Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« TERRY AND THE PIRATES » RÉÉDITÉ AUX USA
Une excellente réédition vient de paraître aux États-Unis Chez The Library of American Comics à San Diego, les trois premiers volumes se présentent sous le format à l’italienne, 370 pages. Six pages de comics strip plus la Sunday page nous entraînent dans les aventures trépidantes du jeune Terry. Trois volumes sont disponibles actuellement, le quatrième est prévu pour l’automne. Notre seul espoir, que l’éditeur ne s’arrête pas en cours de publication, car les initiatives se sont poursuivies depuis plus d’une quarantaine d’années et ont toutes avortées après la deuxième ou troisième publication !
Milton Caniff
États-Unis (1907-1988)
Né le 28 février 1907 à Hillsboro (Ohio). Après le collège, Milton Caniff entre à l’université et obtient son diplôme à l’Ohio State University. Sur les conseils du dessinateur W. Ireland il opte pour la carrière de dessinateur et commence à travailler avec le Dayton Journal, le Miami Daily News et le Columbus Dispatch. En 1932, il s’installe à New York et collabore à l’Associated Press où il crée Puffy the Pig et The Gay Thirties, et l’année suivante, Dickie Dare, tandis qu’il travaille avec Noel Sickles à la création de Scorchy Smith et qu’il seconde Bill Dwyer dans la réalisation de Dum Dora, une jolie adolescente créée par Chic Young qui l’avait abandonnée pour se consacrer à Blondie. En octobre 1934, le New York News lui demande une aventure exotique qui le conduit à la création de Terry and the Pirates, qu’il réalise jusqu’en 1946 avec succès, aussi bien auprès du public que de la critique, série dans laquelle Caniff, sous l’influence de Noel Sickles, impose ce style de dessin au pinceau en jouant avec de larges aplats noirs qui facilitaient la narration, tout en organisant chaque image autour d’un point solide. Durant la Deuxième Guerre mondiale, il dessine la bande Male Call produite gratuitement pour le Camp Newspaper Service. En 1947, avec une planche dominicale, il entre dans le mythe et dans l’histoire de la B.D. : Caniff lance en janvier 1947 pour le Field Newspaper Syndicate sa dernière création, Steve Canyon, qu’il dessine jusqu’à sa mort, le 3 avril 1988 à New York. Fondateur de la National Cartoonist Society, dont il a été aussi le président, Caniff a gagné le prix Reuben en 1946 et en 1972 lors du First American Comics Congress de New York.
TERRY AND THE PIRATES
Milton Caniff créa Terry en octobre 1934. C’était un petit gosse améri¬cain âgé de dix ans, épris d’aven¬tures, l’Å“il déluré, en culottes cour¬tes. Ce n’était qu’un jeune garçon comme tant d’autres et pourtant, en moins d’un an, ses blagues avaient fait le tour du monde et il s’expri¬mait en onze langues. En France, il est connu sous diffé¬rents noms, ceux de Terry, de Barry et de François (1). Au Danemark, il est resté célèbre sous le nom curieux de Jim Och Piraterna. Partout ail¬leurs, au Canada, au Mexique, en Espagne, en Chine, il est connu sous le nom de Terry. Chronologiquement, il avait trois ans et n’avait menacé personne lorsqu’il fut expulsé d’Italie le même jour que les courts métrages de Walt Disney.
Pendant longtemps, il a fait figure de héros en Chine et il fut de même au Japon jusqu’au jour où un grand journal de Tokyo pirata la bande et fit paraître des légendes dans les ballons en japonais. Le plus curieux de l’histoire est que cette bande avait sans doute pris parti dans la querelle sino-japonaise. Caniff avait blâmé toute intervention du Département d’Etat dans ses ban¬des dessinées en fustigeant les Ja¬ponais de l’épithète d’envahisseurs ; mais le secret de leur identité était largement violé par les gueules de dogues, les dents en épis de blé, maintenant bien connues, ainsi que par le drapeau du Soleil Levant. Au fond, tout cela était plutôt comique et Caniff se demandait encore ce que les légendes japonaises pouvaient bien raconter.
