Un entretien avec Andreas (2ème partie)

Suite de l’interview d’Andreas, réalisée par téléphone le 5 juillet 1999 juste après la sortie du tome 4 de « Capricorne » : « Le Cube numérique »), puis complétée et corrigée par l’auteur de « Rork », série pré-publiée dans le journal Tintin (de novembre 1978 à décembre 1987) et dont le premier tome d’une intégrale vient de sortir aux éditions Le Lombard(1).

bdzoom.com : Est-ce facile de travailler sur deux séries aussi différentes que « Capricorne » et « Arq » ?

Andreas : Oui, c’est facile d’une certaine façon. Le problème, c’est de résister, de penser à la bonne histoire au bon moment… Je viens de finir le cinquième « Capricorne » [« Le Secret »] et je suis en train d’écrire le quatrième « Arq ». Théoriquement, à la fin du « Capricorne », je devrais avoir en tête « Arq ». Or, j’ai en tête des idées pour le sixième « Capricorne » Comme j’ai travaillé tous les jours dessus, j’ai plutôt mis en route la machine « Capricorne » que la machine « Arq ». Après, il faut faire une coupure. C’est la seule difficulté, en fait.

bdzoom.com : Avec ce nouveau « Capricorne », le cycle de « Rork » sera-t-il fini ?

Andreas : Oui, tout à fait.

Dessin pour la couverture d'un disque de musique celte, en 1988.

bdzoom.com : il ne reste plus qu’à attendre !

Andreas : Exactement.. (rires)

bdzoom.com : Quelle est votre ambiance de travail ?

Andreas : J’ai besoin d’être seul. Je ne pourrais plus travailler en atelier ou avec quelqu’un d’autre dans la pièce.

L’ambiance dépend du moment. En général, j’écoute la radio, je mets des CDs ou j’écoute des livres sur bande. Parfois, pendant quelques semaines, je ne mets rien du tout parce que ça m’énerve.

J’arrête tout et je travaille dans le silence. Mais toujours seul. Je ne peux pas me mettre à travailler à quatre heures de l’après-midi. Il faut que ça soit le matin. Il faut que j’aie toute la journée devant moi pour pouvoir travailler.

bdzoom.com : Qu’en est-il du second « Coutoo »  ?

Andreas : (rire) Oui, ça fait longtemps. Mais c’est le problème avec deux séries, cela me laisse très peu de temps. Pour le deuxième « Coutoo », j’ai écrit le scénario et fait le découpage.

Au fond, il ne reste qu’à dessiner. Si jamais je le dessine, je vais le réécrire avant. C’est par manque de temps. Je ferai le troisième « Cromwell Stone » et un deuxième « Dérives »,  mais il faut que je trouve le temps.

Avec deux albums par an, je n’ai pas vraiment le temps de faire autre chose. Je ferai peut-être une interruption après le sixième « Arq », mais on verra…

Isabelle Cochet, coloriste d’Andréas depuis le tome 6 de « Capricorne ».

bdzoom.com : Il y aura quand même d’autres albums indépendants ?

Andreas : Oui. Sans ça, je ne pourrais pas vivre. Le fait de faire depuis trois ou quatre ans deux séries fait que j’ai une sorte d’embouteillage de projets dans la tête, d’autres choses que j’ai envie de faire.

 bdzoom.com : Avec d’autres styles ?

Andreas : Avec d’autres styles, d’autres histoires, juste des albums, des one-shots. Mais il faut que je trouve le temps. Un de ces jours, une des deux séries aura sûrement un coloriste.

bdzoom.com : Un début de collaboration ?

Andreas : Je n’appellerais pas ça de la collaboration… (rire) Le coloriste va devoir se débrouiller. Je voudrais bien arriver à pouvoir lui laisser la responsabilité des couleurs sans devoir m’en occuper tous les trois jours.

Projet refusé pour le mensuel (À suivre), en 1980.

bdzoom.com : Que vous a apporté le travail sur la durée dans vos séries ?

Andreas : Pour « Rork », c’était différent. Dès le troisième album, la série était limitée à sept. Comme j’ai fait d’autres albums entre les différentes parties, j’avais le temps, d’une certaine façon, d’y réfléchir, de laisser venir les idées. Maintenant, je me suis quand même donné de faire un album par série et par an impérativement… Travailler sur une série avec cette obligation de la nourrir, de l’alimenter, d’en sortir un par an, je ne l’avais jamais fait avant… Dans « Capricorne », comme j’ai dû le dire ailleurs, j’essaye de faire consciemment ce que j’ai fait inconsciemment dans « Rork ». Le lecteur qui lirait maintenant le dixième Capricorne ne comprendrait rien tant la série va changer, évoluer.

