« Scalped » T1, T2 et T5 par R. M. Guéra, Jason Aaron & co

Voici donc le dernier volet de la refonte du carré d’as Vertigo par Urban Comics. Après « 100 Bullets », « Fables » et « DMZ », c’est au tour de « Scalped » d’intégrer le giron de l’éditeur, et encore une fois on ne peut que s’en réjouir, car d’ores et déjà, avant même de (re)lire ces épisodes, on ne peut que constater la plus grande qualité d’impression de cette œuvre auparavant assez mal imprimée… C’est donc aussi l’occasion pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas encore ce superbe comic de le découvrir dans de bonnes conditions. L’une des meilleures séries Vertigo de ce début de 21ème siècle avec « DMZ ».

Avec la refonte du catalogue Vertigo chez Urban Comics, je continue donc cet exercice difficile de chroniquer des albums dont je crois avoir déjà tout dit dans de précédents articles… Pour vous reparler de « DMZ », j’avais moi-même fait une refonte d’anciennes chroniques que je réécrivis pour l’occasion, n’ayant pas envie d’en rajouter. En ce qui concerne « Scalped », vous pouvez toujours relire l’excellent article (oui, oh, ça va, hein…) que j’ai consacré aux deux premiers tomes de cette série en cliquant ici, mais je vais tout de même vous en toucher encore deux mots. Comme je l’ai fait remarquer dans l’introduction, il y a avant tout des choses à dire sur la forme éditoriale, avec cette belle réédition. Déjà, R. M. Guéra a réalisé de nouvelles couvertures pour cette réédition intégrale cartonnée française, ce qui nous réserve de belles surprises lorsque l’on voit par exemple la couverture du T2 qui est tout simplement sublime (j’aime moins la première). La bonne nouvelle inhérente à cela est que nous retrouvons heureusement les couvertures originales en pleine page à l’intérieur des albums. Ensuite, l’impression de ces albums est bien meilleure que celle de Panini qui avait laissé passer des planches mal imprimées où un « léger flou » s’avéra très préjudiciable au trait si ciselé de Guéra. Idem pour le rendu des couleurs, bien plus réussi ici : les noirs sont plus profonds, et leur belle opacité renforce le contraste visuel, ce qui n’est pas anodin pour pareille série où la noirceur n’est pas que scénaristique. Enfin, on retrouve les préfaces de grands auteurs comme Vaughan ou Ennis, et chaque album se clôt par un petit dossier traitant de la culture indienne.

 

Ultime petit rappel pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas encore cette série : un certain Dashiell Bad Horse revient dans la réserve indienne de Prairie Rose après 15 ans d’absence. Presque malgré lui, il va se retrouver confronté aux vieux démons de son passé qui vont lui sauter à la gueule sans lui laisser aucune issue personnelle possible. Coincé entre l’héritage de sa mère qui semble lui faire porter toute l’histoire des Indiens sur ses épaules au-delà de leur histoire personnelle compliquée, son amour impossible avec la sulfureuse Carol – prisonnière d’un époux qui n’est pas fait pour elle –, et Red Crow (ancien compagnon de sa mère et chef de la réserve qui bâtit un empire basé sur le jeu, l’alcool et la prostitution pour asseoir son autorité) qui l’emploie en tant que shérif, il y a de quoi perdre son sang-froid… Vous savez ce que c’est, quand on mise sur le mauvais cheval, les ennuis commencent. Et les ennuis, ils vont pleuvoir, car le mauvais canasson est plutôt du genre retors. Au fur et à mesure que les événements se mettent en place, Dashiell comprend qu’il est manipulé – peut-être de toutes parts – et que quoi qu’il fasse il se retrouvera coincé de manière définitive à un moment ou un autre ; ce n’est qu’une question de temps, pas de choix. Comme je l’avais déjà fait remarquer, le génie d’Aaron (au-delà de son exceptionnel travail de recherches documentaires sur la vie des Indiens aujourd’hui) réside dans l’alchimie parfaite qu’il a instaurée entre faits historiques et sociologiques témoignant au plus près de la dramatique condition de vie actuelle de la race indienne aux États-Unis, le polar le plus sombre, digne des meilleurs récits noirs de la littérature américaine, et la fiction intimiste qui insuffle une énorme dimension humaine à l’ensemble. Aaron a réussi à ne pas s’enfermer dans un genre ni dans des archétypes trop prononcés, mais au contraire à ouvrir le récit à des facettes articulées dans un équilibre et une intelligence de propos et d’émotions qui énervent tellement tout ça est bien foutu.

