Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...COMIC BOOK HEBDO n°31 (22/06/2008).
Cette semaine, une interview de Dave McKean, rien que ça !!! La galerie BDartist(e), au 55 de la rue Condorcet dans le 9ème arrondissement de Paris, organise une exposition Dave McKean du 24 juin au 13 septembre 2008. Un rendez-vous à ne louper sous aucun prétexte ! Ce 24 juin aura donc lieu le vernissage de cette exposition, avec à la clef deux livres, « Squink » et « Postcard from Paris », co-édités par BDartist(e) et Allen Spiegel Fine Arts. Pour cet événement, j’ai eu l’extrême honneur de pouvoir interviewer cet artiste aussi humble que génial…
McKinley : Bonjour Dave McKean, je suis vraiment très heureux de vous interviewer pour BDzoom, car vous êtes vraiment l’un des très grands auteurs contemporains de bande dessinée et nous sommes beaucoup à admirer votre travail. En tout premier lieu, j’aimerais savoir d’où vient le projet de Squink…
McKean : Pour l’instant, c’est juste une somme de dessins… Je dessine de plus en plus, essayant d’être à l’aise avec le dessin, car en fait je ne me suis jamais réellement senti à l’aise avec ce médium. Cela a toujours été une sorte de challenge pour moi, jusqu’à quelques années de cela. Tous ces dessins que j’ai accumulés, j’ai pensé que cette exposition serait une bonne occasion de les montrer.
McKinley : Pourriez-vous me donner le vrai sens de « squink » ?
McKean : C’est un mélange de « squid » (calamar) et de « ink » (encre), donc : « squink »…
McKinley : Quand on observe votre travail, on remarque l’utilisation de multiples médiums (dessin, informatique, peinture, collage, modelage, etc…). Que représente pour vous ce retour à l’utilisation première de l’encre ?
McKean : Je n’ai jamais vraiment abandonné l’encre, j’ai toujours aimé m’asseoir devant ma table à dessin avec mon encre, mon papier. Sans gros budget ni grosse équipe, ni pression ou technologie : juste un transfert direct de l’idée sur le papier. C’est la méthode de communication la plus simple et la plus directe. Je n’ai jamais vraiment arrêté de dessiner, mais il semblerait que j’y prenne de plus en plus de plaisir, depuis quelque temps. Et puis quand je travaille sur mes films avec beaucoup de personnes, c’est très difficile de retrouver ce que j’avais à l’esprit dans le résultat final. Et donc… c’est agréable de rentrer à la maison et de faire de simples dessins !
McKinley : Est-ce la technique qui vous permet d’exprimer les choses les plus personnelles ?
McKean : Peut-être, en tout cas c’est un moyen de communiquer ses idées de manière plus personnelle. Le travail me semble toujours le même, qu’il s’agisse d’un film, d’une photo, ou de dessins ; il est juste plus facile pour moi de communiquer toutes choses à travers le dessin.
McKinley : Sur la couverture de votre album, il y a donc un calamar. C’est un symbole qui représente bien votre art, je trouve : par les multiples tentacules de l’animal sont représentées les différentes facettes et techniques de votre art.
McKean : Oui, c’est vrai, et l’autre jour j’ai réalisé que j’avais toutes ces piles de dessins, certains faits sans aucune raison, d’autres pour de petits livres de voyage, d’autres encore pour un projet de nouveau livre avec Neil Gaiman (et aussi avec Bradbury) : j’ai énormément dessiné ces derniers temps.
McKinley : L’autre ouvrage qui sera bientôt publié et que vous êtes venu réaliser à Paris aujourd’hui, c’est Postcard from Paris, une sorte de carnet de voyage libre au sein d’une ville. Vous êtes déjà allé faire la même chose à Vienne, ou Barcelone : est-ce un projet autour de l’Europe, ou plutôt quelque chose d’impulsif, d’instantané, sans continuité ?
McKean : Non, c’est vraiment quelque chose fait sur le moment, mais qui pourrait avoir d’autres suites : je vais à Buenos Aires en novembre, et il se pourrait que j’en fasse un à ce moment-là , peut-être. Il s’agit de villes en général, c’est vraiment sur des moments d’inspiration impulsive, il n’y a pas de grand dessein. Ce n’est pas un projet en dix volumes, ou quelque chose comme ça, mais j’aime vraiment faire des carnets de voyage, j’ai appris beaucoup en en faisant. Cela a commencé lors d’un voyage avec ma famille, en Indiana. Nous avions tous des petits carnets de croquis, et quelque chose de fantastique est arrivé, car mes enfants se souviennent de tous les détails de ce voyage : en effet, quand vous dessinez, vous faites attention à tous les détails, beaucoup plus qu’en prenant des photos ou en regardant simplement autour de vous. Ils sont tous revenus avec ces petits instantanés de ce voyage…
McKinley : Ces carnets de voyage sont-ils dans le genre de celui de Delacroix, ou bien dans un genre différent, plus particulier ?
