Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Jean Ray / John Flanders scénariste de bandes dessinées (1/3)
Jean Ray/John Flanders, de son vrai nom Jean Raymond Marie de Kremer, est né à Gand, en Belgique, le 8 juillet 1887. Il y meurt le 17 septembre 1964 à l’âge de 77 ans.
Connu du lectorat de littérature fantastique par son roman « Malpertuis » ou par ses romans populaires « Harry Dickson », il fut principalement un auteur de nouvelles, un journaliste et un rédacteur en chef pour divers supports et revues.
Dans les riches années 1930, il fut l’auteur de pas moins de 400 nouvelles et plus de 2000 articles, chroniques et reportages.
Pour l’auteur, toutes ces activités restent alimentaires.
En plus de trouver des supports pour faire publier ses nouvelles et romans, Jean Ray essaye de se procurer un maximum de travail au sein du monde littéraire et journalistique ; ce qui le mènera, entre autre, vers la réalisation de scénarios de bande dessinée.
C’est cette facette peu connue de l’auteur que nous allons évoquer de manière chronologique.
 1/ Les années Bravo ! (1936-1940)
En mai 1936, Jean Meeuwissen, éditeur bruxellois et créateur des hebdomadaires AZ et Bonjour, décide de lancer une nouvelle revue, un hebdomadaire destiné à la jeunesse néerlandophone : Bravo !
           La revue comportera principalement de la bande dessinée, dont de nombreuses séries issues de matériel Américain, en particulier de l’agence King Features :  « Stormer Gordon » (« Flash Gordon » – « Guy l’Éclair »), « De Belhamels » (« The Katzenjammers Kids » – « Les Garnements » ou « Pim, Pam (et) Poum »), « Félix de kat » (« Félix le chat »), « Pietje de zwerver » (« Pete the Tramp » – « Le Père Lacloche »), etc.
Dès le premier numéro de cette nouvelle revue, Jean Ray va se voir confier par Jean Meeuwissen, le rôle de principal rédacteur (rédacteur en chef ?) de la revue. Cette dernière est composée de 16 pages, dont 8 de bandes dessinées, plus des pages de jeux, de bricolage, d’actualités commentées et surtout, de nouvelles et romans à suivre. Et ces trois dernières rubriques ont été principalement l’Å“uvre de Jean Ray. L’intégralité de son travail restera anonyme, dissimulée derrière plus de 150 pseudonymes pour y faire paraître jusqu’en 1940 (soit en un peu moins de 4 ans), environ 250 nouvelles/romans et plus de 450 articles.
En octobre 1936, Jean Ray fait paraître, dans Bravo !, le premier épisode d’une histoire à suivre d’un jeune détective :  « Les Aventures d’Edmund Bell », dans la veine des Harry Dickson ; et ce n’est pas un hasard puisque Jean Ray voyait paraître en kiosque le dernier numéro de la série Harry Dickson (#178) au mois de novembre 1936 [selon notre récente et nouvelle datation des fascicules*].
L’année suivante, Jean Ray va proposer des récits illustrés de ce nouveau héros ; récits inédits et présentés sous la forme ancienne de la bande dessinée, à savoir avec des cases illustrées sous lesquelles on trouve un texte descriptif et des dialogues. C’est le premier travail en tant que scénariste pour l’auteur.
L’illustrateur de cette bande dessinée est un ami d’enfance de Jean Ray : Frits van den Berghe, grand peintre expressionniste Gantois, né le 3 avril 1883, dans la rue du Ham ; la rue qui verra naître Jean Ray quelques 4 années plus tard. S’ils ne se sont pas connus dans la rue du Ham, il est vraisemblable que ce soit sur les bancs de l’école F. Laurent qu’ils ont tout deux fréquentée dans une même période.
Le début des années 30 est marqué par une crise économique qui contraint Van den Berghe à s’orienter vers des travaux plus « rentables » et il se consacre à l’illustration ; domaine dans lequel il a débuté en 1916 et qu’il poursuit jusqu’à sa mort avec un total de plus de 1500 planches. Il est aidé par plusieurs amis qui le font engager comme illustrateur pour le journal socialiste Vooruit et pour l’hebdomadaire Koekoek, dans lequel il optera aussi pour la bande dessinée avec sa série  « De Brieven van Pierken ».
Malgré une charge de travail importante de part ses contrats avec divers journaux et revues, Van den Berghe s’engage, vraisemblablement sur demande de son ami Jean Ray, à travailler pour Bravo !. Dès le premier numéro de la revue, Frits van den Berghe fera paraître, personnellement, les aventures d’un duo (« Pikkel en Duim ») évoquant Laurel et Hardy.
Le 5 juin 1936, paraît donc le premier épisode de cette nouvelle bande dessinée : Les aventures d’Edmund Bell. La méthode employée par Jean Ray et Frits van den Berghe pour narrer ces aventures semble calquée sur une technique que l’on qualifiera de vieillotte et qui fait penser à un storyboard. Le style de Van den Berghe restera assez maladroit par moment, du moins c’est ce qu’il en ressort au premier regard. Pourtant, malgré ce trait « un peu sale », ces perspectives exagérées, l’absence de toute vélocité, cette trichromie abusant du noir et ces cases parfois vides, il en découle une ambiance extraordinaire, fantastique et un sentiment d’angoisse incroyable. Ces petits bijoux sont les polaroids improbables d’une histoire dictée par Jean Ray. Le mariage est parfait.
