Adieu, Sergio Toppi…

C’est avec grande tristesse que nous avons appris hier la disparition de Sergio Toppi, des suites de son cancer, à l’âge de 79 ans… Il était le dernier grand maître italien encore vivant, et il s’en est allé. Son œuvre, elle, restera pour toujours l’un des plus beaux monuments du 9e art.

Lorsqu’un artiste disparaît, un réflexe plus ou moins inconscient pousse les médias à employer le mot de « génie » pour le définir (sans que cela soit forcément justifié), comme si l’on rattrapait un oubli. Dans le cas de Sergio Toppi, je crois que nous pouvons affirmer sans sourciller que c’est un vrai génie qui vient de nous quitter. Génie du dessin, de la narration, de la mise en pages, de la composition, du récit et des dialogues, de l’art de la hachure et du contraste… Un auteur complet et un artiste hors pair qui brille autant dans ses ornementations de hachures et de motifs en noir et blanc que dans le chatoiement sublime des couleurs, dans des jeux d’encres colorées, de gouache, d’aquarelle, où la superposition amène la vibration, où les interactions liquides créent la matière en séchant. Sur le fond comme sur la forme, Sergio Toppi représente une certaine excellence du medium bande dessinée, ayant constamment réinventé la manière dont les dessins dans l’espace de la planche peuvent raconter une histoire, redéfinissant le rôle du plein et du vide pour proposer une autre architecture narrative. Les cases ne sont plus des espaces à remplir dans une continuité, elles sont agencées selon les lignes directives qui les traversent, et c’est bien souvent leur contenu qui leur donne leur forme. Mine de rien, cette architecture narrative toppienne reste unique en son genre, faisant de l’auteur et de ses œuvres un artiste reconnaissable entre tous.

 

Alors qu’il semble être un auteur très « intérieur », l’ensemble de son œuvre est traversée par le souffle de l’exploration, de l’aventure – décalée. Exploration dans le temps, exploration de terres exotiques, exploration de nos racines à travers nos mythes ancestraux et païens, exploration littéraire ou magique, mais aussi exploration de la psychologie humaine. Sur ce dernier point, Toppi a exprimé sans concession la contradiction qui le tenaille, entre humanisme et cynisme, les deux paramètres réussissant comme par miracle à s’exprimer ensemble dans un même espace… Toppi jette un regard plein de compassion sur ceux que la vie détruit, mais fait aussi preuve d’une étonnante méchanceté lorsqu’il s’agit de dépeindre un caractère hautain, violent, égoïste ou manipulateur. Belles et pitoyables âmes se croisent donc dans des cheminements qui évitent malgré tout le manichéisme ou la facilité simpliste. Au contraire, Toppi ne cesse de démontrer que derrière les habits et les réputations se cachent souvent l’opposé de ce que l’on croit, que les évidences sont parfois trompeuses… et qu’il convient de regarder l’humanité en face, sans faire abstraction de ses beautés ni de ses horreurs. On sent derrière l’œuvre un artiste non dénué d’humour mais pessimiste malgré lui, ne pouvant faire autrement que de constater ce qui est. Cet humour, parfois grinçant, apporte une dimension supplémentaire indispensable pour contrebalancer les choses, décrivant des êtres pathétiques, minables ou pervers sans être unilatéral. Des paramètres assez forts pour faire de Toppi plus qu’un dessinateur, mais un véritable auteur, comme je le disais.

Ce qu’il y a de remarquable, dans le dessin de Toppi (pléonasme), c’est que malgré un style très établi, il ne s’est jamais installé dans le systématisme, le procédé, la facilité. Ses hachures si reconnaissables, ses motifs en pleins et déliés, ses « fouillis » construits avec science, semblent toujours prendre en compte la nature du dessin présent pour l’investir selon l’ambiance voulue, ou la psychologie des personnages. En regardant l’ensemble de son œuvre, on ne peut que constater combien chacun de ses dessins suscite un perpétuel émerveillement, une fascination de cet art de la hachure et du motif qui trouve ici l’un de ses plus beaux représentants. Le génie de Toppi, c’est aussi ce sens de l’exagération au sein d’un dessin réaliste qui engendre un sentiment très particulier. Ici les jambes s’allongent, là le ventre exulte, et les anatomies sont réenvisagées selon la géométrie des cases. Réel maître du noir et blanc, Toppi excelle aussi dans la couleur, démontrant une science chromatique époustouflante. Rarement la couleur aura été aussi lumineuse, contrastée, vibrante, sublimée, que dans ses nombreuses illustrations si inventives.

 

Remarquable aussi, cette jeunesse d’esprit et cette longévité dans la création. Jusqu’au bout, Toppi (appuyé par son ami et éditeur Michel Jans via Mosquito) a eu le goût de créer et de réinventer son art, expérimentant dans les dernières années des architectures colorées où il jouait avec les formes et l’espace visuel pour créer de superbes illustrations. L’année dernière encore, il réalisa pour Mosquito une histoire (« Bwuma, mon fils », dans « Le Dossier Kokombo ») si pétillante et mordante qu’on avait du mal à croire qu’un « vieux monsieur » se cachait derrière ces planches… Grâce à Michel Jans, le public français peut lire les chefs-d’œuvre de Toppi depuis 1997. Depuis, les éditions Mosquito n’ont cessé de publier cet auteur au travers d’albums de bande dessinée, mais aussi de recueils d’illustrations thématiques ou de sublimes tirages limités en grand format. Au total, une quarantaine d’ouvrages de Toppi figure au catalogue de Mosquito, dont une monographie que je vous conseille chaudement si vous souhaitez en savoir plus sur cet artiste exceptionnel.

