Hommage à Albert Uderzo : deuxième partie…

Suite de notre hommage à Albert Uderzo, le co-créateur de la série « Astérix », mort d’une crise cardiaque (sans lien avec le coronavirus), dans son sommeil, le mardi 24 mars 2020, à l’âge de 92 ans, à son domicile de Neuilly.
Après une première partie consacrée largement aux tribulations de l’Indien Oumpah-Pah (voir Hommage à Albert Uderzo : première partie…), voici un dossier conséquent sur le début de sa carrière et sur sa contribution non négligeable au journal belge Bonnes Soirées.

Albert Uderzo chez les Belges 2e partie : Bonnes Soirées

Entre la création de la première version d’« Oumpah-Pah », à la fin de l’année 1951, et la publication du cinquième et dernier épisode de cette sympathique série dans les pages de l’hebdomadaire Tintin, en 1962, Albert Uderzo va dessiner un nombre impressionnant de bandes dessinées pour des éditeurs belges ; via l’International Press et la World’s Presse.

Même si la série « Oumpah-Pah » va être déclinée en cinq albums et en deux disques 33 tours, puis être traduite dans de nombreux pays européens (dont l’Espagne, l’Italie et le Portugal), rien n’y fera : Albert Uderzo va désormais se limiter à ses travaux pour le magazine Pilote !

En effet, nous avons vu dans la première partie de ce « Coin du patrimoine » (voir <Albert Uderzo chez les Belges 1ère partie : « Oumpah-Pah ») que l’équipe d’ÉdiFrance, c’est-à-dire principalement Albert Uderzo, René Goscinny et Jean-Michel Charlier, est finalement contactée par Radio-Luxembourg, en 1959, pour s’occuper de cette nouvelle revue.

Dès le premier numéro publié le 29 octobre de cette même année, notre dessinateur y fournit deux nouvelles histoires importantes (1) :  « Tanguy et Laverdure » (les chevaliers du ciel sur scénarios de Charlier) et « Astérix » (avec Goscinny).

Cette dernière, centrée autour d’un village d’irréductibles Gaulois, dont le personnage-titre résiste encore et toujours à l’envahisseur romain, va finalement devenir la série française la plus populaire de l’histoire de la bande dessinée contemporaine.

Alors que le premier d’une longue série d’albums paraît en 1961, aux éditions Dargaud, Albert Uderzo va se consacrer exclusivement à « Astérix », au détriment d’autres créations et de son style réaliste, et créer sa propre maison d’édition : Albert-René.

Mais revenons aux prémices de sa carrière qui vont nous mener jusqu’à ses nombreuses participations aux agences de presse belges d’Yvan Cheron et de son beau-frère Georges Troisfontaines : des bandes dessinées qui mériteraient d’être intégralement rééditées, d’aussi belle manière qu’« Oumpah-Pah » ; chez Albert-René, par exemple !

Né à Fismes (dans la Marne), le 25 avril 1927, Albert Uderzo est l’un des fils d’une famille d’immigrés italiens.

Découvrant la bande dessinée à travers les strips de « Mickey Mouse » publiés dans le journal Le Petit Parisien, puis dans le magazine du même nom, il n’a que treize ans lorsqu’il est engagé par la SPE (Société parisienne d’édition) où il apprend les bases du métier de dessinateur : en particulier le lettrage et la mise en pages, tandis que sa première illustration (une parodie de la fable de La Fontaine « Le Corbeau et le renard ») est publiée dans le magazine Junior en 1941.

C’est du moins ce que l’on croyait, encore tout récemment, tous les historiens de la bande dessinée s’étant basé sur les propres souvenirs d’Albert Uderzo. Or, nous avons appris (voir les commentaires au bas de cet article) que ce dessin est, en fait, paru dans un autre fascicule de la SPE. : Boum, en 1942-1943 (il n’y a pas de n°, mais la couverture, signée Jen Trubert, est datée 1942) !

