« Jours tranquilles à Venise » par Paolo Bacilieri

Au sein d’une surproduction à double tranchant où le meilleur comme le pire peut débouler en masse, rares sont les albums qui réussissent néanmoins à nous étonner réellement. De nombreuses et belles surprises continuent de paraître, heureusement, mais très peu nous laissent vraiment sur le carreau après les avoir lues. C’est pourtant le cas avec ce très déjanté « Jours tranquilles à Venise » qui aurait pu s’intituler « Tout part en vrille » tellement cette œuvre totalement barrée s’affranchit des codes pour nous prendre à la gorge et nous déranger comme il se doit. Véritable laboratoire et lieu de toutes les libertés, la lecture de cet album laisse des marques.

De prime abord, lorsque j’ai feuilleté cet album pour la première fois, je n’ai pas du tout été emballé, un peu gêné par un style de dessin trop éloigné de ce que ma rétine aime explorer. Il y avait un côté « sale » dans le graphisme (adjectif pas du tout péjoratif, dont on peut user en parlant de Vuillemin, par exemple) qui me dérangeait et ne me touchait pas. Et puis j’ai fini par le lire, et, petit à petit, j’ai senti inconsciemment au fil des pages que quelque chose se passait, qu’une sorte de fascination, d’admiration, germait en moi ; un sentiment qui s’avéra exponentiel au fur et à mesure où j’avançais dans le récit, au point que je finis l’album en étant complètement addict et estomaqué par la puissance de cette œuvre. Il venait de se passer quelque chose. Car en y regardant de plus près, « Jours tranquilles à Venise » est bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier survol. Certes – et c’est bien sûr un choix artistique totalement volontaire et assumé – il y a une sorte d’esthétique malsaine qui traverse l’œuvre, par des exagérations physiques, des déformations et des outrances qui questionnent notre sens du beau. Mais cette création est tout sauf unilatérale, et elle trouve justement son point d’équilibre entre plusieurs intentions graphiques se mêlant ou se complétant dans des points de rencontres improbables et parfois opposés. Le résultat est bluffant…

 

Plusieurs facettes graphiques traversent cette œuvre. La plus évidente reste la touche underground qui s’exprime jusque dans la typographie des bulles, insérant dessin crade et icones décalées venant du monde des cartoons, ou bien engendrant des espaces plus ou moins abstraits où typographie et graphisme pur génèrent à eux seuls la structure visuelle des cases et de la planche. La deuxième – qui contrebalance parfaitement la première jusqu’à devenir son complément antinomique – se situe dans la plus grande tradition classique du dessin issu de la Renaissance italienne : entre deux images déglinguées apparaissent régulièrement des visages, des torses, des corps nus dont on sent qu’ils sont les lointains héritiers des études anatomiques de Raphael ou de Vinci, avec ce même souci du modelé académique comme outil d’accession à la grâce et à la justesse de la représentation du corps humain. Très étrangement, ces « insertions » classiques au beau milieu d’un foutoir graphique néanmoins très élaboré s’intègrent parfaitement à l’ensemble, lui apportant une subtilité très incarnée (il en va de même pour certains éléments comme ce bouquet de fleurs s’épanouissant dans un vase, traité de manière réaliste et détaillée). Troisième élément stylistique qu’on pourrait rapprocher du précédent (mais qui est une entité en soi) : le dessin architectural. Avec une belle précision de trait et un souci de réalisme total, Bacilieri a une approche des bâtiments vénitiens presque naturaliste, dessins faits en extérieurs et sublimés par leur finalisaition en atelier.

 

On trouve aussi une phase graphique qui revient par intermittence tout au long du récit, plus contrastée dans le style et subissant des déformations par mouvements à la photocopieuse. Des séquences cinématographiques qui rappellent les romans-photos, à la fois simplissimes et très obscurs… Ce mélange des genres aurait pu engendrer une incohérence globale, mais, miracle, c’est exactement le contraire qui arrive : ces dichotomies visuelles finissent par créer quelque chose d’autre, un espace narratif nouveau, un carrefour des genres qui prend justement corps par styles entrechoqués. Et c’est fascinant. La fin de l’album, course muette dans les rues de Venise, est une véritable déclaration d’amour à l’architecture et aux lumières de la cité des Doges. Magnifique.

 

Le fond, lui, est tout aussi grave que la forme. Zeno, Piero, Cristiano et Leone sont quatre amis complètement désœuvrés, ne recherchant que le plaisir immédiat dans tout et souvent n’importe quoi. Alcool, sexe, drogue, foot, le programme est bien rôdé dans son habitude, et ces jeunes gens n’en ont rien à foutre de rien. Mais – et c’est là où Bacilieri nous épate – cette échappée sauvage qui aurait pu n’être qu’une suite de clichés attendus sur ce genre de thème va d’un seul coup basculer dans autre chose, un espace flou de délires politico-oniriques en roue libre enclenché par l’ivrognerie de Leone qui va commencer à déclamer du Luigi Einaudi (ancien Président de la République italien à la charnière des années 50, et économiste renommé). Un appel à l’insurrection prenant comme socle une parole financière se transformant peu à peu en poème libre pamphlétaire. Et tout dérape. Dès lors, nos « héros » n’ont plus prise sur rien, et ce sera à l’auteur même de prendre le relais pour mener l’album à son terme, ses personnages ayant cassé le jouet dans leur fureur inconsciente.

 

Au-delà du passionnant laboratoire graphique que constitue cette œuvre, il y a aussi un talent de découpage et de structure narrative croisée qui laisse baba d’admiration, que ce soit dans l’ordre et l’évolution du propos ou bien la science avec laquelle Bacilieri met ses différentes facettes narratives en écho. Ce qui aurait pu passer pour une pantalonnade devient soudain un lieu d’expression d’une redoutable complexité, nous noyant dans son propre délire tout en nous faisant éclater certaines évidences en plein visage.

 

En conclusion, si vous avez envie de voyager très loin dans des synapses tout sauf étanches, si vous avez envie de jouir à nouveau d’une vraie folie graphique, alors jetez-vous comme des chiens de l’enfer sur cet album qui a de plus bénéficié de la traduction de Silvina Pratt – un choix qui s’imposait pour retranscrire au mieux des dialogues très marqués par leur nature italienne tarabiscotée. Bravissimo ! E viva la rivoluzione dei neuroni grazie alla follia creatrice !

 

Cecil McKINLEY

« Jours tranquilles à Venise » par Paolo Bacilieri Éditions Mosquito (15,00€) – ISBN : 978-2-3528-3073-3

Galerie

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