« Terreur sainte » par Frank Miller

Cet album très controversé est sorti récemment chez Delcourt, dans un contexte quelque peu tendu à cause du film « L’Innocence de l’Islam » et des nouveaux procès d’intention faits à Charlie Hebdo parce que ce journal ose critiquer et se moquer des religions. Comment doit-on aborder « Terreur sainte » de Miller ? Comment peut-on le faire ? Que dire sur une œuvre aussi géniale graphiquement que puante idéologiquement ? Je ne sais pas, mais je vais le faire quand même…

En faisant un tour d’horizon de ce qui a été dit ou écrit en France sur « Terreur sainte », on doit admettre que la majorité des médias a plutôt essayé de réfléchir en calmant les esprits que de lyncher ou d’exacerber cette œuvre et son auteur ; mais un sentiment d’indignation plane tout de même à chaque coin de ligne. Le fameux thème de la liberté d’expression revenant sur le tapis à chaque fois qu’il y a controverse religieuse ou idéologique, c’est vrai qu’il est malaisé de déclarer que Frank Miller doit fermer sa gueule et se mettre à dessiner des chatons. Mais comme à chaque fois il me semble qu’on mélange tout, qu’on applique bêtement des globalités de pensée s’articulant sur le « tout ou rien », comme si toute nuance était impossible – voire dangereuse car rendant l’édifice friable, affaiblissant le monolithe. Chacun a le droit de s’exprimer, mais selon certaines conditions. La liberté dans le carcan, et donc l’impasse, puisqu’impossibilité de réinventer les codes de notre morale antédiluvienne pour accéder à des lendemains lumineux, comme l’espérait Nietzsche.

 

Cette « affaire » me fait penser à ce qui s’est passé l’année dernière lorsque le Ministre de la Culture a décidé qu’on ne fêterait pas les 50 ans de la mort de Céline à cause de ses dérapages antisémites : une nouvelle fois, la France se déchirait en deux sur Louis-Ferdinand, certains criant au génie et d’autres au scandale. Devait-on célébrer l’auteur qui a marqué l’histoire de la littérature par son génie de l’écriture, ou bien fustiger l’homme pour ses pamphlets nauséabonds ? En réaction, j’avais écrit à l’époque un article qui – au lieu d’aller dans un sens ou dans un autre – a tenté de s’extirper du débat pour revenir à des fondamentaux, en amont, faisant un constat que je réitère ici : on dirait que les gens découvrent à chaque fois avec stupeur que, oui, les salauds aussi peuvent avoir du talent. C’est pour moi le fondement de tout débat sur ce thème de la liberté d’expression et de la morale. Car on touche là à une sorte de tabou qui a bien du mal à sortir du trou. Les gens n’aiment pas ça. Les gens aiment à penser qu’un artiste est obligatoirement quelqu’un de bien. Les artistes fascinent, ils brillent, et on tombe des nues lorsque certains d’entre eux « dérapent » idéologiquement. Comme si les artistes n’étaient pas des êtres humains. Comme s’il n’y avait pas en leur sein des êtres sublimes ou immondes. Tout comme la démocratie engendre le risque de voir un dictateur arriver au pouvoir par le suffrage universel, la liberté d’expression donne la parole à toutes les paroles ; dès lors, il faut prendre en compte la nature humaine dans toute sa splendeur et toute son horreur. Vient juste un moment où le questionnement sur le sens des responsabilités intervient. Tout ceci me renvoie à George Orwell qui avait écrit un texte très intéressant sur ce sujet : l’immunité artistique.

 

En 1944, George Orwell avait pris l’exemple de Salvador Dali pour aborder le sujet épineux de l’art et de la morale dans un texte intitulé « Benefit of Clergy ». Puisque je vais utiliser des extraits de ce texte, je ne manquerai certainement pas de rappeler qu’il fait partie de « Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais », ouvrage paru en 2005 dans l’excellentissime coédition Ivrea/Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances. Orwell y dit ceci : « Ce que revendiquent en fait les défenseurs de Dali, c’est une sorte d’immunité artistique. L’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires. Il suffit de prononcer le mot magique d’« art », et tout est permis. (…) Dès lors que vous peignez assez bien pour être consacré artiste, tout vous sera pardonné. On voit aisément à quel point cette théorie est fausse sitôt qu’on l’applique à la criminalité ordinaire. À une époque comme la nôtre, où l’artiste est un individu à tous égards exceptionnel, il doit se voir accorder le privilège d’une certaine irresponsabilité, exactement comme une femme enceinte. Pourtant, personne n’irait jusqu’à dire qu’on peut permettre aux femmes enceintes de commettre des meurtres (…). On devrait être capable d’avoir simultanément à l’esprit les deux faits suivants : Dali est un bon dessinateur et un être humain répugnant. L’un n’exclut pas l’autre et, en un sens, ne l’affecte même pas. (…) C’est une politique contestable que d’interdire quoi que ce soit, et les fantasmes de Dali éclairent sans doute utilement sur le déclin de la civilisation capitaliste. Mais ce dont il a assurément besoin, c’est d’un diagnostic. La question n’est pas tellement de savoir ce qu’il est, mais pourquoi il est ainsi. (…) Il représente un symptôme de la maladie du monde. L’important n’est pas de le dénoncer comme une crapule qui mériterait d’être cravachée en public, ni de le défendre comme un génie au-dessus de toute critique, mais de découvrir pourquoi il fait montre de ces aberrations particulières. »

 

