Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Strangers in Paradise » T6 & T7 par Terry Moore
Cette semaine sont sortis les tomes 6 et 7 de « Strangers in Paradise » aux éditions Kymera. Cette double sortie est un petit événement, puisque Kymera (qui avait repris la série au tome 8 après les éditions antérieures du Téméraire et de Bulle Dog) avait récemment entrepris de rééditer les premiers volumes épuisés afin de donner la possibilité aux lecteurs de lire enfin l’intégralité de cette Å“uvre superbe. Voilà qui est donc chose faite, Kymera nous proposant maintenant les 15 premiers tomes de la série, en attendant le tome 16 qui sortira en avril 2012… Bravo!
« Strangers in Paradise » T6 (« Les Années lycée »)
Les fidèles de cette chronique savent combien j’aime cette série et défends son éditeur, à juste titre. Vous trouverez dans mes articles précédents des kyrielles d’épithètes flatteurs et enthousiastes sur « Strangers in Paradise », et ce n’est pas prêt de changer ! Avec la sortie de ces tomes 6 et 7, c’est le dernier aller-et-retour que nous faisons dans le passé de la série, une série qui elle-même manie le flash back et les mouvements temporels avec acuité tout au long de sa narration irréprochable (vous voyez ? dès que je parle de cette Å“uvre, je ne peux m’empêcher d’adjectiver passionnément, au risque d’en agacer certains…). Ce tome 6 est un excellent exemple de la manière dont Terry Moore aborde la structure de cette Å“uvre fleuve, nous embarquant dans des tranches de vie passées, présentes et futures pour reconstituer le puzzle de l’histoire – une histoire à tiroirs – à sa façon, distillant les informations avec une grande science scénaristique.
Ici, nous retournerons dans le passé pour voir comment Francine et Katchoose sont rencontrées, et comment leur amitié est née. Puis, alors que nos deux amies vivent ensemble, l’histoire dérape (comme ça lui arrive souvent) dans le fantasme, avec une parodie de « Xena la guerrière » que même ceux qui comme moi n’aiment pas cette série TV trouveront drôle et réjouissante. Enfin, nous irons dans le futur pour voir comment Francine et Katchoo vont se retrouver après dix années de silence. Car le mariage de Francine bat franchement de l’aile, et celle-ci n’a pas oublié Katchoo, loin de là , se sentant « incomplète » sans elle… Une blessure d’amour indélébile…
Toute la partie des « années lycée » où vont se rencontrer Francine et Katchoo est abordée sous le sceau de l’humour, même si l’émotion n’est jamais loin. Hommage à Jerry Lewis qui incarne un professeur un peu spécial, prémisses des obsessions sexuelles de Freddie Femur (déjà bien grave à l’époque…), légèreté de l’amour naissant entre Francine et Katchoo où le rire est important, ou bien portrait caustique des parents de Francine qui – sous leurs dehors de gentillesse et d’attentions – croulent sous les dysfonctionnements comportementaux, l’infidélité et la possessivité… Dans son exploration de la genèse amoureuse de nos deux amies, Terry Moore fait preuve d’une belle sensibilité et d’une grande justesse de ton, comme d’habitude.
Une qualité qui prend toute son ampleur dans l’épisode ô combien douloureux et intense qui nous projette dans le futur des deux héroïnes. Francine est mariée et a un enfant. Elle ne s’y retrouve plus du tout dans sa vie. Elle ne sait plus quoi faire, comment respirer, au sein de sa nouvelle existence, à la fois épouse et mère, mais semblant souffrir d’un manque qui la déchire et l’empêchera d’être heureuse tant que les choses ne se seront pas remises en place… Mais est-elle réellement capable de remettre de l’ordre dans sa vie, d’assumer ses envies et ses besoins les plus fondamentaux et existentiels afin d’être ce qu’elle est ? Voilà dix ans qu’elle n’a pas revu ou parlé à Katchoo, et cette faille ne cesse de prendre de l’importance, jusqu’à la submerger dans la dépression.
Ne comptez pas sur moi pour vous dévoiler comment les deux amies vont se retrouver, vous le saurez en lisant cet album qui ne déroge pas à l’extrême qualité que Moore a insufflée à sa série maîtresse. On rit, on pleure, on s’émeut, on réfléchit, on est irrémédiablement touché par l’humanité bouleversante qui se dégage de cette belle, de cette grande œuvre. Rarement un auteur aura su disséquer avec autant d’intelligence et de talent ce qui constitue les fibres les plus profondes de notre être, qui plus est avec autant d’humilité.