 

Né le 11 octobre 1932 à Milan, Sergio Toppi a fait ses débuts dans l’illustration (L’Enciclopedia dei Ragazzi) et l’animation (Studio Pagot). Mais c’est seulement en 1966 qu’il fera ses premiers pas dans la bande dessinée avec un récit consacré au héros piémontais Pietro Micca, scénarisé par Milo Milani pour Il Corriere dei Piccoli. Toppi travaillera alors pendant quelques années dans la presse enfantine, notamment dans Il Corriere dei Ragazzi (« Fumetto verità » et « I Grandi nel giallo »). En 1974, son style et son univers bifurquent vers un certain réalisme historique, avec des récits souvent scénarisés par Milo Milani dans Messaggero dei Ragazzi. Il va commencer à travailler pour plusieurs revues (Linus, Corto Maltese, Comic Art…), participant aussi en 1976 à la collection « Un uomo, un’avventura » chez Cepim. Deux ans plus tard, on le retrouve dans les collections françaises « L’Histoire de France en bandes dessinées » et « La Découverte du monde en bandes dessinées » chez Larousse. Par la suite, Toppi va créer ses propres œuvres et développer un univers personnel très particulier, atypique dans la forme narrative. Il est de plus en plus considéré comme un artiste important, comme en témoigne le Yellow Kid qu’il reçut au Festival de Lucca en 1992 en tant que meilleur illustrateur. Il serait fastidieux de vous dresser ici une bibliographie exhaustive de Toppi, mais citons bien sûr sa série « Le Collectionneur », ainsi que « Sharaz-De » ou encore « Myetzko » ou « Krull »… Pour en savoir plus sur Toppi (et notamment ses publications en France), je vous conseille de lire l’article que lui avait consacré Gilles Ratier sur notre site dans « Le Coin du Patrimoine » (http://bdzoom.com/5880/patrimoine/le-coin-du-patrimoine-bd-sergio-toppi/), mais aussi le site qu’ont créé les éditions Mosquito pour Sergio Toppi (http://www.editionsmosquito.com/toppi/).

 

Si Hugo Pratt reste la figure incontournable de la bande dessinée italienne, d’autres génies tels que Dino Battaglia, Guido Crepax, Attilio Micheluzzi et… Sergio Toppi sont tout aussi incontournables, ayant réalisé des chefs-d’œuvre impérissables et déterminants. Le dernier grand est parti… C’est décidément une très triste nouvelle, car on aurait pensé Toppi éternel, au vu de ses dernières créations… Une page importante se tourne, donc, mais l’œuvre reste, fondamentale, infinie et sublime.

 

Cecil McKINLEY

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5 réponses à Adieu, Sergio Toppi…

  1. Avant d’être connu au travers des albums cartonnés Toppi fut publié de façon erratique en France dans des revues de BD populaires de l’éditeur Sagédition, notamment :
    illustrations comme

    « Les plus beaux uniformes du monde » sous forme de vignettes dans plusieurs numéros de Rintintin et Rusty (années 70-80)

    « Roland paladin de France » (Orlando paladino di Francia), écrit par Piero Selva dans le Corriere dei Piccoli n°32 en 1968 (Rintintin et Rusty n°30)

    « Le cid de campeador » (Il Cid Campeador) écrit par Piero Selva pour le Corriere dei Piccoli n°30 en 1968 (Rintintin n°31 et dos de couverture)

    « Ivanhoé »,texte d’Augusta Mignucci (Bugs Bunny n°89-90, années 60) paru à l’origine dans Topolino n°166.
    Côté BD, il a participé à la série Les grandes aventures de paix et de guerre (Le grandi avventure di pace e di guerra). Cette longue série italienne regroupe divers récits complets inspirés d’authentiques faits rééls en temps de guerre ou de paix publiés dans le « Corriere dei Piccoli » entre 1968 et 1971 par des dessinateurs italiens ou argentins comme Moliterni, del Castillo, Enrique Breccia, Dino Battaglia, Uggeri…. sur des scénarios de Mino Milani ou Enrique Ventura.
    Plusieurs de ces récits furent publiés en France dans Rintintin et Rusty (Sagédition):
    « La nuit des Samuraï » (La notte dei samurai en 1970 dans le Corriere dei Piccoli n° 3, 1970) par Ventura et Toppi (Rintintin n°20)
     » La prise de Constantinople » (La caduta di Costantinopoli dans le Corriere dei Piccoli n° 20, 1969), écrite par Ventura et dessinée par Toppi (Rintintin n°22)
    « Commando Skorzeny : Opération Ike » (Commando Skorzeny operazione Ike dans le Corriere dei Piccoli n° 47, 1971) par E.Ventura et Toppi (Rintintin n°54)
    « La prodigieuse aventure de Shackleton » (La prodigiosa avventura di Silackleton dans le Corriere dei Piccoli n° 20, 1970) par Ventura et Toppi (Rintintin n°59)

  2. Bonjour,
    rien à ajouter à ce très complet récapitulatif.
    Je vous soumet un hommage tout personnel d’un jeune auteur à une grande figure :

    http://laurentlefeuvre.over-blog.com/article-deces-de-sergio-toppi-109315305.html

  3. desroches dit :

    Quel artiste
    Sergio Toppi respirait une grande gentillesse ; j’ai eu de la chance d’avoir 2 dédicaces sur les deux TT de Sharaz-De. Je les regardais avec admiration, je les regarde avec tristesse.
    Ciao, Monsieur Toppi

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