Terry a fait largement son chemin. Il a grandi et est devenu pilote amé¬ricain de l’aviation de chasse. Il a passé cinq jours par semaine dans les airs au-dessus du « Réseau Bleu ». Il a envahi le Metropolitan Muséum, l’Institut d’Art de Chicago, la galerie de Boston Symphony Hall, le musée des Arts décoratifs à Paris en 1967. Il y avait des marques de baseball, de livres, de bazookas et même des bébés qui portaient son nom. C’était presque une victoire pour cet Américain n’ayant jamais mis les pieds en Chine, n’ayant aucune no¬tion de ce pays, qui logeait son héros dans un coin perdu du Fleuve Jaune dérivant vers l’est alors que le cou¬rant le mène vers l’ouest où il s’en¬tretenait avec un Chinois dont le pan¬talon était retenu par des boutons ven¬dus en exclusivité dans une boutique de mercerie de l’Ohio, patrie de Caniff.
? Quand nous nous sommes déci¬dés pour la Chine, avouait à l’époque Caniff, mon premier geste a été de courir à la bibliothèque publique de New York. A ce moment-là je ne sa¬vais rien de l’Orient. Ce n’est pas comme maintenant. Il y a des gens qui trouvent que Caniff ressemble à Pat Ryan, ce soldat irlandais fanfaron qui a été le camarade inséparable de Terry jusqu’au jour où celui-ci est devenu cadet dans l’aviation en Chine alors que Pat faisait profiter les Etats-Unis de son incommensurable imagination en se faisant passer pour lieutenant affecté aux Services Secrets de la Marine. Caniff était un homme de taille moyenne, avec des yeux bleus plutôt sérieux, une bouche ironique et une peau presque livide ; mais il est sensiblement plus épais que le maigre Ryan et fume la cigarette plutôt que la pipe chère à Ryan. Il a une particularité que bien peu de gens soupçonnaient : il était ambidextre. Il jouait au golf avec sa main droite, au baseball il reçevaitt avec sa main droite mais il pointait avec la gauche. Il écrivait de la main droite mais des¬sinait, peignait et gravait de la main gau¬che. Pourtant son écriture de la main droite devenait presque illisible et heurtée lorsqu’il était fatigué alors qu’il pouvait se servir longtemps et pendant la nuit de sa main gauche qui de¬meurait valide.
Contrairement à l’homme ordinaire qui a conquis la renommée et une sorte de fortune comme artiste de bandes dessinées, Caniff a, à son époque, étudié l’art. Son intérêt a commencé alors qu’étant à l’Ecole Supérieure, il obtint un emploi de stagiaire comme copiste au Dayton Herald , actuellement le Herald . Il put voir les dessinateurs de comic strips se balader par- ci par- là , en seigneurs de la place. Il lui sembla qu’ils occupaient l’em¬ploi le plus agréable dans un journal (il eu l’occasion de reconnaître son erreur dans la suite). Il entra donc à l’Université d’Ohio en travaillant la nuit au Columbus Dispatch et progressa dans les Beaux-Arts. Il lui fallut cinq ans pour passer le cap. ? Ce fut, disait-il, une vraie chance pour moi d’y être arrivé, car c’est juste à cette époque-là qu’on attei¬gnit 1930.
Le Columbus Dispatch devant se res¬treindre (qui ne le fit pas alors ?), le congédia, ce qui était un coup dur pour ce jeune homme juste nanti de ses diplômes tout neufs, la tête plei¬ne d’idées prêtes à naître, et une épouse de quelques mois. Pourtant (1932) il commença une bande d’aventures Dickie Dare pour le compte de Press Feature. Après deux années de cette occupation, il eut un coup de veine grâce à John T. Mac Cutcheon, doyen des dessinateurs du Chi¬cago Tribune, et un copain Sigma Chi, ce qui lui permit de soumettre une bande d’essai au Chicago Tribune News Syndicate.