Cependant, après un rythme ininterrompu d’une planche par semaine, pendant près d’un an et demi, l’histoire s’achève en septembre 1938, sur le titre  « Misteras » qui gardera tout son sens, puisque cette dernière aventure ne comporte que 5 planches, alors que les précédentes en avaient 3 à 4 fois plus. La cinquième et dernière planche présente un style de dessin différent : dernières esquisses d’un maître ou reprise par un remplaçant ? Un mystère qui marque vraisemblablement un déclin physique pour Van den Berghe, qui mourra un an plus tard, le 23 septembre 1939.
On trouvera ci-dessous, 2 cases issues de « De Man met het witte aangezicht » dessiné par Fritz van den Berghe et ensuite les 2 premières cases de la dernière planche des aventures d’Edmund Bell :« Misteras ».
Le style « griffé » de Van den Berghe, qui semblait parfois travailler d’après photos, disparaît, laissant place à des décors moins flous, plus de lumière et un dessin très « ligne clair » ; une bande dessinée presque classique. On attribue parfois cette dernière planche à l’élève de Van den Berghe, Léo Debudt, dit Buth – que nous recroiserons plus tard – mais le trait est assez éloigné de celui-ci ; de plus, Buth était beaucoup plus apte à se rapprocher du trait de Van den Berghe.
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Les 5 aventures d’Edmund Bell parues en bande-dessinée dans Bravo ! :
- « De Man met het witte aangezicht » (« L’Homme au visage blanc »), 15 planches – du 5/06 au 11/09/1936.
-  « De Ijzeren tempel  » (« Le Temple de fer »), 15 planches – du 18/09 au 25/12/1937.
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- « Het Geheim van Hawk Manor » (« Le Secret de Hawk Manor »), 20 planches – du 01/01 au 14/05/1938.
- « Het Mysterie van de witte tijger » (« Le Mystère du tigre blanc »), 12 planches – du 21/05 au 06/08/1938.
- « Misteras », 5 planches – du 13/08 au 10/09/1938.
La deuxième guerre mondiale ferme le marché d’import-export. Jean Meeuwissen, ne pouvant plus alimenter son Bravo ! faute de planches américaines, arrête la revue pour la relancer avec un nouveau matériel, une nouvelle équipe – dont Jean Ray ne fait plus partie – et dans les deux langues : français et flamand ; mais comme disait Kipling…
2/ « Les Aventures de Pateetje » (1947)
Après cette première expérience dans le monde du scénario de bande dessinée, Jean Ray se consacrera, durant la guerre, à son Å“uvre littéraire, faisant paraître certains de ses plus beaux recueils de nouvelles « Le Grand Nocturne » (1942), « Les Cercles de l’épouvante » (1943), ou romans « Malpertuis » (1943), « La Cité de l’indicible peur » (1943)…
 En 1947, Jean Ray se relance dans le scénario, mais dans un genre différent, puisqu’il s’agit de strip sans aucun texte ou dialogue et dont l’illustrateur sera Renaat Demoen.
Demoen, né le 11 juin 1914, ne commence sa carrière artistique que tardivement, après avoir travaillé dans une fabrique de chaussures puis comme imprimeur. C’est en 1942 qu’il est engagé comme illustrateur par le père Daniel de Kesel, responsable des publications destinées à la jeunesse des éditions Averbode, éditions où Jean Ray fait paraître, sous le pseudonyme de John Flanders, des courts romans pour la jeunesse depuis le début des années 30 : les « Presto-films » (français) et « Vlaamse Filmkens » (néerlandais). L’abbaye d’Averbode sera le lieu de rencontre de nos deux personnages.
Une grande amitié va s’installer pendant de nombreuses années entre Ray et Demoen, tous deux grands épicuriens et amateurs de blagues frivoles.
Leur première collaboration sera la création du personnage de Pateetje, coiffeur de son état, dont ils font publier la première aventure le 30 mars 1947 dans la revue Averbode’s Weekblad.
Jusqu’au 14 décembre de la même année, 37 strips y paraissent. Ces strips sont souvent construits sur le même principe, réalisés en 3 cases (sauf deux qui en ont 4) : problème – remède – résultat. Ils décrivent une société d’après-guerre où il peut être parfois difficile de survivre, par manque d’argent, de denrées alimentaires… Mais curieusement, si le strip de la semaine précédente évoque le manque de nourriture, celui de la semaine suivante vient paradoxalement en montrer un gaspillage. Ils témoignent d’un décalage certain entre les diverses classes sociales, qui seront toutes celles de Pateetje l’espace d’un strip par le biais d’un subterfuge ou d’un rêve non crédité. Certaines aventures glisseront vers l’absurde ou le fantastique, telle celle ci-dessous qui traduit bien l’univers propre à Jean Ray où, simplement en barrant une partie de la réalité, celle-ci se transforme.