Ce pourquoi d’Orwell ne trouve encore aujourd’hui que peu d’écho, car il y a aussi une dimension de trahison insupportable qui transparaît dans ce genre de cas. Dali était censé nous emmener au-delà de la réalité dans ses tableaux, mais ceux-ci ne sont qu’un reflet direct de sa réalité perverse, celle où il se vantait d’avoir donné un coup de pied dans la tête de sa petite sœur. Charlton Heston, après avoir tant combattu pour la dignité de l’être humain lorsqu’il jouait dans « La Planète des singes » ou « Soleil vert », est devenu un vieux réac’ qui tuerait père et mère pour encenser et promouvoir le lobby des armes : rôles de composition, ou revirement moral ? Quoi qu’il en soit, sachant cela et le temps passant, il devient plus difficile de voir Heston comme un héros dans les films précités ; il y a ce je ne sais quoi de rétroactivité qui ternit le mythe, et les espoirs qu’on avait ressentis en le voyant à l’écran. Le cas de Clint Eastwood se rapproche plus de celui de Miller : on se doutait bien qu’à force de jouer l’Inspecteur Harry il y aurait des dommages collatéraux, mais lorsqu’on voit quel grabataire réactionnaire il est devenu, c’est à pleurer de déception. Ça fait un moment, déjà, que Miller est dans le collimateur des fans et de la profession. Comme le rappelle Soren Seelow sur LeMonde.fr, Mark Millar a été plutôt pragmatique dans sa critique, disant qu’il regrette les prises de position de Miller mais qu’il ne faut pas pour autant le conspuer, au même titre que Lovecraft. Alan Moore, lui, a été très échauffé par la « sensibilité très déplaisante » de Miller. Très déplaisante, le mot est encore bien faible, lorsqu’on lit ce que Frank Miller écrit sur le mouvement Occupy Wall Street, violentant verbalement et de manière inacceptable ce qui incarne tout de même l’indignation citoyenne contre un capitalisme inhumain. Pour lui, les indignés ne sont qu’un « ramassis de malotrus, de voleurs et de violeurs ». Non seulement cette parole est indigne, mais en plus d’une irréalité et d’une bêtise abyssale qui donne envie de jeter les œuvres de Miller aux chiottes.

 

Miller se dit blessé et atteint dans sa chair par les actes terroristes qui ont fait « naître » le 11 septembre 2001. On le comprend, et personne n’irait remettre en question cette souffrance légitime. Mais la seule réponse que Miller a à donner face à la connerie du terrorisme, c’est une connerie encore plus grande. Miller veut défendre les victimes contre les meurtriers, mais son discours, sa position, ses idées vont à l’encontre même de la vie. « Terreur sainte » incarne pleinement la pensée visqueuse de Miller, et à ce titre j’aurais aimé que la forme suive le fond, car ça aurait préservé mon petit confort intellectuel et je n’en aurais pas parlé. Malheureusement, le fond est aussi pourri que la forme est sublime, et je me prends à admirer chaque image de cet album alors que le propos me révulse… Merde ! Narrativement, graphiquement, « Terreur sainte » est un petit bijou, où Miller s’extirpe du contraste absolu pour explorer les matières des ombres et des lumières dans de grandes explosions visuelles. Empreintes et grisés apparaissent subtilement çà et là, dans des pleines pages remarquables en termes de composition et de puissance graphique. C’est somptueux. L’album démarre fort, avec une course-poursuite entre les deux héros principaux traitée comme un ballet amoureux. Et puis le drame arrive. Attentats. Bombes. Clous. Lames de rasoir. Al-Qaïda. Et à partir de là, vers le milieu de l’album, tout part en vrille. Non seulement nos deux justiciers masqués se sentent le devoir de réagir contre l’oppresseur (ça on le comprend), mais on sent ostensiblement qu’ils veulent jouir par la violence qu’ils vont perpétrer. Comme s’ils avaient toujours attendu ce jour béni où ils pourraient torturer des êtres humains, se délecter de les torturer. Comme si les attentats d’Al-Qaïda étaient enfin un alibi pour exprimer tout ce qu’il y a de plus dégueulasse en nous. À la mort fanatique on répond par la mort perverse. Pour moi, « Terreur sainte » devient nauséabond à partir de cette seconde bulle proférée par L’Arrangeur, dans la case ci-dessous. Tuer un islamiste terroriste pour défendre des innocents est une chose, mais le faire en ajoutant une violence verbale aux relents racistes en est une autre. La « nécessité » de tuer un être humain est déjà une horreur en soi, mais s’apprêter à torturer quelqu’un en jouissant d’une humiliation verbale supplémentaire, il y a là quelque chose de profondément choquant, à l’instar d’un violeur qui rit en plein « travail ». Miller mélange tout jusqu’au contresens abject, comme cette case où Michael Moore semble se réjouir des attentats terroristes, ou bien le simple fait que la Statue de la Justice Aveugle (Statue de la Liberté d’Empire City) incarne les valeurs de la si belle nation de Frank Miller.

 

Comme le dirait Orwell, il ne s’agit pas de traiter Miller de crapule ou de génie, mais de comprendre comment l’état du monde forge les mentalités. À ce titre, « Terreur sainte » représente bien un « symptôme de la maladie du monde ». Et à ce titre, son édition semble nécessaire et courageuse si elle peut aider à engendrer de réels débats de pensée. Sinon, il restera un sublime livre d’images qu’on devra regarder et non lire, à quelques dessins près.

Cecil McKINLEY

« Terreur sainte » par Frank Miller

Éditions Delcourt (25,50€) – ISBN : 978-2-7560-3359-4

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