Albert Uderzo fait alors la rencontre déterminante du dessinateur Edmond-François Calvo (voir notre « Coin du patrimoine » : <Le réalisme chez Calvo), lequel le pousse à persister dans cette voie. Cet étonnant créateur graphique fut d’ailleurs l’une de ses principales influences, avec les dessins animés de Walt Disney qu’il découvre aussi à ce moment-là, ainsi que les bandes américaines qu’il lisait dans sa tendre enfance.

En 1945, Albert Uderzo entre au studio André-Renan (André Chavaud et Renan Rubinic de Vela) pour travailler sur un projet de dessin animé intitulé « Carbur et Clic-Clac »,  puis sur l’illustration de « Flamberge gentilhomme gascon » : sa première bande dessinée (un récit de 12 pages signé Èm-Ré-Vil, pseudonyme de Marcel Réville, pour les textes).

Un an plus tard, il collabore aux éditions du Chêne (avec le récit complet de huit pages au format « à l’italienne » des « Aventures de Clopinard »).

Par l’intermédiaire de l’agence Paris Graphic – qui propose à la presse nationale un service de diffusion du dessin français -, il décroche ensuite la publication de strips dans « Distractions du jeudi », la page réservée aux enfants du quotidien toulousain La Démocratie, entre décembre 1946 et mai 1947 : « Les Aventures de Jacky » (cinq vignettes), « Clodo et son oie » (17 strips de cinq vignettes) et « Zidor chasseur » (17 strips de cinq vignettes).  Ce dernier personnage sera repris dans un fascicule de onze planches publié par la SAETL, « Zidore l’homme macaque », en 1947.

Sous le pseudonyme d’Al Uderzo qui sonnait plus américain (et qu’il écrivait quelques fois All Uderzo, avec deux « l »), on le retrouve chez Lucien Dejoie (sur les huit pages du récit complet « Watoki le valeureux »),

Les images de « Watoki le valeureux » et de « Captain Marvel Junior» ont été récupérées sur le très recommandable forum http://lectraymond.forumactif.com/t398-les-incunables-d-albert-uderzo : site que nous remercions pour leurs apports et enrichissements réguliers à l’histoire du neuvième art franco-belge !

à Kid Magazine (avec « Le Trésor de l’île fantôme », une histoire complète de six pages publiée en 1948)

et dans le n° 22 du pocket 34 Aventures des éditions Vaillant : pour les 18 pages de « Superatomic Z », en mars 1950, lesquelles seront reprises dans le fascicule « Al. Uderzo » de Jean-Paul Tibéri, aux éditions de la CBEBD (Chambre belge des experts en bande dessinée), en 2004.

 C’est aussi à cette époque qu’il dessine une version du super-héros américain Captain Marvel Junior (sur scénario de Marcel Debain, le patron des agences Paris Graphic et OVIP, laquelle s’occupait de Femmes d’aujourd’hui et de Ciné revue) qui ne paraîtra qu’en 1950, dans le magazine belge Bravo !, du n° 26 du 20 avril au n° 41 du 12 octobre. Si Uderzo a réalisé cette histoire de 26 planches, c’est qu’il a été contacté par l’agence Paris Graphic qui recherchait, alors, un dessinateur pour le compte du groupe de presse belge Le Soir.

Mais, depuis 1946, notre dessinateur collabore surtout, et très activement, au magazine O.K : un bimensuel, puis hebdomadaire, édité par la Société d’Éditions Enfantines, depuis le mois de mai 1946.

