Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...PLUS DE LECTURES DU 6 MARS 2006
Du polar intimiste jusqu’au western en passant par l’aventure historique ou de science-fiction, voici 5 différents albums BD qui méritent vraiment votre attention : “ Sophaletta T.9 : Ta vie commence à Odessa ” par Dominique Hé et Erik Arnoux aux éditions Glénat, “ Ice Cream ” par Anthony Pastor aux éditions de l’An 2, “ Kabbale T.3 : Automne ” par Grégory Charlet aux éditions Dargaud, “ Teddy Ted T.1 : Le triangle 9 ” par Gérald Forton et Roger Lécureux aux éditions Hibou et “ Chosen : l’élu ” par Peter Gross et Mark Millar aux éditions Bamboo.
“ Sophaletta T.9 : Ta vie commence à Odessa ” par Dominique Hé et Erik Arnoux
Editions Glénat (12,50 Euros)
Certes, les dialogues d’Erik Arnoux ne font pas dans la dentelle ! Certains pourraient même juger ses considérations sur la Russie (période révolutionnaire entre 1917 et 1919) sacrément excessives, mais qu’importe ! Ces propos se veulent aussi un brin caricaturaux et sont à prendre, bien sûr, au second degré ; tout comme le dessin presque parodique de Dominique Hé, lequel s’est bonifié avec le temps et est désormais bien loin des travaux «ligne claire» qu’il a pu réaliser du temps de Métal Hurlant ou de Pilote. Avec cette série (dont un cycle s’achève avec ce 9ème tome), Erik Arnoux, auteur généreux et complet (il dessina les premiers tomes de «Sophaletta» ainsi que les aventures de «Timon des Blés», entre autres travaux aussi divers que variés) a réussi à composer une grande et captivante saga au souffle épique. Cette dernière nous rappelle les feuilletons populaires d’antan et le destin tragique de l’héroïne, être de feu et de sang emporté par les tourments des passions humaines et qui se refuse à fuir cette Russie aimée mais qui la rejette inexorablement vers l’exil, ne nous laisse jamais insensibles. Espérons que le dénouement abordé dans cet épisode permettra de rebondir sur une suite aussi palpitante car, vu leurs qualités narratives et graphiques, les déboires de cette belle comtesse «Au pays des Soviets» méritent amplement de trouver un succès de plus en plus conséquent !
“ Ice Cream ” par Anthony Pastor
Editions de l’An 2 (19 Euros)
Ce sont surtout les essais sur le 9ème art et les mises en valeurs de BD anciennes qui font la réputation des éditions de l’An 2 : d’ailleurs, s’il y avait eu un prix du Patrimoine à décerner cette année, il est évident (pour les spécialistes) qu’il aurait dû être attribué à la splendide édition du «Polly and her pals» de Cliff Sterret réalisée par Thierry Groensteen, l’infatigable animateur de cette respectable maison sise à Angoulême. Toutefois, le catalogue de cette dernière propose également quelques BD modernes et surprenantes dues à des auteurs talentueux mais encore méconnus comme Barbara Yelin, Thomas Gosselin ou cet étonnant Anthony Pastor. Se basant sur un récit conforme aux canevas des plus classiques romans ou films noirs, il réussit à créer une atmosphère décalée, fantaisiste et troublante, sur un rythme lancinant de deux images par pages, lesquelles surmontent un texte narratif assez court. Son dessin hyperréaliste, en noir et blanc, participe également à la fascinante étrangeté de cet exercice de style qui s’attache surtout aux élucubrations existentielles d’un privé qui mène l’enquête sur le meurtre d’un certain José Morales. Les éditions de l’An 2 nous annoncent déjà un second livre de cet auteur qui a travaillé, jusqu’à présent, essentiellement dans le milieu théâtral : après ce coup d’essai proche du coup de maître, nous sommes vraiment curieux de lire et de voir la suite de ses travaux !
“ Kabbale T.3 : Automne ” par Grégory Charlet
Editions Dargaud (11 Euros)
Gaël est un dessinateur de BD tourmenté qui aime une fille qui ne l’aime pas et qui aspire à un monde différent. Il semble qu’un esprit maléfique ait profité de son désarroi pour le plonger dans un état de semi-inconscience et qu’il soit le responsable d’un attentat qui a rasé tout un quartier de la ville et tué des centaines de personnes. A la suite de cette catastrophe, il se retrouve debout, enveloppé dans ce qui ressemble à un serpent, au milieu de la foule. Quelques heures plus tard, il se réveille chez une jeune femme prénommée Automne… L’atmosphère particulière de cette oeuvre très personnelle résulte de cet incessant va-et-vient entre le réel et l’irréel, entre ce fantastique débridé et cette description réaliste d’un quotidien bien contemporain. C’est, d’ailleurs, cet habile ancrage dans le monde réel et cette émotion qui se dégage des principaux personnages, le tout soutenu par un dessin efficace (influencé par les mangas) qui font de cette œuvre, poétique, fantastique et engagée, une véritable réussite !
