Tintin for ever

A la fin de l’année dernière, les éditions Hachette ont publié coup sur coup deux ouvrages sur Tintin qui, malgré des méthodes, des objectifs et des ambitions totalement distinctes, permettent de jeter un regard croisé sur l’œuvre d’Hergé.

De l’un, on note l’approche très littéraire, de l’autre on retiendra un style léger qui cache une érudition monumentale. Dans tous les cas, la saga de Tintin révèle, sous l’analyse brillante de nos deux auteurs, sont incroyable richesse.

 

 

 

Tintin et le secret de la littérature, Tom Mc Carthy, Hachette littérature, 22 euros

 

 

 

Si le critique de bd procédait comme son collègue de roman, probablement aurait-il expédié en deux phrases bien senties le livre McCarthy, tant ce dernier rate le morceau de choix que doit constituer l’introduction de tout ouvrage (surtout à l’époque des lectures hâtives de notre XXIe siècle), entre les à-peu-près historiques (pour l’exemple : il y a une bd avant Dirk ! Et le gag de l’arroseur arrosé a été inventé en bd avant d’être porté au cinéma par les frères Lumière) et les maladresses théoriques (passons sur la mise en abyme qui s’est perdue dans l’abîme de la traduction, mais on peut s’interroger sur une problématique faussement révolutionnaire : pourquoi clamer ainsi que l’œuvre d’Hergé est de la littérature ?). De plus, l’outil ne fait pas le sujet et rien n’empêche de mettre en œuvre la grue littéraire de la critique la plus érudite pour déplacer une allumette fut elle issue de la « mass culture » la plus triviale, autrement dit rien n’empêche un quidam sémioticien ou herméneuticien de s’essayer au commentaire abscon de n’importe quelle bande.

 

Plus gênant, l’effort désespéré (qui n’est pas sans rappeler en son temps un Lacassin donnant à travers son cours de Sorbonne accessible dans la collection 10/18) pour trouver des points de comparaison illustrissimes à la bande dessinée comme pour mieux la légitimer, car il en est finalement du politiquement correct comme du racisme : que l’on magnifie ou que l’on méprise l’objet du jugement, l’insistance sur la différence n’est finalement qu’une simple inversion de la discrimination persistante, au nom même de cette différence interminablement soulignée. Ainsi va Mc Carthy, qui, à trop vouloir relier Hergé aux plus grands auteurs, finit rendre suspect son propos. Comme si Hergé, maître du 9e art, avait un quelconque besoin pour exister et devenir un objet digne de critique, d’être rapproché, souvent de manière purement rhétorique, d’illustres prédécesseurs de la philosophie ou de la tragédie ! Et quid alors de la peinture de maîtres ou du cinéma d’auteurs … ?. Enfin, Mc Carthy, qui ne semble pas porter Eisner et les créateurs de roman graphique dans son cœur, semble méconnaître des pans complets de la production et de la critique actuelles : confondant le genre, l’espèce et le médium, se souvient-il encore que la bd est un art à part entière qui peut bien se frotter au genre romanesque sans s’interdire des incursions dans bien d’autres registres ? Regard enfin sur la bibliographie (pardon, les suggestions de lecture) : il est bel et bon de citer Bachelard, Bataille et Derrida, voire Freud, Mauss et Bergson, sans parler d’Aristote, Shakespeare et Platon  (excusez du peu !). Mais de qui prétend hisser la bd au rang de sujet d’étude littéraire majeur, on attendrait une bibliothèque spécialisée un peu mieux fournie … A moins de considérer que la bd ne puisse être décryptée qu’à partir des classiques, seules références dignes de ce nom … Inversion, inversion, quand tu nous tiens !

