série demeure l’usage d’un vocabulaire riche. L’auteur mêle à plaisir les expressions classiques d’origine victoriennes ou élisabéthaines, les termes yiddish, les mots argotiques, les néologismes. Krazy reprend souvent les termes de Dickens, Shakespeare, du Bronx ou du Sud américain. Herriman joue aussi sur la place accordée aux dialogues, tantôt placés dans les bulles, selon l’usage désormais acquis, tantôt en frise sous le dessin. Ainsi passe-t-on d’un degré de lecture à l’autre, du récit au dialogue et du mot à l’image.
Mais l’atmosphère générale reste toujours simple, expressive, drôle, même si la tendance s’oriente souvent vers le fantastique et le surréalisme, dans la logique du nonsense. Le style ne cherche pas l’emphase, mais, bien au contraire, s’exprime par une économie de moyens et reste très moderne. Les surfaces colorées unies sont souvent délimitées par un trait de contour, les plans se distinguant par des hachures.
Le montage des vignettes n’échappe pas au baroque : la composition des planches varie sans cesse, des espaces blancs remplacent la délimitation classique par le cadre, les vignettes elles-mêmes prennent la forme de disques, de polygones, s’isolent, s’intercallent, se juxtaposent en tous sens ou s’interpénètrent. Tout l’effet provient d’une impression de surface où sont placés sur le même plan le support (le papier) et la matière (l’encre), le graphisme et l’intrigue. La mise en pages n’est pas sans rappeler les procédés de Winsor McCay.
Malgré son relatif insuccès, Krazy Kat sera adapté, dès 1916, en une longue série de dessins animés – sous la direction de William C. Nolan et de Leon A. Searle, supervisés par Herriman, dans une production d’International Film Service – et, en 1963, pour la télévision. Entre-temps, d’autres séries, sans en reprendre l’histoire, en conservent le titre, produites par la Paramount, à la fin des années vingt, par Charles Mintz pour la Columbia, dans les années trente. En 1926, un ballet est imaginé d’après un scénario de George Herriman. John Alden Carpenter en réalisera une musique.
Gilbert Seldes, dans son ouvrage The Seven Lively Arts de 1924, lui consacre un chapitre entier dans lequel il note l’importance de cette bande dessinée par son caractère très abouti et la rapproche de l’art de Charlie Chaplin.
Quant aux publications, on la trouvera dans le magazine italien Linus, en 1965 ; dans la première version de Charlie Mensuel, en 1970 ; aux éditions Futuropolis, sous forme de recueils, sous la direction d’Étienne Robial (Krazy Kat, 1937-1943, en 1981 et Krazy Kat, 1921-1931, en 1985).
Son influence demeure immense, et l’on peut citer Dirks Junior (qui s’inspire du découpage des vignettes), James Frankfort (au Village Voice), Walt Kelly (Pogo, 1949), Jack Kent (King Aroo), Bobby London (qui, dans un genre underground, en recrée avec précision les paysages et l’atmosphère dans Dirty Duck, 1971), Massimo Mattioli (M. le magicien dans Pif), Nikita Mandryka (Le Concombre masqué), Lucien Meys, Dan O’Neil (Odd Bodkins), Joost Swarte, Bill Watterson.

Nathalie Michel-Szelechowska

HERRIMAN, George
États-Unis (1880-1944)
Reconnu par les amateurs de bandes dessinées, les historiens et les critiques, George Joseph Herriman n’a jamais fait de son vivant une carrière très populaire. Né à la Nouvelle Orléans, fils d’immigrés grecs, après avoir aidé son père boulanger, il devient coursier au Los Angeles Herald, et commence à dessiner quelques cartoons. Engagé en 1901 par le New York World, il produit son premier personnage, Lariat Pete, paru quelques mois seulement en 1903. Par la suite, il produit une myriade de séries mineures : Major Ozone’s Fresh Air Crusade, Rosy-Posy, Bud Smith, Grandma’s Girl, Baron Mooch, jusqu’en 1910, année pendant laquelle il crée The Dingbat Family, comic strip à succès, dans lequel paraissent les personnages que le rendront célèbre : une chatte, une souris et un chien. Krazy Kat est réalisé quotidiennement à partir de 1913, en planche dominicale en 1919 et paraît dans quarante-huit quotidiens, chiffre insuffisant au niveau de sa diffusion pour le King Features Syndicate, mais Randolph Hearst, propriétaire de cette agence, et amateur inconditionnel de la série, décida qu’elle serait publiée tant que Herriman la dessinerait. Herriman continue à produire de nouvelles planches et des cartoons humoristiques durant des années : Baron Bean, Mary’s Home from College, Now Listen, Mabel, Stumble Inn, Us Husbands, Mistakes Will Happen, Embarassing Moments, mais aucune n’atteint, même de loin, le succès de son chef-d’œuvre, dessiné sans interruption jusqu’à sa mort, le 26 avril 1944 à Los Angeles.

Claude Moliterni

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