Il décida de prendre la Chine comme décor de sa bande. Il ne connaissait rien de la Chine, « mais, pensa-t-il, c’est bien le cas de presque tous les lecteurs ». A son avis, c’était le point de départ de l’aventure, le seul point de l’univers où n’importe quoi, oui, n’importe quoi, pût arriver. Seulement, il n’avait pas de nom pour le héros de sa bande. Sur la suggestion de J. M. Patterson, chef de la publicité du New York Daily News, il établit une liste de noms de cinquante garçons. Patterson choisit celui de Terry, mais il ajouta « et les Pirates ». Comme Caniff venait jus¬tement de lire le livre de Freeman sur Robert E. Lee, il donna à son Terry le nom de famille de Lee. Il est possible que vous ayez oublié comment débuta la bande dessinée. Terry et l’intrépide Pat abordaient sur un coin de la côte chinoise à la recher¬che d’une mine d’une richesse fabu¬leuse dont le grand-père de Terry avait laissé une carte. Là , avec l’aide d’un bizarre Chinois, un joyeux drille qui parlait un invraisemblable pidgin, ils découvraient le temple, la mine et le trésor, mais ils n’arrivèrent jamais à conserver la fortune parce qu’un héros devenu riche n’est plus un héros. En revanche, ils eurent des rencontres à faire dresser les che¬veux sur la tête avec des bandits, des pirates et autres créatures sans aveu, hommes ou femmes. Depuis cette époque, leurs aventures avaient pris des allures de réalité à vous en couper le souffle car la bande avait eu sa contrepartie avec les « Tigres volants », où interve¬naient largement des femmes belles et voluptueuses mais passablement canailles. Bien des amateurs de so¬ciologie et des savants en matière de biologie humaine ont étudié ce comic strip sans parvenir à décider ce qu’il y avait de mieux dépeint, des aventures de Terry ou de ces sirènes féminines. La plus fascinante de cel¬les-ci est la Dragon Lady, cette Eura¬sienne merveilleuse à la peau blan¬che et aux yeux bridés et au corps ;tel qu’à coté d’elle Hélène de Troie eût été tout, juste une sabordeuse de canoë.
Cette Dragon Lady, entre paren¬thèses, avait été créé d’après un mo¬dèle vivant, comme tous les person¬nages de Caniff. Plus exactement, c’était un condensé d’une série de modèles, mariées l’une après l’autre, et sorties de la vue de Caniff. La première, Phyllis Johson, un modèle professionnel, devenue Mrs William Bippus habitait Nashville dans le Tennesseee.
? C’est une brunette, disait Caniff en parlant d’elle sur un ton si tendre que l’on a l’impression que Dragon Lady va faire sa réapparition un de ces jours. J’ai reproduit sa coiffure directement d’après elle, mais elle n’avait pas du tout les yeux bridés.
Ce qu’il me fallait, c’était un véri¬table bandit chinois qui ne fût pas Fu Man Chu. Transférer ça sur une femme, rendait la chose dix fois plus intéressante, une combinaison irré¬sistible de force et de beauté. Je n’ai jamais fait allusion à son âge, mais il fallait qu’elle fût adulte. C’est pour ça que les rapports entre Pat et Dragon Lady devaient être sur¬veillés de si près. Ce n’était pas une amourette de jouvenceaux. Chaque lecteur épluche tous les mots. C’est du moins ce que me disait le courrier des lecteurs.
Pat lutinait toutes les filles : Dragon Lady, Burma, ce phénomène lascif qui faisait sauter toutes les volontés aussi bien avec ses hanches qu’avec ses lèvres (elle devait son nom à un personnage de Kipling), Normandy, qui fut son seul véritable amour (elle est mariée depuis avec un abruti dont elle ne peut se débarrasser), Rouge, celle qui venait aussitôt après Dragon Lady pour la méchanceté et que Terry surveillait. Jusque-là , Terry n’avait pu être héros qu’en sous-ordre. On n’aurait pas vu du tout un gosse en culottes courtes échan¬geant des baisers avec des femmes fatales, faisant sauter des locomo¬tives japonaises et amenant des ban¬dits à leur juste fin. Terry a donc appris, attendu, pour devenir un avia¬teur apte à voler et enfin agir pour son propre compte. Tout homme désireux de gagner la Croix des Distinguished Services pendant cette guerre devait rencon¬trer Caniff qui en faisait le prototype d’un de ses personnages. C’était le meilleur moyen pour devenir un vé¬ritable héros de chair et de sang. Considérez le cas de Phil Cochran. Cochran et Caniff étaient arrivés en¬semble à l’Ohio State University mais, de¬puis, leurs chemins s’étaient quelque peu croisés. Cochran était entré à l’Ecole de Commerce tandis que Ca¬niff entrait aux Beaux-Arts. Mais, dès avant Pearl Harbour, Cochran, qui était alors officier aviateur, s’entraî¬nait à la 65e escadrille, le Coq de combat, sur le terrain de Groton, dans le Connecticut, à quelques miles de la base d’aviation de Caniff. Celui-ci portait l’insigne de son esca¬drille, un rapace rouge dans un cer¬cle vert avec un trèfle autour du cou. Il en portait un aussi sur son casque et laissait ses meilleurs hommes s’enorgueillir d’en porter un aussi.