Il y illustre diverses nouvelles et y crée trois fantaisistes séries moyenâgeuses : « Arys Buck et son épée magique » (dont les 17 planches en noir et blanc, publiées du n° 28 du 12 décembre 1946 au n° 42 du 10 avril 1947, seront rééditées dans le n° 3 du luxueux bimestriel des éditions Michel Deligne Aventures de l’âge d’or, en 1981), « La Magnifique Aventure du fils d’Arys Buck, le Prince Rollin » (15 pages en couleurs publiées du n° 53 du 26 juin 1947 au n° 67 du 2 octobre 1947, et qui seront rééditées dans le n° 3 d’Aventures de l’âge d’or, en 1982)

et « Belloy l’Invulnérable » (trois épisodes de 16, 19 et 12 magnifiques planches en couleurs publiées du n° 84 du 29 janvier 1948 au n° 140 du 10 mars 1949, et qui n’ont jamais rééditées en couleurs depuis lors). Qu’attendent donc les éditions Albert-René pour les réunir dans un bel album qui ferait le bonheur des collectionneurs et des amateurs ?

En 1949, après la disparition du journal O.K, et après avoir effectué son service militaire, Albert Uderzo se retrouve sans travail.

Il fait alors la tournée des maisons d’édition mais se heurte à divers refus. Pour survivre, il se tourne vers la grande presse et est engagé à France Dimanche comme reporter-illustrateur. Pendant deux ans, il va dessiner tout ce qu’on lui demande (notamment la retranscription du Tour de France cycliste en direct), avec un style réaliste plus affirmé.

Certains de ces travaux ont été repris dans le désormais introuvable album « Al Uderzo : les actualités 1950-1954 » d’Alain Beyrand, aux éditions Pressibus, en 1993 : un tirage limité à 150 exemplaires (plus 50 hors commerce) numérotés et signés par Albert Uderzo.

Dans le même esprit, de 1950 à 1952, il image, dans le quotidien France-Soir, des bandes dessinées verticales quotidiennes (comme l’un des célèbres « Le Crime ne paie pas » de Paul Gordeaux)

ou horizontales avec le texte en dessous de l’image (tels les quarante-trois superbes strips réalisés pour l’adaptation de « La Chambre du haut » de Mildred Davis, en 1951)

 ; puis, un peu plus tard, des contes de Noël dans Sud-Ouest (en 1955) et la rubrique « Le Film du jour » dans L’Aurore (en 1956).

À la fin de 1950, Albert Uderzo tente de retrouver un travail dans le monde de la bande dessinée et il va finir par rencontrer l’homme qui va lui permettre de réaliser ses rêves : « J’ai eu chez moi la visite d’Yvan Cheron, un Belge possédant une agence de presse appelée International Press. Il pensait s’installer à Paris. Il avait vu mon « Tour de France en images » dans France-Soir, il avait trouvé ça intéressant et me demandait si je voulais faire de la bande dessinée pour lui. J’ai sauté là-dessus à pieds joints et il m’a invité à visiter ses bureaux à Bruxelles. » (2)

Il faut préciser qu’à l’époque, en matière de bande dessinée, la Belgique est alors un véritable Eldorado, tant les revues et les publications dans la presse y sont nombreuses.

D’ailleurs, de nombreux dessinateurs français viennent y chercher une petite place au soleil, à l’instar de Jacques Martin, Étienne Le Rallic, Jean Graton ou, plus tard, Gérald Forton et Tibet.

L’évident talent d’Albert Uderzo lui permet donc d’être engagé d’emblée à l’International Press qui partage ses locaux (et ses dessinateurs) avec l’agence World’s P. Press dirigée par Gorges Troisfontaines, lequel allait bientôt devenir le beau-frère de Cheron : « Quand j’y suis allé, invité pour une semaine, tous frais payés, je n’y suis resté en fait que deux ou trois jours car j’habitais chez un copain à lui, Georges Troisfontaines, lui-même propriétaire d’une agence appelée la World’s P. Press… Je partageais son studio avec Victor Hubinon, un bosseur acharné qui rentrait se coucher vers quatre heures du matin dans le canapé-lit voisin du mien. Je n’ai pas pu tenir longtemps à ce rythme ! » (2)