Dessin pour un poster.

En fait, j’espère la faire grandir avec le lecteur, qu’elle ne reste pas figée dans un moment de sa vie, mais qu’il puisse la suivre dans la durée…

Tandis qu’« Arq » est différent parce que c’est une longue histoire : il n’y a pas de variations possibles.

bdzoom.com : Pourriez-vous définir votre lecteur idéal ?

Andreas : Un lecteur attentif, qui ne se laisse pas décourager s’il ne comprend pas tout à la première lecture et qui, au contraire, prend du plaisir à une deuxième ou troisième lecture. Le lecteur idéal capte inconsciemment ce que moi j’y ai mis inconsciemment. Un lecteur lent, qui prend le temps de regarder, de voir.

bdzoom.com : En littérature, avez-vous des influences fantastiques européennes ?

Lovecraft dans le tome 2 de « Cromwell Stone ».

Andreas : Non. La littérature fantastique, c’est au départ Edgar Allan Poe, Jean Ray et Lovecraft. J’ai arrêté après avoir lu Lovecraft. Ça date d’il y a vingt, vingt-cinq ans.bdzoom.com : Peut-on rapprocher « Arq » du « John Carter » d’Edgar Rice Burroughs ?

A : Je n’ai pas lu Burroughs, sauf les adaptations en bandes dessinées. Je ne suis pas vraiment intéressé. Et puis…, vous allez voir, ça n’a rien à voir ! (rires)

bdzoom.com : D’un point de vue thématique, situeriez-vous votre œuvre du côté de la science-fiction ou du fantastique ?

Andreas : (Rires) Bonne question. Je ne me suis jamais dit : « tiens, je fais du fantastique » ou « tiens, je vais faire de la science-fiction». Les histoires viennent et elles sont ce qu’elles sont.

Le fantastique dans « Capricorne ».

Je pense qu’« Arq » sera plus à classer dans…, la science-fiction. Ça n’a pas l’air comme ça, mais ça l’aura plus tard. « Capricorne », on me dit toujours que c’est du fantastique, alors… Le fantastique englobe un tas d’éléments, dont certains qui ne me plaisent pas, du genre Tolkien et les petits êtres de la forêt. Bien que ce soit aussi du fantastique, ce n’est certainement pas moi ! Je ne sais pas s’il faut nécessairement donner un nom ou classer dans un genre. Ce sont certainement des histoires de genre… disons que fantastique, ça me va ! Du moment que cela ne me limite pas, qu’on ne me dise pas que je ne peux pas faire quelque chose parce que ce n’est pas du fantastique, du moment que je puisse faire ce que je veux…

bdzoom.com : Vous avez déjà évoqué Philip K. Dick. Est-ce une lecture de jeunesse ou une rencontre ?

Andreas : Quand j’ai lu des histoires fantastiques, je me suis arrêté après Lovecraft. Il correspondait à ce que j’y recherchais. Dick, c’est un peu la même chose en science-fiction. De temps à autres j’en lis encore un, les plus connus : « Man in the High Castle », « Ubik »…

Dessin pour un spectacle laser au festival de Flamanville, en 1996.

bdzoom.com : À l’instar de Philip K. Dick, on retrouve dans votre œuvre une interrogation sur les rapports entre le réel et la fiction. Qu’en pensez-vous ?

Andreas : J’aimerais que mes lecteurs soient toujours conscients d’être face à une fiction. Mes histoires (à part « Aztèques » et « La Caverne du souvenir »)  sont l’expression d’une réalité intérieure, la mienne… C’est très difficile de parler dans un mode d’expression à mots et à images de « réalité ». Dans un livre ou dans un album de bande dessinée, la seule réalité, c’est le papier et l’encre d’impression. (Dans les vieux bouquins et les vieux comic-books, j’aime bien l’odeur du papier. Ça c’est réel !). Vouloir parler du réel dans une fiction, c’est comme vouloir exprimer l’éternité avec une sculpture de neige. Et pourtant…

bdzoom.com : Quel est votre rapport avec l’illusion ?