Le 4 juillet 1942, Cochran et Taffy Tucker, une infirmière militaire origi¬naire de Manille, firent leur appari¬tion sur la bande. Cochran était là pour balayer les Japonais. Il apparut sous le pseudonyme de Flip Corkin (il a toujours été appelé Corkin par ses hommes) et sa carrière sur la bande a été celle d’un météore. Elle a d’ailleurs été aussi vertigineuse dans la réalité puisqu’il est devenu le colonel Cochran, titulaire de l’Etoile d’Argent, du D.F.C. avec deux palmes, de la Médaille de l’Air avec trois barrettes, de la Croix de Guerre française avec étoiles et palmes. Manchot, dans son avion de combat Warkawk « Shilalah », il effectua un bombardement sur monoplace sur le quartier général nazi à Kairouan et démolit tout avec une simple bombe. Lorsqu’il revint à New York, quelle fut sa surprise que de s’en¬tendre acclamer d’un bout à l’autre de la ville, non pas comme Phil Cochran, mais comme Flip Corkin. Il alla alors passer trois semaines camouflé à Mitchel Field où Caniff lui-même ne put le rencontrer.
Frank L. Higgs, encore un autre camarade de l’Ohio State University, fut le prototype de Dude Hennick, l’élé¬gant casse-cou. Il devint le capitaine Higgs de l’Aviation natio¬nale chinoise, un détachement de l’Aviation américaine auprès de l’aviation chinoise dont elle assurait la durée. Il fut un temps où Higgs ser¬vit comme pilote sous les ordres de Chennault ( Les Tigres Volants) aux îles Hawaï. Il quitta Chennault alors colonel pour se con¬sacrer à l’entraînement des pilotes chinois. Quand le programme de cet enseignement eût été réorganisé, il entra comme pilote de ligne à la China National Aviation Corp. Puis il y eut Peggy Vincent, cette fille de San Antonio, qui écrivit à Caniff que son mari, le colonel Clinton Casey Vincent, était officier d’état-major de Chennault (le même à peine camouflé, qui figure dans la bande). A la demande de Caniff, elle lui adressa des photos de cet élégant jeune colonel de 28 ans. Aussitôt il parut dans le strip sous le nom de Vincent Casey. Il l’emporta sur Chennault pour prendre le com¬mandement d’une escadrille de com¬bat avancé (exactement ce qu’il fait dans le scénario). En une semaine, il abattit six Japonais et gagna le D.F.C. sur son avion Peggy II. ? Chacun d’eux, disait Caniff avec une nuance d’envie, a fait des choses bien plus extraordinaires dans la réalité que celles que je
leur prête dans mes histoires.
Bien des gens se demandaient com¬ment il avait pu introduire Terry dans la guerre. Sa réponse est qu’il n’en fit rien. C’est la guerre qui vint sur Terry. Celui-ci était alors en Chine. La Chine était trop déchirée par la guerre pour qu’elle pût l’éviter, du moins en 1937, alors que le monde entier prétendait considérer l’agres¬sion japonaise contre la Mandchourie comme un simple « incident ». Caniff commença par montrer des troupes japonaises en les désignant comme les « envahisseurs ». A cette époque l’unité de Terry s’était op¬posée à la fourniture de l’opium par les Japonais aux Chinois sous le prétexte de secours aux jeunes en¬fants.
? On ne parlait pas de guerre, disait-il, mais il suffisait d’ouvrir les jour¬naux pour la reconstituer.
