« Carnets intimes » de Tronchet : Jean-Claude Tergal c’est lui

Tronchet conserve tout, ses ébauches, ses dessins, ses photos, et surtout une mémoire excessivement aiguë, quasiment physique, de ses tâtonnements passés.

 

 

Heureusement. Sans quoi, ce présent ouvrage aurait perdu sa force, nourrie de cette quantité prodigieuse d’inédits, de toutes ces tentatives maladroites ou avortées qui caractérisent l’oeuvre du premier Tronchet en bd, mais aussi celle de ce touche à tout angoissé qui n’a pas craint de changer de métier pour se faire metteur en scène puis acteur.

 

 

 

            Le mérite de cet ouvrage ne réside pourtant pas seulement dans cette prouesse archivistique et éditoriale. Car il permet avant tout de mesurer l’étendue d’une oeuvre particulièrement variée, et riche d’une véritable philosophie de la vie à l’usage de tout un chacun. Car l’inventeur des immortels Jean-Claude Tergall et Raymond Calbuth (mais aussi plus récemment chez Dupuis de Violine, la petite fille qui lit dans les pensées), cache, dernière un esprit inquiet et une intelligence aiguisée, des trésors de tendresse. Pour qui sait lire au delà de son ironie caustique, parfois féroce, se dégage la personnalité contrastée d’un homme qui sait que la vraie vie n’a rien d’un conte de fées et qu’il ne suffit pas d’essayer pour réussir. Ce créateur aux multiples talents et aux projets ambitieux, est avant tout un observateur écorché et désabusé de lui-même. Ce livre prend alors une forme biographique d’une intensité rare, qui dévoile l’homme autant, voire plus, que l’oeuvre.

 

 

 

            L’oeuvre n’en est pas moins omniprésente. Tronchet revient d’abord sur son admiration d’enfant pour Hergé et ses débuts à copier Tintin (avec quelle maîtrise du trait déjà), mais aussi sur sa brève expérience cinématographique et sur le spectacle qu’il a monté et joué pendant deux années. On découvrira encore une série d’inédits de Roubieux et Safarian, « hymne à la fraternité sociale » (dixit l’auteur), ou comment un homme de pouvoir utilise son intelligence cynique pour se jouer d’un naïf mais intègre prolétaire. Plus qu’un message politique, Tronchet livre ici un message social, une conception des rapports humains qui le définit sans le résumer. Car au fil des pages, par delà des qualités graphiques évidentes dans la capacité à varier les styles (magnifiques portraits de la page 67), c’est d’abord la personnalité de ce polémiste à l’humour décalé, à la verve tendrement féroce et au sens de l’autodérision quasi tragique, qui se dégage. On peut ainsi deviner au détour d’une remarque humoristique, comme l’exhalaison d’une déconvenue douce amère, et reprendre alors toute les créations de l’auteur armé de ce nouveau paradigme né de sa confidence : « Jean-Claude Tergal, c’est moi »?

 

 

 

            Dans ses conditions, les récits de l’auteur ne donnent-ils pas une grille pour décrypter ses expériences ? De fait, les qualités de l’artiste et du créateur rejoignant l’essence profonde de l’homme et, recoupant le vécu de l’individu, s’expriment parfaitement dans deux de ces créations majeures, celles de ces antihéros des temps modernes que sont Jean-Claude Tergal et Raymond Calbuth, véritables alter ego d’une humanité dérisoire. Or, ces personnages ont, chacun à leur façon, fait oublier le rire qu’ils provoquaient initialement. Ainsi, Calbuth, proche au départ d’un Talon au petit pied, se hisse peu à peu au niveau d’un absolu « quasi cosmique » (p. 32), celui de l’infini médiocrité. Quant à Tergal, en prenant peu à peu l’épaisseur de la vraie vie, doté d’une enfance et d’une famille, on le découvre infiniment attachant, finalement plus fin qu’on ne voulait le reconnaître, philosophe de l’échec et de la sublimation. Tronchet, le dit explicitement : « Jean-Claude Tergal, c’est du vécu », celui des « recalés de la séduction ». Ce que nous sommes, avons été ou serons tous à un moment donné, question de temps et de circonstances. Dom Juan et Casanova, celui qui désire et celui qui consomme, ces figures tragiques, n’échappent pas à la règle, celle du réel qui s’impose à la volonté et à l’aspiration. A l’hybris des anciens grecs, à cet oubli démesuré de la condition humaine, Tronchet oppose en rédemption la raillerie salvatrice et réparatrice qui rabaisse la douleur de la honte et de l’échec aux dimensions de la dérision.

 

 

 

            L’auteur exprime-t-il à travers ses personnage, sa propre tentative pour effacer le taraudage incisif de la mémoire et de la lucidité, celle de l’échec sentimental et de l’injuste et résistante médiocrité du quotidien, à laquelle répondent deux attitudes distinctes mais proches : la naïveté de Raymond, celui qui ne doute de rien, ne se doute de rien, et la spontanéité consciente d’elle même, la naïveté malmenée, de Jean-Claude, brutalement rappelé à l’ordre par la cruauté du réel. Celui là est le naïf a posteriori, qui réagit à l’événement et introduit la dimension épique dans un quotidien fait de banale trivialité ; celui ci est le naïf a priori, qui tente le coup et se heurte à l’implacable loi de la fatalité. « On est ce que l’on ne croit plus » pourrait dire Jean-Claude, « on est ce que l’on croit » répondra Raymond.

 

 

 

            Comme le dit Tronchet, « le ridicule ne tue plus, mais il laisse tout de même derrière lui de graves accidentés ». Et pour survivre au quotidien, il faut donc le réinventer pour ne pas périr sur le coup de ridicule, avec l’ironie désabusée et l’infinie patience de ceux qui savent qu’ils n’ont rien à perdre, mais peu de chance de gagner aussi. Il ne reste plus à ces perdants, mithridatisés à la douleur, qu’à réinventer le présent autant que le passé, pour survivre et continuer d’avancer. C’est la formidable leçon que nous livre Tronchet à travers ses deux héros. Ne sont-ils que d’incorrigibles aveugles face à leur triste état ? A moins de voir en eux, à l’opposé et chacun à leur manière, des magiciens de la vie qui, par une mise en abyme de l’acte manqué, invitent à prendre du recul et à sourire de soi, des autres, de la vie. Ces deux héros se hisseraient alors au rang de révélateurs de l’illusoires et de l’incontournable petitesse du vécu ; comme si l’échec, la déception, les ratages, les mesquineries involontaires, qui loin de la méchanceté vraie et de la soif de puissance, se déploient dans l’univers des ratés, des perdants et au final vrais optimistes dont la tendresse résiste à la tentation de l’aigreur née de la déception, étaient inhérents à l’essence même de l’existence. Inutile donc de souffrir, de se lamenter, de regretter, il ne peut en aller autrement. Vivre malgré tout, à cause de cette petitesse justement, ou peut-être bien grâce à elle, celle que les héros de Tronchet, véritables chantres narquois d’un existentialisme mordant, excellent à nous révéler à nous même. Car la vérité s’impose : Jean-Claude Tergal, c’est nous.

 

 

 

Tronchet, Carnets intimes, Fluide glacial, 96 pages, 19,80 euros.

 

 

 

 

 

 

 

 

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