« Strangers in Paradise » T7 (« Sanctuaire »)
L’histoire de « Sanctuaire » se situe dans l’exacte continuité du tome précédent, s’ouvrant sur le futur de Francine et Katchoo au moment où celles-ci se retrouvent après dix ans d’abstinence relationnelle. Un moment très émotionnel, vous vous en doutez… Les deux femmes ont vieilli, chacune a fini par suivre son chemin, un chemin qui malgré tout semble ne pas être celui qu’elles auraient espéré. De très jolies planches où Moore met tout en Å“uvre pour donner toute la dimension humaine d’un pareil moment, exprimant plusieurs strates de pensées, de sentiments, en un seul et même espace narratif et graphique. C’est très beau, et ne verse jamais dans le mélo…
De cette introduction où les retrouvailles nous sont pudiquement exposées découlent une nouvelle fois les souvenirs, et le passé qui semble tout révéler. Jusqu’à la fin de l’album, Terry Moore revient sur les raisons de la rupture entre Francine et Katchoo, comment elles ont fini par se séparer « malgré elles », à cause des débordements de chacune – Katchoo en tête. Mais ce n’est pas qu’un flash back centré sur le couple ; il y est aussi question de la dimension artistique de Katchoo, de la vie de David, de la psychologie de Casey et de la non-psychologie de Freddie, ainsi que d’autres évènements qui cernent la globalité du contexte dans lequel se meut tout ce petit monde… On oscille toujours entre humour et émotion, et les personnages sont toujours traités avec beaucoup de talent. C’est tout le kaléidoscope de la vie, que nous retrouvons encore dans ces pages, sans jugement mais avec une vraie implication de l’auteur dans la vie de ses personnages.
Au-delà des « simples » faits de vie, la série explore des sujets aussi vrais qu’intéressants. Ainsi, il sera par exemple question du droit du modèle à accepter ou non qu’on expose une Å“uvre pour laquelle il a posé, assumant ou non d’être exhibé aux yeux du public. Francine – si elle a accepté de poser pour Katchoo – n’assume pas pour autant le fait que les tableaux pour lesquels elle a servi de modèle soient exposés à la première exposition d’importance de son amie, elle qui a tant de mal à accepter son corps, n’ayant pas conscience de sa beauté (la refusant?). De ce paramètre, Moore tire aussi une réflexion sur l’acceptation de soi, mais surtout sur l’interprétation du regard de l’autre sur soi, sur l’idéalisation que l’on peut faire de la personne qu’on aime, et du double-tranchant de l’admiration amoureuse…
Derrière la superbe couverture de ce volume 7 (qui rend hommage aux images Art Nouveau d’Alphonse Mucha avec impertinence et malgré tout respect) se cache donc une nouvelle et belle tranche de vie de nos deux héroïnes, ainsi que de leur entourage dont on constatera encore une fois qu’il est tout sauf anodin, influençant de manière plus ou moins heureuse le destin de Francine et Katchoo. C’est toujours aussi beau et passionnant, et l’on dévore l’ouvrage avec grande excitation et beaucoup de tendresse émue. Pour autant, que ceux qui craindraient encore que « Strangers in Paradise » ne soit qu’une histoire à l’eau de rose lesbienne se reprennent une bonne fois pour toutes : cette œuvre va bien au-delà de ça, et avec quel talent !
Vous trouverez dans ces tomes 6 et 7 tout ce qui fait de Terry Moore un auteur et un artiste exemplaire, ne cessant de mélanger les narrations possibles d’un récit pour transformer son Å“uvre en cosmogonie sensible. Dessins, textes, paroles, musique, poème, bande dessinée… le bel éventail est là , n’en doutez point. I love it so…
Cecil McKINLEY
« Strangers in Paradise » T6 (« Les Années lycée ») par Terry Moore Éditions Kymera (15,00€) – ISBN : 978-2-916527-17-8
« Strangers in Paradise » T7 (« Sanctuaire ») par Terry Moore Éditions Kymera (15,00€) – ISBN : 978-2-916527-18-5