? Cette guerre devait servir à des suites prochaines. Je prévis une lutte terrible pour les Alliés et tout cela à intérêts perdus. C’est à cette épo¬que-là que les militaires commencè¬rent à se faufiler. Les filles n’aiment pas les militaires ? du moins ne les aimaient-elles pas à ce moment-là ?. Mais il suffisait de leur faire ad¬mettre quelques bons truismes tout faits. Pat, en tant que neutre, obtint de l’armée japonaise un laissez-passer pour parcourir le Japon à la recherche de quelque chose qu’il cherchait. Ses deux gardes du corps n’étaient pas des neutres, ce qui leur permit, la nuit, de faire sauter des locomotives et de semer la pagaïe.
? L’esprit de la bande commença à s’affirmer encore davantage à cette époque. Il ne pouvait en être autre¬ment avec un tel fond de tableau. Dès 1940, je dénonçai la collusion Japon-Nazi-ltalie, mais sans pouvoir donner des noms.
Caniff avait prédit l’agression du Japon contre les Etats-Unis, mais, quand elle se produisit, il n’était pas sur ses gardes. D’habitude, il évitait de donner des précisions géographi¬ques locales. A ce moment-là , tous ses personnages se trouvaient à Hong-Kong, tous lancés depuis des mois sur le sentier de la guerre. April Kane, l’amour de Terry, était partie de Hong-Kong sur un petit na¬vire. Et pan ! Ce fut la chute de Hong-Kong. Il était alors de sept se¬maines en avance sur son program¬me de publications. Il lui fallut des jours et des nuits de travail pendant des semaines pour ramener son équi¬pe dans une zone moins dangereuse. Mais pour cela, il dut abandonner April Kane qui demeurera donc dans la nuit des temps une innocente vic¬time.
? Je pense que le public aura bien compris, disait-il plutôt tristement. Ils savent bien qu’elle a été surprise comme tout le monde a été surpris. Pourtant, quand le temps vint pour Terry d’entrer dans la guerre, sa destinée était inévitable. Cela lui fut signifié par un jeune élève de l’Ecole normale :
? Notre classe a décidé que Terry devait entrer dans l’aviation. C’est ce qu’il fit.
Bien entendu, il ne pouvait être ques¬tion de faire revenir Terry de Chine pour le faire entrer dans une école d’aviation en temps de guerre. Au lieu de cela, il commença par s’en¬traîner avec les cadets de l’Ecole chinoise en Chine, en vertu d’un accord passé entre les deux pays alliés, lequel prévoyait que les cadets chinois s’entraîneraient dans les éco¬les américaines.
Vérifiez l’entraînement de Terry, jour par jour, semaine par semaine, et vous verrez que cela correspond très exactement, tout autant du moins que l’élément temps entre en ligne de compte, avec un cadet de l’avia¬tion dans ce pays. Même pendant l’entraînement, Terry ne se comporta pas comme un sujet exceptionnel. C’était un Américain moyen, suffi¬samment brillant, d’un type courant, avec cette seule singularité qu’il pou¬vait prononcer des mots étranges et qu’il avait appris les mathématiques sur les parois d’un camion en Chine. Vous pourriez vous intéresser aux promotions de Terry, par exemple ; le jour où il reçut sa commission d’of¬ficier aviateur dans l’armée des Etats-Unis. Vous pourriez remarquer de quelle façon Caniff écrivit cette ban¬de : la page en couleurs du 17 oc¬tobre 1943.
? C’est le fameux entretien entre Corkin et Terry, explique Caniff. Il fallait qu’ils se parlent d’homme à homme, d’ami à ami, mais pas com¬me un supérieur à une recrue. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il pourrait lui dire. Et voilà que la chose s’écrivit d’elle-même. Peut-être savez-vous ce qu’il en est : vous avez une idée en tête et vous ne savez comment la sortir. Laissez-la mijoter quelque part dans le fond de votre crâne et, tout à coup, elle sur¬gira de ses propres forces. Cela tourna au chef-d’Å“uvre dans les esprits des hommes de l’Armée, de ceux de la Presse et des lec¬teurs. Cela fut reproduit des milliers de fois dans un but moral. Caniff en fut-il content ? Bien sûr. Certes, il est modeste, mais c’est tout de même un homme. De plus, c’est un artiste consommé et il savait qu’il venait de produire une Å“uvre. Caniff reconnaît franchement qu’il dut beaucoup à ses lecteurs. Des tas de gens lui envoyèrent des dessins, des livres sur l’Orient, des coupures, des corrections. Il avait ses anten¬nes en tous lieux, tous volontaires, plus spécialement en Chine ou sur le Pacifique Sud. Le résultat est que chaque bande était dès lors poussée dans tous ses détails. Terry et ses pirates étaient admirablement docu¬mentés. C’est Taffy Tucker qui en fournit un exemple splendide. A la suite de l’en¬trée de celle-ci dans la bande, Caniff avait reçu une lettre du lieutenant Florence Hunter, une infirmière mili¬taire cantonnée à Fort Benning. Elle le remerciait d’avoir introduit une infirmière dans son équipe, ce qui était le cas de Taffy, infirmière mili¬taire. Elle lui demandait un auto¬graphe. Il lui répondit en lui deman¬dant si elle pouvait lui envoyer des renseignements sur le fond de décor d’une infirmière de la Croix-Rouge. Il y avait un an et demi de cela. Depuis lors, elle n’avait pas cessé de lui écrire. Elle le tenait au courant des changements d’uniforme, de ce que disaient les infirmières, de la façon dont elles s’exprimaient, de leur vie privée. Il y eut toute une lettre consacrée aux propos que les hommes tenaient aux infirmières et de ce qu’elles répondaient.