C’est un moment capital pour la carrière d’Albert Uderzo car Georges Troisfontaines employait, outre Victor Hubinon, les dessinateurs Eddy Paape, Albert Weinberg, Dino Attanasio, Jean Graton, MiTacq et quelques autres futures vedettes de la bande dessinée belge : « Surtout, j’ai fait la connaissance de Jean-Michel Charlier, un scénariste « plein d’avenir », et l’on a décidé aussitôt de travailler ensemble. Je lui ai proposé de reprendre « Belloy », et, tout de suite (vers 1950, ndlr), il a imaginé une histoire que l’International Press a placée dans le supplément du jeudi du quotidien La Wallonie. Donc, je suis resté très peu de temps là-bas et je suis revenu chez moi pour commencer à dessiner du « Belloy » sur les textes de Charlier. » (2)

Ayant tout de suite sympathisé, Charlier et Uderzo vont créer ensemble quatre histoires de Belloy.

Les deux premières de 46 planches chacune, « Chevalier sans armure » et « la Princesse captive », ont donc été publiées dans des quotidiens belges comme La Wallonie, entre 1951 et 1953.

Elles seront reprises dans Pistolin (journal publicitaire sponsorisé par le chocolat Pupier, du n° 1 de février 1955 au n° 46 de décembre 1956), dans Pilote (du n° 133 du 10 mai 1962 au n° 178 du 21 mars 1963), dans La Libre Junior (du n° 38 de 1963 au n° 30 de 1964), en deux albums brochés et en noir et blanc aux éditions Michel Deligne (en 1977) et en deux albums cartonnés et en couleurs chez Claude Lefrancq (en 1988 et 1990) : « Troisfontaine et Cheron ont alors partagé des bureaux à Paris, au 34 de l’avenue des Champs-Elysées. Et Troisfontaines m’a demandé : « Tu ne pourrais pas venir avec ta table à dessin chez moi, dans mon bureau ? Ce serait bien qu’on soit entre copains…» En réalité, il voulait garnir un peu son bureau parce qu’il n’avait pas grand-chose à y mettre. J’ai dit pourquoi pas, j’ai pris ma table à dessin et l’ai transportée là-bas. Entre-temps, j’avais démissionné de France-Dimanche. » (2)

Pour Pistolin, nos deux compères (dont les liens d’amitié se renforcent en ces périodes de vache maigre) vont proposer une nouvelle histoire de 44 planches de « Belloy » : « Le Baron maudit », du n° 47 de janvier 1957 au n° 68 de novembre 1957 ; épisode repris dans Pilote en 1963 (du n° 179 du 28 mars au n° 200 du 22 août), dans La Libre Junior (du n° 31 de 1964 au n° 20 de 1965), en un album broché et en noir et blanc aux éditions Deligne (en 1977) et en un album cartonné et en couleurs chez Lefrancq (en 1992).

Une quatrième aventure de 45 planches (dont quelques-unes seront dessinées par Pierre-Léon Dupuis), « L’Homme qui avait peur de son ombre », sera aussi publiée dans Pistolin en 1958 (seulement les 20 premières, du n° 73/74 d’avril au n° 83/84 d’octobre), puis dans La Libre Junior (du n° 21 de 1965 au n° 12 de 1966), avant d’être compilée dans un album broché et en noir et blanc chez Deligne (en 1977, avec la planche n° 12 redessinée) ; en revanche, elle ne sera pas reprise chez Lefrancq qui proposera pourtant une « intégrale » de « Belloy » (du moins des trois premiers épisodes, en 1995).

Un extrait de « L’Homme qui avait peur de son ombre » certainement dessiné par Pierre-Léon Dupuis !