 

Ceci dit un peu longuement, après un début qui en fera hurler plus d’un, que vaut le reste du bouquin ? Sa lecture se révèle heureusement plus agréable et enrichissante que le laissait craindre l’introduction. Bon connaisseur de l’œuvre d’Hergé en version originale, multipliant les citations bien choisies d’un album à l’autre, appliquant la méthode du décryptage symbolique et démontant les messages de l’autoréférenciation littéraire (lire La Castafiore interprétée à travers l’opéra de Gounod), McCarthy convoque tour à tour l’herméneutique de Barthes pour expliciter la constance de l’effacement dans les aventures de Tintin, le refoulement freudien pour décrypter le sens du chant de la Castafiore, invoque une contre-tendance de gauche pour contrebalancer l’orientation (mais ici l’auteur semble ignorer que l’anticapitalisme et un certain rejet de l’exploitation coloniale, loin de se rattacher à une quelconque culture de gauche, appartient en propre aux fondements idéologiques du catholicisme le plus traditionaliste …). Finalement, à trop vouloir prouver, à ignorer l’arrière fond historique, Mccarthy voit parfois des preuves d’une complexité qui n’existe pas. Mais ce ne sont là que détail au cœur d’une interprétation qui privilégie les correspondances familiales (excellent chapitre III sur la répétition pathologique du motif cryptique), psychologiques et littéraire, à travers le fil directeur du décodage et de l’interprétation symbolique.

 

Au final, l’auteur aborde un nombre limité de questions (thématique de l’effacement, justification de l’attitude d’Hergé pendant l’Occupation, origines familiales complexes, obsession de l’imposture et de l’enfermement, relation au temps et à la mort, conscience ironique de la désintégration du moi dans la fausseté, angoisses de la créativité) mais il les creuse non sans habilité rhétorique. Pour autant le point de vue souvent n’est pas neuf, il emporte rarement une adhésion absolue, et dans tous les cas, il ne se révèle pas aussi  pionnier que le laisse espérer le titre. Avec moins de documentation que Peeters dans sa biographie d’Hergé, avec moins de verve et d’érudition que Portevin qui pousse plus avant l’interprétation symbolique, avec moins d’astuce et de modestie que Sertillange, McCarthy nous offre cependant un ouvrage d’une certaine densité, astucieux et agréable à lire, très anglo-saxon dans son approche. Sans bouleverser la tintinologie, il ajoute cependant sa pierre à ce monument du 9e art jusqu’à en confirmer le statut de classique.

 

 

 

Joël Dubos

 

 

 

 

 

La vie quotidienne à Moulinsart, Thomas Sertillanges, Hachette littérature, 18 euros, réédition

 

 

 

Ajoutant un contrepoint à l’œuvre très littéraire et ambitieuse de McCarthy, les éditions Hachette rééditent à bon escient un ouvrage paru en 1995. Mettant sa parfaite connaissance de l’œuvre d’Hergé et sa lecture attentive au service d’un projet jubilatoire, son auteur se propose de retracer la biographie de Tintin et de restituer dans son intégralité l’existence quotidienne des châtelains de Moulinsart à l’aune de leur embourgeoisement, non sans combler les vides apparents dans la généalogie de la famille Haddock ou, au détour de telle ou telle planche, certaines lacunes d’emploi du temps (époustouflant chapitre 17 !), et ce sans autre recourt que l’œuvre d’Hergé soi même. De fait, nous constatons, sous l’inépuisable perspicacité de Sertillanges, que Georges Rémi nous a donné bien des clefs, a laissé traîner bien des indices, suggéré bien des pistes, pour combler les blancs apparents. Savoureux, fluide, documenté, ce livre, au sujet parfaitement circonscrit, allie l’enthousiasme attentif du fan et l’esprit analytique du lecteur exigeant, constituant un régal qui se lit d’un trait. Derrière une apparente facilité, malgré un énoncé plein de modestie, se révèle un souci du détail et une exactitude documentaire qui relève d’un beau travail de bénédictin. Aussi, l’érudition la plus attentive, appuyé sur un réel sens du concret, parvient-elle à offrir cet ouvrage habilement tourné à déguster avec gourmandise et sans modération.

 

 

 

Joël Dubos

 

 

 

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