? Je ne l’ai jamais vue, disait Caniff avec admiration. Pour moi, c’est un nom et un matricule, mais son apport fut important !
Peu de temps avant, il avait intro¬duit dans son équipe un aumônier naval. Il le peignit peureux et pusilla¬nime parce que le public a vite fait de relever les invraisemblances mili¬taires. Mais il commit une erreur à cette occasion ; un aumônier militaire est sans cesse en route du haut en bas de la colonne, tandis que l’au¬mônier naval est confiné à une place donnée. Or, Caniff s’était trompé sur l’emplacement.
-J’ai reçu des tas de lettres là -dessus, dit-il. Elles provenaient d’au¬môniers parmi lesquels j’ai ainsi ap¬pris que j’avais beaucoup d’amis. La clientèle de Terry n’était pas li¬mitée à des correspondants civils. Il paraissait dans Stars and Stripes sous forme d’une publication spéciale. Et voilà qu’une série beau¬coup plus gaie que celle de Terry, Male Call (L’appel du mâle), récemment rééditée par les éditions Toth pa¬raît en bande hebdomadaire dans Stars and Stripes et tous les jour¬naux militaires. Mâle Call a apporté sa contribution à la guerre mais, bien avant Pearl Harbour, le gouverne¬ment faisait appel à Caniff. Son pre¬mier travail consista à illustrer un manuel de sabotage militaire pour le jour J, sur la manière de poser des bombes incendiaires, etc. Quand la guerre fut déclarée, il remplit une page entière d’illustrations destinées aux mesures à prendre en cas de raid aérien. Dans la suite, c’est lui qui illustra le Guide de poche du soldat en Chine.
? Une des plus importantes contribu¬tions de cet artiste qui, depuis 1934, rappelons-le, considérait la Chine comme une région retirée et mysté¬rieuse, dessina « Comment recon¬naître un Japonais ? » L’armée avait besoin d’une rapide description de l’étendue du Pacifique à l’usage des officiers de la Sécurité qui, sans avoir besoin de recourir à l’anthro¬pologie, devaient pouvoir, dans le moindre temps possible, déceler si un homme était un Japonais ennemi ou un Chinois allié. Caniff établit ce tableau en faisant ressortir les dif¬férences fondamentales entre les deux races. Cet ouvrage fut publié entièrement en couleurs par le Chi¬cago Tribune et 5 000 exemplaires de cette page furent distribués à l’ar¬mée. Il y en a encore quelque part (peut-être ?) dans le monde accroché aux murs.
Claude Moliterni
Je suis, comme Claude Moliterni, un nostalgique de cette période où les « auteurs » racontaient une histoire avec un début, un développement et une fin sans se regarder le nombril à l’excès.
En ces temps conceptuels où le moindre pet de lapin délivré sur une toile cirée est aussitôt hissé au rang d’art majeur, célébré immédiatement comme dogme intangible puis oublié encore plus vite, il est du devoir de l’homme sage de rétablir la vraie hiérarchie des valeurs. Et évoquer ces histoires lesquelles étaient au surplus, BIEN DESSINEES et non pas torchées avec le pied gauche.
Bien à vous,
Tartempion