« Une vie dans les marges » par Yoshihiro Tatsumi

Yoshihiro Tatsumi n’est pas le mangaka le plus connu en France. Pourtant son influence sur la bande dessinée contemporaine au Japon est énorme. Contemporain d’Osamu Tezuka, il a, à sa manière, révolutionné le monde du manga en inventant le genre Gekiga : une bande dessinée plus adulte et plus ancrée dans la réalité crue de la vie.

Si je reviens aujourd’hui sur l’œuvre de Yoshihiro Tatsumi, c’est parce qu’en juillet dernier il a reçu le 6e prix Asie-ACBD pour son manga : « Une vie dans les marges ». Publié en deux tomes aux éditions Cornélius, ce récit met en scène le double de l’auteur, Hiroshi Katsumi, dans le Japon d’après-guerre. Il dépeint un pays déchiré et abattu, tout en conservant un optimisme propre au genre humain. Grâce à ce témoignage, le lecteur peut découvrir la vie de la classe ouvrière au Japon : le boom économique des années 50 ouvrant une voie de prospérité qui retombera bien vite à cause de la crise dans les années 60.

Cela coïncide avec l’explosion du manga grâce à l’arrivée d’Osamu Tezuka et à son influence sur toute une génération de dessinateurs. Yoshihiro Tatsumi fut de ceux-là ! Habitant non loin l’un de l’autre, il rencontra le maître. Cela le motiva à se lancer dans le dessin de manga. Cependant, Tatsumi ne veut pas se cantonner aux histoires joyeuses mêlant fantastique et fiction. Il pense qu’il y a de la place pour un récit plus réaliste et plus cru. Le manga ne doit pas être qu’un instrument de divertissement pur, ne servant qu’à faire rire son lectorat. Ainsi, en 1957, est né le Gekiga, néologisme donnant l’idée d’« histoire dramatique ». Deux ans plus tard apparaît le Gekiga kōbō, un atelier rassemblant un collectif d’auteur partageant la même vision que lui. Nombreux ont été, ou sont encore, célèbres. Certains sont même publiés en France à l’instar de Tako Saito avec son manga-fleuve « Golgo 13 ».

« Une vie dans les marges » n’est pourtant pas le premier manga de Tatsumi publié en France. Au début des années 80, il fut l’un des auteurs présents dans la revue Le Cri qui tue publiée par l’éditeur suisse Atoss Takemoto, aux côtés d’Osamu Tezuka, Tako Saito et Shotaro Ishimori. En 1983, sort aussi « Hiroshima » chez Artefact : un livre cartonné au format traditionnel de la bande dessinée franco-belge. Ce livre regroupe deux histoires courtes sur le thème de la guerre. C’est un des tout premiers mangas publiés en France en album, avec « Gen d’Hiroshima » de Keiji Nakazawa (également publié, en 1983, par Les Humanoïdes Associés dans la collection Autodafé). Rien d’autre n’est édité avant 2003 avec l’arrivée de « Coups d’éclat » chez Vertige Graphic et  des « Larmes de la bête » en 2004, puis de « Good bye » en 2005, chez le même éditeur. En 2008, chez Cornélius, paraît « L’Enfer » et, en 2011, sort l’anthologie de la revue de manga alternatif AX au Lézard Noir où il côtoie 32 autres auteurs également « dans les marges ».

En 1982, juste avant sa publication en album l’année suivante, Tatsumi est venu en France, au festival d’Angoulême. Il était là pour faire la promotion du Gekiga alors qu’Osamu Tezuka était lui aussi présent, mais pour parler exclusivement du manga tel qu’il le pratiquait. Leur venue est passée quasiment inaperçue pour les Français qui ne s’intéressaient pas encore à la bande dessinée en provenance d’Asie. Pourtant, Tatsumi se souvient très bien de cette nouvelle rencontre avec le dieu du manga. Celui-ci n’appréciait pas le mouvement Gekiga. Il avait reçu le manifeste pour un manga plus adulte que Tatsumi avait réalisé et ne l’approuvait pas. Pour lui, le manga devait rester du manga. Il devait divertir les gens et ne pas s’occuper de considérations politiques. Durant le festival, il répétait qu’il n’adhérait pas à ce mouvement. Pourtant, Tezuka finira par faire du Gekiga sans vraiment l’avouer. Autour de lui, tous ses assistants lisaient ce type d’œuvres. Lors d’une ultime rencontre entre Tezuka et Tatsumi, peu avant la mort du premier, il lui confia : « Peut-être que je me rapproche du monde du Gekiga avec mes dernières œuvres ». Cela réconforta Tatsumi qui gardait une profonde douleur de cette rencontre en France.

Bien évidemment, ce prix de l’ACBD n’est pas la première récompense que Yoshihiro Tatsumi a reçue. Son manga a déjà été primé, cette année, lors du festival d’Angoulême avec le prix « regards sur le monde » ; un festival qui lui avait déjà offert son prix spécial, en 2005.
Dés 1972 le Japon lui décerne le prix de l’association des auteurs de bande dessinée japonaise pour son manga « Hitokuigyo ». Une reconnaissance de son travail dans son pays d’origine qui sera renouvelée, en 2009, par le Grand Prix culturel Osamu Tezuka. Il est également récompensé aux USA, en 2006, au Comic-Con de San Diego avec le prix spécial aux Encriers de la bande dessinée et, en 2010, avec le prestigieux Will Eisner Award pour « Une vie dans les marges ».

« Une vie dans les marges » reste l’œuvre de Yoshihiro Tatsumi ayant le plus marqué les gens à travers le monde. Grâce à ce Gekiga, on découvre toute une partie de la culture japonaise souvent ignorée : de la distribution atypique des mangas dans les boutiques de prêt jusqu’à l’explosion du mouvement étudiant qui changera à jamais la face du Japon. Ce récit se termine par la commémoration du septième anniversaire de la disparition d’Osamu Tezuka, une vraie conclusion, conforme à ce que l’on pourrait trouver dans un vrai Gekiga, pleine de violence, de pessimisme et de remise en question.

« Une vie dans les marges » est un récit poignant sur un homme qui a entièrement dédié sa vie à l’art narratif et pictural. Il doit, bien évidemment, être lu par l’amateur de manga voulant en savoir plus sur la naissance du Gekiga. Mais également par les amoureux du Japon souhaitant mieux connaître cette vie d’après-guerre avec ses espoirs, ses illusions et ses souffrances quotidiennes ; le tout étant retranscrit avec brio par Tatsumi.

Gwenaël JACQUET

« Une vie dans les marges » par Yoshihiro Tatsumi 
Édition Cornélius ( 33,50€)

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