Sur la méthode de travail du scénariste et du dessinateur, voici le scénario d’un épisode de « Pateetje » (traduit du néerlandais) tel que Jean Ray l’a rédigé et donné à Demoen, suivi par le strip lui-même :
Les aventures de Pateetje le coiffeur.
II – Pateetje se fait dompteur.
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I – Cage avec des animaux sauvages (deux lions ou tigres) On trouve un dompteur en costume traditionnel entre les deux animaux, avec fouet et un morceau de viande, que les animaux regardent avec beaucoup d’envie. Ainsi le fouet dans une main, dans l’autre, élevée, un grand morceau de viande, de préférence la forme d’un gigot. En dehors de la cage, les têtes seulement apparentes: le public, trois têtes sont suffisantes, mais au premier plan, la tête de Pateetje, qui regarde très attentivement. On trouve sur la cage une longue planche avec ces mots: « Tarpaf – Dompteur « .
II – On trouve Pateetje avec pinceau et brosse sur une planche sur laquelle il vient de peindre : « Pateetje – Dompteur d’animaux ».
Il a l’air très satisfait de son travail.
III – Même décor que n ° 1, avec inscrit sur la cage : Pateetje – Dompteur d’animaux. On trouve Pateejte au milieu de la cage, dans le même costume de dompteur que Tarpaf. Dans une main, un fouet dans l’autre, levée, une grosse carotte. Dans la cage, des deux côtés, sur de hauts tabourets, un lapin. Les deux lapins ont l’air très intéressé par la carotte.
Comme on le voit, Demoen prenait une certaine liberté sur le scénario / storyboard, vraisemblablement de part le format réduit des 3 cases.
Il en reste que ces petits strips se révèlent être une nouvelle facette de l’auteur Gantois, facette populaire au premier sens du terme et surtout sociale. Une originalité certaine. Mais chassez le naturel…. Le fantastique, l’humour noir et l’absurde vont vite envahir les cases de ces strips avec fantômes, sirènes, et réalités transformées.
Jean Ray et Renaat Demoen seront amenés à retravailler ensemble l’année suivante. Mais avant cela, Jean Ray va rencontrer un autre détective grâce à son ami Frits van den Berghe. C’est ce que nous verrons dans la prochaine partie.
(Ã suivre)
Hervé LOUINET
PS : Je tiens à remercier André Verbrugghen, président du Vriendenkring Jean Ray, Erwin Dejasse, historien de l’art, Jean Depelley et Gilles Ratier, deux passionnés et professionnels.
* Nous vous renvoyons à notre étude : « Le Mystère des carrés bleus » dans Harry Dickson n°15, production Sailor’s Memories, aux éditions de l’Amicale Jean Ray (Kuurne, Belgique), en 2012.
Il me semble que le responsable des éditions Averbode était le Père Otto Daniel De Kesel, pas « Daniel De Keysel » (je l’ai rencontré à Averbode en 1979).
Selon mes informations, Renaat Demoen est né le 11 juin 1913 (pas 1914) à Izegem. Il mourut le 22 mai 1986 à Averbode. Il est surtout connu pour avoir été, de 1947 à 1954, l’un des dessinateurs de la série « Johnny l’orphelin » dans « Zonneland » et dans son équivalent francophone « Petits Belges ». Sur Renaat / René Demoen, voir « Le Collectionneur de bandes dessinées », n°63, automne 1989, et 64, printemps 1990 (articles d’Yves Varende / Thierry Martens et de moi). Sur la bande dessinée de Demoen et John Flanders « Le Conquérant noir » (« Zonneland » / Petits Belges », 1948-1949), biographie du Père De Smet, « apôtre des Peaux-Rouges », voit aussi l’article de Bertran dans « Rantanplan », n°11, juin 1968).
Merci pour votre intervention suite à mon article sur le site bdzoom.com.
J’ai effectivement fait une faute sur le nom « Kesel », qui ne comporte pas de « y », et donc c’est bien le père Daniel de Kesel qui était responsable des éditions Averbode.
Belle rencontre que vous avez fait là .
Je laisse à Gilles Ratier le soin de corriger ma faute sur le nom « Kesel » dans l’article.
Pour la date de naissance de Renaat Demoen, j’ai fait de nouvelles recherches, et ai trouvé la date de 1913 à une seule reprise (article de Thierry Martens).
Toutefois, le site dbnl.org (Digitale Bibliotheek voor de Nederlandse Letteren) donne 1914.
Le doute aurait donc pu subsister, mais je viens de me faire confirmer par André Verbrugghen, président de l’Amicale Jean Ray, que Renaat Demoen est bien né en 1914.
Merci à vous.
Hervé Louinet
Ping : Jean Ray nous quitte le 17 septembre 1964 | Les Livres, Mes Livres & Moi
John Flanders a-t-il pu participer à des récits réalistes de Buth dans Tremplin, comme « Les Marais de la mort » par exemple? Un titre bien dans son style…