“ Teddy Ted T.1 : Le triangle 9 ” par Gérald Forton et Roger Lécureux
Editions Hibou (12,90 Euros)
Le western «Teddy Ted» fut créé en 1963 par Francisco Hidalgo (alias Yves Roy) pour le dessin et Jacques Kamb pour le scénario. A l’époque, il mettait en scène un jeune cow-boy qui, dès l’année suivante, prenait presque 10 ans de plus en devenant un justicier, propriétaire, avec son frère, du ranch «Le Triangle 9», près de la célèbre ville de Tombstone. L’humaniste Roger Lécureux est alors passé aux commandes d’un scénario classique mais efficace, rempli de références cinématographiques et de seconds rôles forts, brillamment secondé par le graphisme «à l’américaine» de Gérald Forton (souvent sous-estimé, cet excellent dessinateur avait gagné, alors, ses lettres de noblesses avec le «Kim Devil» écrit par Jean-Michel Charlier, série exotique qu’on serait bien avisé de rééditer !). Cet excellent premier épisode, que nous proposent ici les éditions Hibou, fut publié dans Vaillant, de 1964 à 1965 et il comporte 65 planches (plus une page-annonce) : une longueur tout à fait adaptée au style du scénariste qui, hélas, se détériora (tout comme le graphisme de Forton) lors du passage aux histoires courtes et complètes, lorsque l’hebdomadaire devient Pif-Gadget, en 1969. Interrogé sur ce sujet, peu avant son décès (pour mon livre «Avant la case» aux éditions Sangam), Roger Lécureux m’avait répondu ceci : «C’est certainement l’une des plus importantes questions qui se soient posées aux scénaristes de BD ces trente dernières années. Prenons un exemple : dans les années de l’âge d’or, Foster pouvait promener son “Prince Valiant” sur des épisodes de 60, 80 pages ou plus. Quel bonheur pour un scénariste qui peut s’attarder sur des à-côtés intimistes ou donner toute son ampleur à l’aspect épique de sa série. Quelle joie de pouvoir fignoler des personnages secondaires, d’avoir le temps pour soi… Ce qui ne veut pas dire faire des histoires qui traînent en longueur, j’allais dire en langueur ! Ce passage aux histoires courtes a donc fait un grand tort aux scénaristes de BD. Mais pourquoi s’est-il produit ? Il faut se rappeler qu’avec les années 60 s’était amorcé le déclin des illustrés, principaux et même seuls propagateurs de la BD à cette époque, où la télévision parachevait la conquête des foyers français. Dès lors, on compara ou plutôt on opposa héros de BD et héros télévisuels. Pas une semaine ne s’écoulait sans qu’une poignée de lecteurs ne se plaigne du manque de dynamisme de ses héros de papier ! Alors que la TV offrait des aventures complètes bouclées en une demi-heure, la presse BD proposait toujours des séries coupées en tranches qui s’étiraient sur des mois et des mois. Le choix, pour nos chères têtes blondes fut rapidement fait. Quant aux éditeurs, ils crurent trouver la parade avec des récits complets, mais obligatoirement courts compte tenu de la formule hebdo : ce fut l’aberration des récits de 20 pages, 10 pages, voire moins ! Récits d’où ne pouvaient naître de grandes séries populaires : “Rahan” fut peut-être la seule exception, pour des raisons trop longues à rapporter ici.»
“ Chosen : l’élu ” par Peter Gross et Mark Millar
Editions Bamboo (8,90 Euros)
Laurent Turpin vous a déjà dit tout le bien qu’il pensait de ce titre dans l’une de ces chroniques, mais comme il s’agit d’une des premières véritables réussites du label «Angle comics» des éditions Bamboo, j’ai tenu à en rajouter une couche. Même les réfractaires aux comics américains devraient trouver leur compte avec ce thriller fantastique et ésotérique ! Jodie Christianson est un garçon assez dégourdi mais quelque peu réfractaire à l’autorité et guère communicatif avec ses camarades d’école. Jusque-là, pourtant, il n’a pas de problèmes ! Mais tout change le jour où il reçoit un 38 tonnes sur la tête…, et s’en sort étrangement indemne. A partir de ce moment-là, il devient un élève surdoué, les gens le regardent autrement, et il semblerait même qu’il bénéficie de pouvoirs spéciaux. Serait-il le Christ ressuscité ? Le scénario solide et bien construit de Mark Millar («The Authority», «Ultimates»…), sur cette mini-série, en trois épisodes, réalisés pour Dark Horse Books, décrit parfaitement l’ambiance de cette petite ville perdue et les personnages se révèlent crédibles et bien campés. Les amateurs d’intrigues ésotériques seront donc aux anges avec ce petit album que seul le graphisme un peu trop simple et caricatural de Peter Gross pourrait rebuter ; et encore, c’est histoire de pinailler !
Gilles RATIER