Une histoire peu connue d'Andreas, publiée uniquement dans le n°1 du magazine Viper des éditions Sinsemilla, au 4ème trimestre 1981.

Andreas : C’est la multiplication des « informations » – et je parle vraiment des infos. On se demande s’il y a déjà des choses rajoutées ou enlevées, ou si ce n’est pas déjà à moitié de la fiction. Plus on avance, plus on est coupé de la réalité, en fait.

Photos dans « Rork ».

bdzoom.com : Vous avez utilisé des photographies dans le dernier « Rork ». Est-ce l’intrusion du réel dans la fiction ou une allusion au réel ?

Andreas : Non. C’est une interprétation du réel, dont la représentation est impossible à faire en bande dessinée.

Les personnages poussés dans ce « réel » sont complètement ratatinés.

bdzoom.com : C’est ce qu’évoque l’épitaphe de Rork à Low Valley…

L'épitaphe de Rork à Low Valley.

Andreas : Oui. C’est ça… Il y a quelque chose que de temps en temps j’ai envie de rappeler au lecteur : c’est qu’il est en train de lire une fiction. Je n’aime pas les histoires qui sont dessinées de façon trop parfaite. On oublie trop facilement que c’est du dessin. J’aime bien que l’on voit que c’est du dessin. Quand je vois quelqu’un comme Nicolas de Crécy, qui change de technique toutes les trois images pratiquement dans le deuxième « Bibendum Céleste » (paru en 1999, aux Humanoïdes Associés), on n’oublie jamais que c’est du dessin… J’aime bien parce que ça n’empêche pas de suivre l’histoire, mais ça empêche de se noyer dedans.

bdzoom.com : Votre lecteur est sans arrêt en éveil par l’usage d’une mise en abîme, par l’imbrication de récits. L’idée originale est-elle complexe ou la rendez-vous complexe ?

Andreas : Non, c’est l’idée qui est comme ça. Avec « Le Triangle rouge »,  je suis parti sur une idée complètement différente qui a donné cela. Donc, c’est une évolution d’une certaine façon… Un album comme « Cyrrus », ou encore « Le Triangle rouge », est comme une bande dessinée plus classique, dont on enlève toutes les redites, toutes les explications, tout ce qui est prémaché pour le lecteur, en quelque sorte. Le lecteur est donc obligé de chercher par lui-même, de pratiquement lire au moins deux fois l’album, pour trouver les informations dont il a besoin pour comprendre l’histoire.

bdzoom.com : Vous concevez alors que deux lecteurs puissent avoir deux interprétations d’un de vos albums ?

Andreas : Oui. Bien sûr, mais c’est le cas de n’importe quelle fiction. Pourtant dans « Le Triangle rouge », il n’y a qu’un seul cheminement possible. Mais on peut trouver d’autres interprétations, la question n’est pas là. La narration est assez compliquée, mais elle suit une logique très précise. Ce n’est pas gratuit. L’histoire, le sujet correspondent à ça. Mais cette narration ne laisse pas la porte ouverte à une interprétation, elle est précise. Elle fonctionne d’une façon. Si quelqu’un trouve une autre façon de faire fonctionner l’album, tant mieux. Moi, je ne l’ai pas vue…

Je pense que c’est surtout dans « Cyrrus » que l’on peut donner plein d’interprétations différentes. En tout cas, c’est ce dont je me suis rendu compte en parlant à des gens. Tout le monde y trouve autre chose. Évidemment, j’aimerais qu’on y lise ce que j’y ai mis. Forcément le lecteur y met aussi autre chose. Je m’en rends compte à chaque fois que je regarde un album ancien : je vois toujours des choses que je n’étais absolument pas conscient d’avoir mises, mais elles y sont bel et bien… L’inconscient joue un rôle énorme dans ce que je fais.

Hommage à John Lennon paru dans un n° spécial du mensuel (À suivre) qui était consacré à cet artiste, en janvier 1981.

bdzoom.com : Quelle relation avez-vous face à l’analyse critique ?

Andreas : C’est toujours intéressant. Ça dépend comment c’est fait. Parfois je rejette, parfois j’accepte. Ça dépend de ce que c’est.

bdzoom.com : Vos albums, aussi bien pour le dessin que pour le scénario, ressemblent à des mosaïques. Vous sentez-vous baroque ?