C’est aussi à cette époque qu’Albert Uderzo rencontre le jeune René Goscinny fraîchement débarqué des USA, avec lequel il ne tarde pas à entamer une collaboration qui leur vaudra, par la suite, une renommée internationale : « Un jour, quelques mois après, Troisfontaines m’a annoncé que j’allais avoir un compagnon de bureau, un dénommé René Goscinny de retour des États-Unis. « Oh, ai-je dit, Goscinni, c’est certainement de souche italienne aussi ! » – « Non, m’a-t-il dit, c’est pas un i, c’est un y. » – « Ah, bon… ». Et j’ai vu arriver ce jeune gars, mince comme un fil de fer avec ses cheveux crépus, qui dessinait aussi, qui apportait sa série « Dick Dicks détective »… Et puis on a travaillé ensemble dans les bureaux de la World’s P. Press, une belle installation sur les Champs-Élysées… » (2)

Outre la création d’« Oumpah-Pah », l’un de leurs premiers travaux communs, en 1951, consiste en des rubriques sur le savoir-vivre publiées dans Bonnes Soirées. Leur complicité va d’ailleurs se nouer grâce à la réalisation de ces chroniques destinées aux lectrices dece magazine des éditions Dupuis : l’un des plus gros tirages du moment !

Lancée le 2 avril 1922 par l’éditeur Jean Dupuis, l’hebdomadaire féminin Les Bonnes Soirées (qui deviendra ensuite Bonnes soirées, Bonne soirée et, enfin, BS-Bonne Soirée) proposait un contenu attrayant, à base de romans, de conseils ménagers et d’illustrations plaisantes, destiné à séduire les femmes et les jeunes filles issues des milieux ouvriers (3).

Dès la Libération, vu l’évolution des mœurs, le besoin de renouveler les collaborateurs se fait pourtant sentir : quelques rares, mais singulières compositions graphiques romantiques, dues à des dessinateurs travaillant alors pour Spirou (Eddy Paape, Will, Jijé, André Franquin ou Morris), apparaissent alors.

Or, le très influent Georges Troisfontaines en profite pour écouler son matériel : des productions passe-partout (de détente, pratiques ou sur l’actualité) qu’il avait en stock. D’ailleurs, l’entreprenant businessman ayant acheté, à bas prix (lors de l’un de ces nombreux séjours aux États-Unis), un important lot de rubriques, les illustrations personnalisées vont être vite remplacées par des reprises américaines anonymes et malheureusement bien plus fades !

Assurant cependant le recrutement des annonceurs publicitaires du magazine, à travers sa filiale World’s Publicity, Troisfontaines se doit quand même d’assurer l’essor de Bonnes Soirées. Il va alors convaincre les éditeurs d’améliorer cette formule originelle devenue trop vieillotte, car basée, presque uniquement, sur un roman complet sentimental et un feuilleton de même nature ! Ainsi, ouvrages ou tricots à réaliser chez soi, articles sur la famille et un début de complément rédactionnel vont-ils commencer à intégrer le sommaire de cette revue féminine dont les ventes exploseront, au cours des années cinquante et soixante, pour frôler le million d’exemplaires diffusés.

Le patron de ce qui s’appelle encore la World’s P. Press (on l’appellera plus communément, plus tard, World Presse) commence aussi à placer ses pions, en les personnes d’Albert Uderzo et de René Goscinny qui sont alors employés pour animer une rubrique sur la politesse (« Qui a raison ? », du n° 1558 du 16 décembre 1951 au n° 1636 du 14 juin 1953).

Goscinny lassé par les limites du sujet laisse la place à Mony Lange, l’une des prolifiques rédactrices du journal – et, éventuellement, épouse du romancier et historien belge Xavier Snoeck -, à la fin du mois d’août 1952.

Toujours avec Mony Lange, qu’il ne rencontra jamais, Uderzo met aussi en images « Sa majesté mon mari », des évocations de la vie quotidienne au foyer (du n° 1561 du 6 janvier 1952 au n° 1636 du 14 juin 1953).

Ambitionnant la reprise en main totale du vénérable hebdomadaire des Dupuis pour le remodeler de fond en comble, le bouillant publicitaire réussit à faire passer la plus grande partie du rédactionnel sous le contrôle de la World’s, dès la fin de 1951.