McKean : Si je veux dessiner quelque chose, c’est dur d’être tout le temps à la maison pour le faire, à la fin on se retrouve à ne rien dessiner du tout. C’est paralysant, parfois, de regarder cette feuille de papier blanc pendant longtemps et de ne rien dessiner du tout. Par contre, s’il y a une sorte de cadre, comme une ville, et que vous êtes dans cette ville pour un moment, cela donne une structure avec laquelle je peux travailler. À part cela, je dessine vraiment ce qui vient, durant ces voyages, sans réfléchir. Ce ne sont pas des guides sur ces villes, ils ne sont pas remplis de sites connus comme la Tour Eiffel ou les Champs-Élysées, ce sont des dessins qui représentent des moments de mon séjour, que ce soit un bâtiment ou une personne, mais certains correspondent peut-être à certains films se déroulant à Paris, ou à des expositions que j’aie vues ici, ou encore à des idées sorties de l’imaginaire : je n’ai aucune règle, aucun plan préétabli, je vais juste vers des sites qui me semblent intéressants. Je me balade sans faire de repérages. Je marche beaucoup, sans but, et je découvre parfois des choses au cours du parcours.
McKinley : Y a-t-il d’autres villes qui vous intéressent ?
McKean : Oui, beaucoup… Certaines où je me suis déjà rendu, comme Venise, Edimbourg, Tokyo (qui est vraiment incroyable), il y a beaucoup de villes, beaucoup de potentiels. J’adore la Norvège et l’Islande. Et aussi beaucoup d’endroits où je ne suis jamais allé…
McKinley : Vous réalisez des images assez complexes ou au contraire très simples. Avec Squink et Postcard from Paris, j’ai l’impression que vous retournez à une sorte de réalité très simple. Avez-vous besoin de cela en ce moment, ou bien pensez-vous que cela correspond à une période spécifique dans votre évolution artistique ?
McKean : Je pense que j’ai utilisé ces livres pour réapprendre à dessiner, en ce sens où tout s’en retrouve simplifié. Je regarde et vais à l’essence des choses. Si une illustration contient beaucoup de collages, de peinture, de différentes techniques, elle peut avoir une certaine profondeur, mais souvent juste en surface. Ce sont juste des textures. Par contre, ces dessins sont plutôt la somme de vingt ans à essayer de dessiner, et, quand c’est possible, ils sont très simples et profonds : juste des dessins au trait. J’ai le sentiment que c’est la somme de tout ce que j’ai acquis jusqu’à aujourd’hui. Mais c’est vrai que je fais d’autres choses aussi, dont certaines sont très compliquées, avec beaucoup d’imagerie informatique, collages, éléments dessinés, photos, etc…
McKinley : À ce propos, c’est toujours assez confondant de voir que malgré un gros travail informatique sur certaines de vos créations, vos images ne rendent jamais une impression de froideur, au contraire, c’est chaud, plein de sensations profondes, exprimant bien les passages qui existent dans vos Å“uvres. Je crois que votre art est un art de la conscience tout autant que de l’inconscient, entre la réalité et les rêves, et d’autres types de perceptions de la réalité, comme le fantastique.
McKean : C’est vraiment cela, mon domaine : le fantastique. J’aime aussi les histoires dramatiques réelles, mais je ne pense pas pouvoir les réaliser et il y a beaucoup d’autres personnes qui font ça très bien. Par ailleurs, il y a des histoires fantastiques avec des fées, des gobelins, des elfes ; tous ces genres de choses sont très divertissants mais ne m’intéressent pas trop. J’aime plutôt me trouver entre ces deux mondes : la réalité et le fantastique). À ce propos, je pense que la société humaine évolue elle aussi entre ces deux mondes. Pour être plus précis, ce moment que nous partageons durant cette interview est réel, nous sommes maintenant dans la réalité, mais les rêves que nous avons eus ce matin et les souvenirs que nous aurons de ce moment seront différents. Ce que nous pensons faire plus tard dans la journée n’est pas encore arrivé, donc ce n’est pas vraiment réel encore, pareil pour le passé. Donc notre interprétation de la réalité, des villes, de la lumière, veut dire qu’il n’y a pas vraiment de réalité objective. Nous sommes en quelque sorte coincés dans le présent, dans une continuité de rêves, c’est un peu ce que j’essaye d’exprimer dans mon travail.
McKinley : Comme Neil Gaiman, vous êtes intéressé par de multiples sortes d’expressions artistiques. Quel est celui que vous préférez utiliser pour exprimer votre art ?
McKean : Aucun, tous me semblent pertinents. Et aussi j’aime apprendre de nouvelles choses. Je suis très heureux de ne pas savoir faire quelque chose et d’apprendre à le faire. Mais je n’aime pas que l’on me dise comment faire, j’aime apprendre par moi-même, à mon propre rythme, donc le processus d’apprentissage est assez long pour moi, cela m’emmène plus profondément sans doute dans cet apprentissage, au détriment du temps. D’ailleurs, le film est toujours difficile pour, moi, complexe, mais je préfère me débattre dans cet apprentissage plutôt que d’aller dans un cours ou une école de cinéma ; d’ailleurs Neil a le même sentiment à ce sujet. Nous prenons plaisir à faire ces choses variées… Par ailleurs, je réalise maintenant que de revenir au dessin après une longue période de cinéma a tendance à renforcer mes dessins.
McKinley : On peut dire que toutes ces pratiques sont complémentaires…
McKean : Oui, complètement.
McKinley : Eh bien écoutez, cher Dave McKean, merci beaucoup d’avoir pris de votre précieux temps pour répondre à mes humbles questions. Je suis content, l’année dernière j’ai interviewé Neil Gaiman : pour moi, là , c’est carrément un jubilé !!!
(rires)
Propos recueillis à la galerie BDartist(e) le 31 mai 2008.