Andreas :  Non, pas vraiment. « Baroque », je ne sais pas, je ne peux pas faire grand chose avec ce mot… Dessin et scénario partent du même point dans mon cerveau, apparemment ! Ça m’attire. J’ai du mal à raconter quelque chose en ligne droite, de A à Z, sans mélanger les lettres qui sont entre les deux. Ça vient aussi du fait que quand je lis une bande dessinée, lorsque je la referme et que j’ai tout compris, tout vu, c’est terminé, je sais que je ne vais plus ouvrir cet album-là. On m’a tout dit, tout expliqué, tout montré. Ça me gêne. J’aime bien ne pas comprendre quand je lis quelque chose, parce que ça me donne envie de relire, ça me donne envie de re-regarder, ça me renvoie à mes propres limites… Le problème, c’est qu’on ne peut pas – on peut peut-être mais c’est difficile – faire des histoires qui renvoient à ses propres limites. Cela restera toujours dans mes limites, quand même, puisque c’est moi qui fais l’histoire. L’idéal serait de faire une histoire que moi-même je ne comprenne pas. Mais qui aurait un sens. (rires)

bdzoom.com : Justement, comment définiriez-vous votre album idéal ?

Andreas : Ce serait un album qui, à la première lecture, serait complètement incompréhensible (rires), que l’on regarderait presque comme un livre d’images. Il faudrait lire trois images par jour pour y arriver. Il y aurait pleins de graphismes différents, diamétralement l’opposé des « Tintin »  par exemple.

bdzoom.com : Ne considérez-vous pas les albums de « Tintin » comme des réussites totales ?

Andreas : D’une certaine façon, oui. C’est ça qui me déplaît dans « Tintin », d’ailleurs. Je n’ai jamais été un fan de « Tintin », parce que cela me laisse froid. Le fait qu’Hergé ait redessiné plusieurs albums, de façon à ce qu’ils correspondent à son style d’après, est une démarche qui m’est totalement étrangère. Je me demande comment on peut faire ça.

À suivre…

Jean DEPELLEY & Étienne BARILLIER

(avec un petit peu de Gilles Ratier, surtout pour la note sur l’intégrale de « Rork » et pour l’iconographie)

Dessin pour un portfolio jamais paru et dont l'original a été volé, dans les années 80.

(1) Cette intégrale de « Rork » reprend, en noir et blanc, le nouvel album numéroté 0 (« Les Fantômes ») et en couleurs, toutes les pages et illustrations publiées à l’intérieur des différentes éditions des trois premiers albums du Lombard (soit «Fragments», « Passages » et « Le Cimetière des cathédrales »), ainsi que les deux courts épisodes publiés, à l’origine, dans le Super Tintin n°18 (ou 38bis) du troisième trimestre 1982 et dans le n°619 français du 21 juillet 1987 (ou 30 belge) de Tintin : un dossier de douze pages plutôt bien documenté (mais pas signé) et illustré avec de nombreux documents peu connus préface le tout !

Cependant, comme à bdzoom.com, on est plutôt du genre pinailleur (mais c’est pour la bonne cause), on a recensé quand même quelques manques :

- « Qui est Rork ? » : une page d’introduction à l’épisode « Low Valley » (dans l’album « Fragments ») comportant une illustration inédite et un texte d’Andreas ; elle fut uniquement publiée dans le n°239 du 4 avril 1980 (ou 15 belge) de Tintin.

- « Rork résumé » : une planche de résumé des précédents événements (un montage) proposée lors de la pré-publication de l’épisode « Le Prisonnier du désespoir » (dans l’album « Passages ») ; qui fut uniquement publiée dans le n°339 du 10 mars 1982 (ou 10 belge) de Tintin.

- « Les Aventures mystérieuses et rocambolesques de l’agent spatial » : une planche (colorisée par Philippe Foerster) qui fut publiée dans le n°559 du 27 mai 1986 (ou 22 belge) de Tintin et reprise dans l’album « L’Aventure du journal Tintin : 40 ans de bandes dessinées » au Lombard, en 1986.

Et comme il y a de grandes chances pour qu’elles soient aussi absentes du deuxième et ultime tome de cette intégrale, bdzoom.com vous offre aussi ces deux pages de résumé des précédents événements à l’épisode « Retour », publiées uniquement dans le n°179 du 23 février 1993 (ou 8 belge) de Hello Bédé.

 

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