Si les plumes les plus habiles (c’est-à-dire Goscinny et Charlier) se dissimulent, comme tant d’autres, dans les éditoriaux signés par une rédactrice en chef fictive nommée Liliane d’Orsay, on retrouve alors, au sommaire de la nouvelle formule (à partir du n° 1603 daté du 26 octobre 1952), de nombreuses figures incontournables de l’entreprise dirigée par Troisfontaines : les illustrateurs Eddy Paape, Charlie Delhauteur (l’un de ses compatriotes liégeois et premiers compagnons d’armes, qui fût celui qui lui conseilla d’utiliser le mot anglais world pour nommer son agence en formation, ceci afin de mieux l’imposer), Joseph Gillain alias Jijé (avec « El Senserenico », bluette illustrée au lavis) et Martial Durand qui signait de son seul prénom la page de gags « Sylvie », incontestable future vedette du journal : « Martial, c’était mon grand copain de l’époque : il me suivait partout (depuis l’époque du journal O.K où ils voulaient travailler chez Paul Grimault, le grand animateur français qui a réalisé le film « Le Roi et l’oiseau », ndlr.). C’est moi qui l’ai fait entrer à la World’s P. Press et à l’International Press où il a beaucoup travaillé (4).

Une planche de  « Sylvie » par Martial.

« Un jour [à la fin de l'année 1951, N.D.L.R.], Troisfontaines me dit : « Voilà, Albert, Bonnes Soirées a besoin d’une bande dessinée traitant d’une jeune femme qui s’appellerait Sylvie. ». Bon, j’entreprends des crayonnés, avec des personnages comme la mère de Sylvie, pour laquelle j’avais pris modèle sur ma propre mère… Essai d’Uderzo sur « Sylvie » (scénario de René Goscinny).

Bref, je n’ai pas pu faire cette série et comme Martial était là, il en a hérité et a dessiné « Sylvie » pendant de très nombreuses années. Un jour, d’ailleurs, je lui ai dit : « Sylvie, c’est ma fille. » – « Ah non, je suis désolé, c’est moi qui l’ai créée ! » – « Non, je te parle de ma vraie fille… ». Ma fille s’appelle Sylvie, je l’avais fait exprès pour le taquiner… » (2)

Avec « Sylvie » et « El Senserenico », Georges Troisfontaines va donc développer le concept de la bande dessinée en visant un public plus féminin et familial que celui de Spirou. Si l’héroïne illustrée par Martial va égayer l’hebdomadaire, pratiquement sans interruption, jusqu’au 13 avril 1994 (soit jusqu’au gag numéroté 2011), bien d’autres dessinateurs plus ou moins célèbres, comme Hugues Ghiglia, José F. Bielsa et surtout Gérald Forton, succéderont à Jijé pour mettre en images, au lavis, les romans d’aventures sentimentales.

Extrait de « Passion en plein ciel… », une bande dessinée sentimentale se déroulant dans le milieu de l’aviation dessinée par Gérald Forton, et dont le scénario est de Jean-Michel Charlier !

L’entrepreneur rusé qu’est Troisfontaines en profite aussi pour placer son fonds didactique en proposant la rubrique« L’Histoire vivante » qui ne faisait rien d’autre que de surfer sur le succès des « Belles Histoires de l’Oncle Paul » dans Spirou. Le plus souvent écrite par Liliane Funcken, Octave Joly ou André-Paul Duchâteau (mais aussi, plus rarement, par Jean-Michel Charlier), cette rubrique hésitera, durant les premiers mois, entre la formule moderne des planches avec des phylactères dans les cases et la tradition plus rassurante des images coiffant un texte plus ou moins copieux. Ces dernières sont alors illustrées par l’omniprésent Gérald Forton ou par Pierre-Léon Dupuis, Fred Funcken alias Kendy, Victor Hubinon, Gal, les frères Blasco, Antonio Parras, Edmundo Marculeta, Eddy Paape, Mixi-Bérel, Raymond Reding…, et même par Albert Uderzo.

