« Soraïa » par Renaud De Heyn

Direction le Maroc, non pas pour les plages d’Agadir ou la place Jemaa El Fna de Marrakech, mais pour les montagnes du nord, à l’automne, dans cette région du Rif où l’on plante – illégalement évidemment – du kif, autrement dit le cannabis, sous l’œil complice de la police locale qui marchande son aveuglement. C’est dans cette région que vivent Soraïa et son frère Mehdi, ou plutôt que vivaient car Soraïa vient d’être vendue à des bourgeois de Tétouan pour qu’elle y soit mieux nourrie, habillée et même scolarisée…

C’est en tout cas ce que prétend le père, montagnard pauvre, à Mehdi qui découvre brutalement le départ de sa sœur. Medhi n’est pas si naïf et sait que, là-bas, la petite sœur sera exploitée, peut-être pire. Il n’a pas tort. Non seulement Soraïa n’ira pas à l’école, mais elle servira de bonniche maltraitée et bientôt violée par le bon père de famille musulman. Mehdi ne peut se résoudre à abandonner ainsi sa jeune sœur et décide d’aller la rechercher, à Tétouan, ville qu’il ne connaît pas. Le chemin sera fait de rencontres qui sont elles-mêmes des images du Maroc contemporain : la  corruption des juges et de la police qui couvrent aussi les passeurs et l’immigration clandestine, l’intégrisme musulman qui cherche à profiter du désarroi de jeunes comme Medhi pour en faire des fous de Dieu… images heureusement compensées par la présence d’un berger intègre. Pendant ce temps, Soraïa, battue, humiliée, n’a plus aucun recours…

Ce récit concocté par De Heyn, qui a déjà signé « La Route du Kif » pour la revue XXI  (n° 14, en 2011), montre que l’exploitation enfantine est à l’œuvre à l’intérieur même du pays, que les riches y déshonorent sans vergogne les enfants délaissés et que la société marocaine est ainsi entachée par des inégalités sociales d’un autre âge. A travers ce récit émouvant, quelquefois éprouvant, le Maroc laisse entrevoir ses fêlures ancestrales et sa faillite sociétale, notamment pour un pays qui a, comme il est précisé en postface, ratifié la Convention internationale des droits de l’enfant, postface qui rappelle « l’actualité » dramatique de ces jeunes adolescentes, « petites bonnes » vouées à un esclavage honteux et quelquefois mortel.

 

Précisons que le dessin d’Arnaud De Heyn est de ceux qui désorientent. Son crayonné plus ou moins brouillonné est rehaussé de couleurs en taches ou traces, une réalisation brute, sauvage presque, qui porte pourtant bien l’univers brutal mis en scène. De Heyn a déjà signé pour Casterman « Vent debout », adaptation en bande dessinée du roman de Joseph Conrad « Le Nègre du Narcisse », un récit qui explore la palette des réactions de l’équipage face aux événements et fait ressortir, alors que se succèdent les péripéties parfois dramatiques du voyage (tempêtes, famine, maladie, mutinerie…), la promiscuité et la dureté des conditions d’existence des marins à bord des derniers grands voiliers, à la fin du XIXe siècle.

Alors, bon voyage…

Didier QUELLA-GUYOT  ([L@BD->http://www.labd.cndp.fr/] et sur Facebook)

http://bdzoom.com/author/didierqg/

« Soraïa » par Renaud De Heyn

Éditions Casterman (18 €) – ISBN : 978-2-203-04068-7

Pour information, le Maroc n’est pas totalement à l’heure de la bande dessinée, ce que  déplore ici-même un journaliste à l’occasion de l’ouverture ces jours-ci du festival de Casablanca.

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