 

Cela faisait même longtemps qu’on n’avait pas lu un comic aussi culotté et cru, nous parlant de l’humain ainsi. Poussés dans leurs derniers retranchements, les personnages semblent acculés au désespoir de vivre, incapables de changer réellement le cours des choses malgré tous leurs efforts. Chaque « victoire » leur revient à la gueule, comme un boomerang poisseux. Chaque nouvel acte transpire la trahison et les répercussions à double tranchant. Avec le personnage de Dashiell Bad Horse, Aaron revient aux fondements de l’anti-héros du roman noir de l’Âge d’Or, exprimant puissamment ce que ressent un homme aussi paumé que déterminé, devant survivre au milieu des loups et amoureux de la mauvaise personne. Dans « Scalped », la violence est partout. Elle explose dès les premières planches, rendant compte immédiatement de la nature des rapports entre les habitants de la réserve. Usant d’un langage brutal et cru, allant parfois jusqu’à l’overdose d’insultes scandées comme des tirs d’armes, Aaron ose aller jusqu’au bout de son idée, ne se refusant aucune outrance à partir du moment où elle rend compte de la brutalité du quotidien de cette peuplade jadis souveraine en ses terres… et maintenant recluse dans des zoos humains à ciel ouvert. Au-delà de la fiction en elle-même, Aaron nous parle de l’humiliation et de la blessure assassine que ressent le peuple indien. Et au-delà de ce constat ethnosociologique spécifique, il nous parle bien – plus globalement – de nos destinées humaines soumises à la manipulation des êtres les plus vils. Alors que les protagonistes s’enfoncent tous dans ce qu’il y a de plus noir en eux, l’ensemble de l’œuvre est hanté par un sursaut de vie énorme, espéré, écrasé, rêvé, piétiné. La soif d’amour, le besoin d’exister, autant de fondamentaux de vie décapités par la peur et la soumission. Et puisqu’Aaron a clairement décidé de ne faire aucune concession, rien ne sera épargné au lecteur, devenant spectateur de ce qu’il y a de plus dégueulasse, de plus médiocre et de plus désespéré chez l’être humain.

 

Bien sûr, il faut parler aussi de Guéra. Monsieur Rajko Milosevic Guéra, s’il vous plaît. Je ne suis pas peu fier d’avoir été celui qui a fait découvrir « Scalped » à Jean-Pierre Dionnet, qui après avoir lu les trois premiers albums de la série que je lui avais prêtés, après être tombé d’accord sur l’extrême qualité du scénario d’Aaron, partagea mon enthousiasme pour le travail exceptionnel de ce dessinateur serbe sur cette série (notamment l’arc « Dead Mothers » qui constitue pour moi un sommet de son art). Oui, Guéra est un p… de dessinateur. Ce qu’il donne de lui à Aaron pour cette série est tout simplement prodigieux, son style acquérant des qualités graphiques de plus en plus belles et efficaces. C’est fou, comme il parvient à une telle puissance d’évocation en ne dessinant presque rien tout en dessinant tout, capable de la plus grande force et de la plus belle des souplesses dans le même trait. Il installe les zones d’ombres avec une acuité époustouflante, faisant preuve d’une justesse terrible dans les attitudes et les expressions, sachant révéler une émotion complexe en un seul trait. Son découpage et ses cadrages sont parfaitement en adéquation avec le scénario, alternant dynamique folle et temps arrêté. Enfin, l’ensemble de la mise en couleurs – assez subtile pour ne pas surenchérir mais accompagnant plutôt les situations pour en exprimer les nuances cachées – collent elles aussi totalement au propos. Quand le scénario, les dessins et les couleurs arrivent à un tel niveau d’osmose et de talent, il ne faut pas s’étonner alors de recevoir autant de louanges…

 

À l’instar de leurs autres rééditions Vertigo, Urban Comics propose parallèlement aux nouveaux volumes d’intégrale la suite en albums souples des volumes parus précédemment chez Panini, ce qui explique la sortie simultanée des tomes 1, 2 et 5. Quant à moi, je chroniquerai plus précisément chaque album de l’intégrale Urban dès le « nouveau » T5, vous reparlant de cette œuvre de manière plus thématique lors de la sortie des prochains tomes 3 et 4. Euh… C’est assez clair ? Quoi qu’il en soit, si vous avez envie de lire un polar qui n’en est pas un, de plonger dans un récit qui va vous exploser à la tronche sans vous offrir de répit, de suivre la destinée de personnages tout sauf stéréotypés et de vibrer sur une histoire aussi forte que cruelle, alors jetez-vous sur « Scalped ». Ce n’est pas si souvent qu’on peut lire du harboiled aussi sensible, et qu’un comic prenne autant le lecteurs aux tripes, le triturant là où ça fait mal tout en le jetant dans des émotions très profondes. Il y a dans « Scalped » de quoi révolter n’importe quel individu digne de ce nom. Ça tranche, ça coupe, comme son titre. Vous avez compris, ou faut que j’vienne vous l’dire en face, bande de visages pâles ?

 

Cecil McKINLEY

« Scalped » T1 (« Pays indien ») par R. M. Guéra et Jason Aaron Éditions Urban Comics (14,00€) – ISBN : 978-2-3657-7035-4

« Scalped » T2 (« Casino Boogie ») par R. M. Guéra et Jason Aaron Éditions Urban Comics (15,00€) – ISBN : 978-2-3657-7036-1

« Scalped » T5 (« La Vallée de la solitude ») par R. M. Guéra, Davide Furnò, Francesco Francavilla et Jason Aaron Éditions Urban Comics (13,00€) – ISBN : 978-2-3657-7034-7

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