En effet, le futur dessinateur d’« Astérix » va dessiner deux  « Histoire vivante » avec le texte sous l’image : « Valérie André » au n° 1693 du 18 juillet 1954 (quatre pages sur la guerre d’Indochine que nous vous offrons ci-dessus, grâce à l’ami Patrick Gaumer qui les a retrouvées et scannées à partir de ses propres archives) et une biographie de « Marie-Antoinette » au n° 1757 du 9 octobre 1955 (12 vignettes sur trois pages reprises dans le très rare « Al. Uderzo » de Jean-Paul Tibéri, publié aux éditions de la Chambre belge des experts en bande dessinée, en 2004).

À noter que c’est aussi à Bonnes Soirées que le duo Uderzo et Goscinny va rencontrer, pour la première fois, un certain Jean Hébrard, le chef de la publicité de la World’s Presse attaché à ce magazine : il deviendra, par la suite, un compère précieux, surtout quand ils quitteront l’agence, avec pertes et fracas, au début de 1956, et créeront leur propre structure, avec Jean-Michel Charlier (voir la première partie de cet article).                    (À suivre)

Gilles RATIER pour bdzoom.com

Lire la première partie.

Lire la troisième partie

(1) Outre les reprises de « Jehan Pistolet » (série dont nous vous parlerons plus en détail la semaine prochaine) et de « Belloy », ou de tout ce qui va tourner autour des aventures de « Tanguy et Laverdure » et d’« Astérix », Uderzo va quand même publier quelques autres petites pépites dans Pilote : les deux pages de « Poisson d’avril » scénarisées par Goscinny au n° 75 de 1961 (où, au  bas  de  la  dernière  page,  les auteurs se sont amusés à  signer  en  inversant  leur  nom),

l’animation autour du magasin Granlux (aux n°213 de 1963et 230 de 1964),et les cinq de « Épopée des chevaliers de Malte ! » (un « Pilotorama » avec des textes d’Henri Dimpre où la  signature  d’Uderzo  n’apparaît  que dans  la page 2,  en  haut,  dans  l’image  7) au n° 242 du 11 juin 1964 – d’après Patrick Gaumer, cette histoire serait déjà parue en 1955 dans le quotidien belge La Libre Belgique ; « Americo Vespucci » (repris dans Pilote n° 225) a été publié lui aussi, dès 1954, dans La Libre Belgique, et c’est certainement aussi le cas pour « Une bataille pacifique qui dure depuis des siècles » (Pilote n° 238) -,

Encore merci à Michel Vandenbergh du Centre Belge de la Bande Dessinée qui noua a scanné, in-extremis, ces pages issues de Pilote !

sans oublier quelques sporadiques couvertures ou illustrations pour animer divers rédactionnels.

(2) Extrait de « Astérix & Cie… : entretien avec Uderzo » par Numa Sadoul, aux éditions Hachette, en 2001.

(3) Très bien documenté, le n° 8 des Cahiers Pressibus, paru en juin 2002 aux éditions éponymes (voir leur site : http://www.pressibus.org/bd/etude/indexfr.html) propose un large dossier, rédigé par le regretté érudit Thierry Martens… L’occasion de faire le point sur les nombreuses bandes dessinées qu’a pu proposer l’hebdomadaire Bonnes Soirées, malgré quelques petits oublis et erreurs bien pardonnables.

(4) Pour l’International Press, Martial va fournir les gags de « Fifi et Fifille » (de 1952 à 1954) et « Les Aventures d’Alain et Christine » dans La Libre Junior (de 1953 à 1960), sur scénarios de Charlier, puis de Goscinny ou de Greg. Pour la World’s Presse, il dessinera aussi 33 épisodes, de quatre à cinq planches chacun, des « Belles Histoires de l’Oncle Paul » parues dans Spirou (entre 1956 et 1961), ainsi que nombre d’illustrations pour Bonnes Soirées, le tout sous le pseudonyme de Benoît Laroche. Sans oublier sa participation à Pistolin (de 1955 à 1958), avec les gags de « Rosine petite fille modèle », héroïne flanquée d’un petit frère qui accumule les bêtises : l’une des rares séries humoristiques créées par Jean-Michel Charlier, en tant que scénariste.

Lire la première partie.

Lire la troisième partie

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10 réponses à Hommage à Albert Uderzo : deuxième partie…

  1. Poa dit :

    Mâtin ! Quel article !

  2. THURA Dominique dit :

    Petite erreur dans le début de l’article : Les albums Astérix ont commencé à paraître en 1961 et non en 1967 comme indiqué.
    Bravo et merci pour le reste.
    Bien à vous.
    Dominique

  3. Mario dit :

    «  »" »Poa dit : 15 novembre 2011 à 0 h 45 min
    Mâtin ! Quel article ! «  »" »

    C’est la même impression que j’ai eu en voyant et en lisant cet article. Bravo !
    Et que dire devant l’étalage de ces illustrations et planches.
    Que Uderzo est un des plus grands ? Le mot serait faible.
    Respect.
    ;o)

    • Gilles Ratier dit :

      Merci pour tous vos commentaires !
      Cependant, j’ai inconsciemment colporté une légende au sujet du premier dessin d’Uderzo ; ayant repris, en toute bonne fois, une information maintes fois recopiée par ailleurs ! Je viens de tomber sur le forum http://lectraymond.forumactif.com/t398p180-les-incunables-d-albert-uderzo où Mr Tim Cobalt (certainement un pseudo…) corrige cette erreur : « Le fameux dessin d’Uderzo a été cherché en vain (et pour cause) par beaucoup d’amateurs qui ont feuilleté inutilement des collections entières de JUNIOR . C’est Uderzo lui-même qui croyait se souvenir que son dessin était paru dans Junior.
      En fait, c’est moi qui ai retrouvé le dessin en question il y a quelques années ; il n’a jamais paru dans JUNIOR (ah ! les souvenirs erronés !) mais dans un autre fascicule de la S.P.E. : BOUM de 1942/43 (sans n°, couverture signée Trubert datée 1942)! ; je l’ai montré (et vendu) à un de mes clients qui, en me quittant (sur un salon à Paris) devait aller le porter à Uderzo.
       »
      Merci donc à Mr Tim Cobalt pour cette info !
      Bien cordialement
      Gilles Ratier

      • Tim Cobalt dit :

        Ma réponse complète pour « rendre à César » :

        Voici la réponse que m’a faite un ami libraire de Bordeaux :

        « Le fameux dessin d’Uderzo a été cherché en vain (et pour cause) par beaucoup d’amateurs qui ont feuilleté inutilement des collections entières de JUNIOR .
        C’est Uderzo lui-même qui croyait se souvenir que son dessin était paru dans Junior.
        En fait, c’est moi qui ai retrouvé le dessin en question il y a quelques années ; il n’a jamais paru dans JUNIOR (ah ! les souvenirs erronés !) mais dans un autre fascicule de la S.P.E. : BOUM de 1942/43 (sans n°, couverture signée Trubert datée 1942)! ; je l’ai montré (et vendu) à un de mes clients qui, en me quittant (sur un salon à Paris) devait aller le porter à Uderzo. »

        Tim Cobalt
        Pseudo bien sûr, c est le nom d un des 1ers héros de Hergé, un cow boy avec des allures de Tintin.
        « Le Triomphe de l’Aigle Rouge est une histoire de Far West parue en 1930 dans 5 n° de Cœurs Vaillants.
        Les illustrations sont signées Hergé; le texte à priori également.
        Elle raconte les aventures de Tim Cobalt et chacun des 5 épidodes est accompagné de 1 à 2 grandes illustrations (12×14 cm). » (Wikipedia. Roland.B/Tim Cobalt)

  4. Mokeddem Mokeddem dit :

    C’est vraiment un article impressionnant. Je l’ai découvert par hasard en cherchant à en savoir plus Ghiglia (et Romero) dont je possède quelques illustrations signées. Avez-vous quelques informations sur cet illustrateur ? Merci
    Mokeddem

  5. Ping : Uderzo a retrouvé Goscinny – blog.troude.com

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